Hans-Joachim Roedelius, originaire de Berlin, est un monument de la musique électronique internationale, comme Kraftwerk et Pierre Henry. Son Å“uvre, discrète, authentique et complexe, influence aujourd’hui la musique ambient et la musique expérimentale contemporaine. Il a inspiré Brian Eno et enchanté David Bowie. Au sujet de l’œuvre de Hans-Joachim Roedelius, le quotidien « Chicago Tribune » évoque « l’un des secrets les mieux gardés du l’histoire musicale du XXe siècle ».
Aujourd’hui, il réside dans les Alpes autrichiennes. Chaque été, il organise à Lunz-am-See, à côté de Vienne, le festival « More Ohr Less » dont cette année verra la onzième édition.
Leçon de musique et de vie à découvrir. Interview inédite en France d’un compositeur puissant, libre et fragile, jusque dans son jardin secret.
PARTIE 1
Quels souvenirs artistiques gardez-vous de votre séjour à Paris dans les années soixante ?
À l’époque, ce n’était pas tellement l’art qui m’intéressait. C’était la vie des gens et le mode de vie de mes patients, parmi lesquels beaucoup d’amis juifs, qui avaient perdu une grande partie de leur famille dans l’Holocauste. Paradoxalement, je constatais un antisémitisme visible dans les milieux de la bourgeoisie, un certain fatalisme chez les Pieds-Noirs qui avaient fui l’Algérie et abandonné leurs biens, le stoïcisme, en particulier l’étrange consentement des clochards face à leur destin, le charme et la beauté des femmes parisiennes.
Bref, la vie, dans toute sa richesse, m’a beaucoup plus construit que l’art, mais c’est exactement pourquoi mon travail artistique diffère sensiblement de celle de nombreux compositeurs contemporains. Le vrai « background » de mon art, c’est la vie elle-même, en aucun cas, l’histoire de la musique, la théorie de la musique, les conventions, les modes, les tendances.
Un compositeur français a-t-il joué un rôle important dans votre approche de la musique ?
Tout d’abord à partir de 1967, j’ai été impressionné par la musique de Pierre Henry et d’Iannis Xenakis, alors que j’étais kinésithérapeute dans un cabinet privé à Paris. Plus tard, quand je suis devenu moi-même musicien, j’ai pris connaissance du répertoire de Francis Poulenc, Erik Satie, Claude Debussy et Pierre Boulez, la musique populaire, notamment les musiques corse et sarde.
Cette musique était fondamentale, pour ma part, au regard de leur particularité et de leur modèle. Pourtant, aucun d’entre eux n’a joué un rôle majeur dans mon propre travail de compositeur.
En tout cas, je n’en étais pas conscient, parce que j’ai dû étudier pour ainsi dire à partir de zéro, apprendre par moi-même les outils et l’art de produire les notes, les sons et les bruits et de mettre en relation l’ensemble. Ainsi, une structure sonore donne naissance à une forme pertinente et à un contenu original, suffisamment clairs pour être compris par un public, pour lequel la matière sonore utilisée est inhabituelle, du moins pas suffisamment « naïve », pour être accueillie par une oreille « non-initiée ».
Avec Christoph H. Müller (Gotan Project), festival « More Ohr Less », 2013
Vous avez un morceau de musique dont vous êtes particulièrement fier. Et pourquoi ?
Oui, il s’agit d’un « pont » fabriqué à la main, sur lequel je peux moi-même apporter une harmonie, à partir d’un « abîme » d’accords et de représentations, et trouver ma propre composition.
Quels synthétiseurs ou quelles « machines » ont révolutionné, selon vous, la musique électronique ?
Vraisemblablement, le Moog, le Buchla, le Synclavier…
Votre synthétiseur préféré…
Je n’en ai plus véritablement, mais j’apprécie uniquement les claviers avec des fonctions de synthétiseurs, comme le Clavia « Nord Stage ».
Avez-vous un son synthétique ou naturel qui vous donne un sentiment de joie ou de douleur ?
Dans les temples au Japon, un coup de gong retentit à minuit pour le Nouvel An à travers le pays. C’est un son pénétrant et intense, comme le son des cloches d’église dans les pays chrétiens. Les tonalités « do », « fa » et « sol », en mode mineur, me plaisent aussi, l’accordéon, le chant grégorien, la voix de ma femme quand elle est de bonne humeur.
Mais je ne peux pas supporter le son strident de machines, tel que la scie circulaire et la musique qui a seulement été composée avec la tête, et non avec le cœur et les « tripes ».
Roedelius, Eno et Moebius, « The Shade », « After The Heat », 1978.
Avez-vous un endroit préféré où vous aimez composer ?
Cela m’arrive souvent dans mon studio sur l’instant.
A quelle heure ?
N’importe quand !
Y-a-t-il un instrument que vous aimeriez encore apprendre ?
Je n’ai pas le temps, mais on ne sait jamais…
Nous connaissons votre pratique de la poésie, ce qui est rare pour un compositeur… Pourquoi avez-vous besoin d’écrire des poèmes ?
Écrire des textes, c’est comme la composition, on compose avec des concepts.
Ce n’est pas une poésie au sens classique, c’est plutôt un dialogue avec soi-même. Beaucoup de poèmes naissent de mon amour pour les rimes. Mais certains sont aussi des aveux et des confessions. Finalement, je ne peux pas et ne veux pas nier l’héritage de mes ancêtres, des prêtres, des prédicateurs et des instituteurs.
Déchiré entre mille illusions
ta quête se cogne dans le labyrinthe de la réalité
tu recherches des buts et des valeurs
plein de désirs tu tournes
dans l’étroit cercle du temps
tu as ton destin et tu forges la destinée
de ton univers avec ta force intérieure
alors
laisse-toi plier sous le vent
tu seras comme l’enfant
regarde le monde
écoute ton cœur
laisse ta sensibilité te guider
au travers de tes découvertes
laisse-toi porter dans ta propre liberté
et avec gratitude fais éclore
le cadeau de ta propre vie
(traduction en français d’un poème inédit par Hans-Joachim Roedelius)
Quels poètes aimez-vous, en dehors de moi, bien sûr ? Et pourquoi ?
Rilke, Meister, Ringelnatz, Novalis, Busch, Rimbaud, Proust, Musil, Tolstoï et beaucoup d‘autres. Chacun pour une raison différente, mais chacun d’eux, car ils « fabriquent » une écriture authentique, et chacun à leur façon. Toi, Nicolas, tu écris en français, une langue que je ne parle pas aussi bien que l’allemand.
Un pas en avant… Comment envisagez-vous le développement de la musique dans le futur ?
À mes yeux, seul le présent compte.
Vous êtes le roi de la musique électronique, quels conseils donneriez-vous à un jeune compositeur pour son avenir ?
Vis d’abord ta vie. Apprends à savoir ce que la vie te réserve comme surprise, et avant tout, il est nécessaire de comprendre le fonctionnement des relations humaines.
Mets-toi au travail, à condition que tu le veuilles. Écoute ta voix intérieure qui, seule, décide le « comment » et le « quoi », mais avant tout le « POURQUOI ».
Interview réalisée et traduite par Nicolas Grenier
Partie 2 de l’entretien avec Hans-Joachim Roedelius à paraître demain dans Profondeur de champs.