Division exclusivement francophone de la maison de disques 3rd side records, le label Entreprise cherche à renouer avec l’âge d’or de la musique française, avec fraîcheur et simplicité. Frédéric Lafayette, Jérôme Echenoz, le producteur culte de TTC et Fuckaloop ou encore les Blind Digital Citizen ont déjà été signé par la maison. Rencontre avec l’un de ses fondateurs.
Entreprise a été monté en 2012 et vous avez déjà signé sept artistes. Qu’est-ce que vous recherchez chez les groupes, comment vous les choisissez ?
On cherche avant tout à être étonné, au sens premier du terme, un coup de foudre en quelque sorte. Il y a tellement de groupes, tellement de propositions, les gens sont submergés par la musique à un niveau tel que si tu n’accroches pas sur un univers particulier – on l’a vu avec Moodoïd par exemple, avec son maquillage, ses paillettes, son univers un peu fou – ça devient difficile de tirer son épingle du jeu. Et pour le faire, il faut créer une sorte de relation passionnelle entre le groupe et son public. Aujourd’hui, on a besoin de choses assez radicales.
Nous ce qu’on recherche avec Entreprise – dans notre démarche d’accompagnement des jeunes groupes, de toute cette nouvelle scène française –, c’est ce côté très contemporain, très « dans son époque », avec de la vitalité. C’est ce qui manquait un peu à la France avant qui avait un côté un peu plus plan-plan, qui oscillait entre chanson française un peu classique et pâle copie de ce que font les anglo-saxons. Nos groupes chez Entreprise, tu aimes ou tu n’aimes pas, mais au moins il y a de la vie, de l’urgence.
Justement, qu’est-ce qui fait la particularité des groupes signés sur Entreprise pour toi ? Ce côté très contemporain ?
C’est avant tout une question de goût, de feeling. On est deux avec Benoît (ndlr : co-fondateur du label) et on est les premiers auditeurs. Soit on trouve ça super, ça nous passionne, et on se dit que les gens vont réagir, soit non. Si nous on a un doute, le public va forcément l’avoir. Le public est encore plus tranché. On se doit d’être les premiers fans de nos groupes.
Qu’est-ce qui fait qu’un groupe français marche à l’étranger ?
Déjà il y a très peu de groupes qui marchent à l’étranger, vraiment très très peu. En ce moment il y a La Femme qui tourne à l’étranger, ce qui est cool, mais c’est dur, ils font des tournées-marathon où ils donnent énormément. Mais avant toute chose il faut avoir un succès commercial en France, ce qui n’est pas gagné.
Paradoxalement, avec Third Side Records qui sortait quasiment exclusivement des groupes français qui chantaient en anglais on a eu très peu de vrais succès à l’étranger alors que depuis qu’on sort des choses en français, ça intéresse plus les anglais, les américains etc parce qu’on arrive avec quelque chose que les autres n’ont pas, on ne se cantonne pas à être des sous-Björk ou Arcade Fire. Il y a un côté un peu exotique, avec le fantasme autour de la France qui joue pour beaucoup. Et le fait qu’ils ne comprennent pas les paroles n’est pas très grave dans la mesure où, si on y pense, la plupart du temps nous en France on ne comprend pas les paroles des chansons en anglais. Il y avait cette idée fixe en France de « on va faire un produit destiné à s’exporter donc il faut que ça soit en anglais » mais au final ce n’est pas comme cela que ça marche.
C’est vrai qu’au fond quand on met cela en perspective, il y a une dimension quasiment absurde à voir que tant de groupes français aient chanté et chantent dans une autre langue que la leur. C’est comme si des écrivains se mettaient à écrire en anglais – sans maîtriser totalement cette langue – sous prétexte de vouloir exporter leurs livres… C’est cette prise de conscience qui a donné naissance à Entreprise ?
La comparaison avec les écrivains est tout à fait juste. Concernant la naissance d’Entreprise, elle est due à un ensemble de facteurs : on sentait qu’on arrivait à une fin de cycle avec les artistes de Third Side, qu’il y avait quelque chose qui clochait. On avait envie d’autre chose, et on avait cet artiste, Fugu, qui avait enregistré son deuxième album en français et on trouvait ça très beau, plus vrai. Les Français te répondent souvent que « c’est de la pop, c’est du rock, les paroles sont moins importantes », mais les gens sont fous ! Pitchfork, à longueur de chronique, ne parle que des paroles. Même NME cite systématiquement les paroles. C’est seulement en France qu’on se dit ça, qu’on prend l’éternel exemple des premiers albums des Beatles mais même le texte de Love Me Do est super bien! La Femme par exemple, ce n’est pas de la grande littérature bien sûr – on n’est pas non plus là pour déclamer des poèmes – mais c’est très bon. Ce sont des vrais textes pop, avec des excellents gimmicks qui correspondent à leur musique.
Pourquoi les Français ont mis autant de temps à chanter dans leur langue ?
Ils l’ont fait avant, c’est une histoire de cycle. J’ai lu un article récemment dans Schnock qui parlait de l’album qu’avait fait Marie-France avec Bijou, un groupe des années 1980, et déjà à l’époque se posaient les mêmes problématiques. Ça fait depuis cinquante ans – depuis que la pop et le rock existent – qu’il y a ce truc un peu ambivalent, et ce dès l’époque des yéyés où ils faisaient des reprises des succès anglo-saxons en français etc. Ça va, ça vient, mais pour moi il y a eu un hiatus dans les années 1990-2000 où à un moment les groupes français se sont dit – je ne sais pas pourquoi – qu’ils allaient chanter en anglais. C’est aussi qu’on achetait beaucoup de disques en anglais : moi par exemple, quand j’étais jeune j’avais 99% de ma discographie en anglais donc quand tu prends une guitare et que tu commences à chanter, la langue qui te vient le plus naturellement est l’anglais.
D’ailleurs dans ton groupe, Cocosuma, vous chantiez en anglais !
Oui, c’est vrai qu’à l’époque on n’écrivait qu’en anglais. Mais bon, nos chanteuses étaient soit anglaises ou suédoises.
Cocosuma, c’est fini ?
Oui, a priori on est parti sur d’autres choses : Antoine Chabert a gagné des Grammy Awards avec Daft Punk, il est ingénieur du son et c’est lui qui a masterisé le dernier album donc il est ultra occupé, et Amanda est en Angleterre. Pour l’instant, ce n’est pas à l’ordre du jour.
Parler de Cocosuma nous permet d’évoquer la genèse de Third Side Records et de cette aventure de label. Tout a commencé avec l’envie de sortir les morceaux de Cocosuma c’est ça ?
C’est ça, j’étais étudiant, donc je ne foutais pas grand chose. On avait Cocosuma et on a eu un sens du timing absolument fabuleux puisqu’on a fini notre maquette juste au moment où la french touch commençait à s’essouffler à la fin des années 1990 et que les gens se rendaient compte que ça avait marché pour Air et Daft Punk mais que ça ne marchait plus. Du coup on ne trouvait pas de label, et avec un pote qui était juriste dans la musique on s’est dit qu’on allait en monter un. Ça a donc commencé comme un « véhicule » pour Cocosuma mais très vite, avec Syd Matters notamment, on a eu cette volonté de devenir un vrai label. A l’époque on ne savait pas vraiment ce que ça représentait, et puis c’était un métier très différent, il n’y avait pas Internet, on commençait à peine à s’envoyer des mails. Les deux projets ont bien marché, on était lancé.
Entre temps il y a eu l’explosion du numérique. Quel rôle ça joue, finalement, dans le lancement d’un groupe ?
Ça aide à faire connaître mais ça a mis par terre l’industrie du disque donc c’est ambivalent. Le problème, c’est que les gens s’attendent à ce que tout soit gratuit : les concerts, le développement, la musique, etc. Ils sont seulement prêts à payer cher pour la superstar du moment. J’ai l’impression que, à l’image de l’économie globale, l’écart s’est creusé entre les “plus riches” et les “plus pauvres”. Avant, le business était assez équilibré, donc si on sortait un bon album, correctement marketé, on trouvait son public et on parvenait à vendre des disques : c’était à peu près normal. Aujourd’hui, ça s’est énormément creusé et 99% des groupes passent inaperçus, tandis que le reste rafle la mise.
Paradoxalement, cela dit, ça a aussi fait sauter quelques barrière et aidé certains groupes à s’en sortir. Peut-être que le numérique a permis de renforcer une certaine forme d’originalité, parce qu’avant il y avait un véritable filtre de la part des labels et des majors dont on peut tout à fait se passer aujourd’hui. Maintenant, tout est horizontal et quelqu’un qui ferait quelque chose de très original dans sa chambre peut tout se faire remarquer sans partenariats ni aides.
Mais après oui, avant de gagner de l’argent avec le live par exemple, il faut attendre d’avoir un certaine notoriété, et donc accepter de jouer des petits concerts et premières parties, pour un cachet qui ne couvre pas toutes les dépenses, les frais de déplacements, etc… Via internet, les gens sont curieux et prêts à se passionner pour des groupes mais il y a ce côté un peu cruel où c’est vrai qu’il faut être le premier pour rafler la mise, il n’y a pas toujours de médaille d’argent ou de bronze dans ce marché.
Il y a un an, vous avez organisé un évènement au Trabendo, vous prévoyez quelques choses pour vos 2 ans ?
Bon, on triche un peu, on a dû fêter quatre fois notre anniversaire l’an dernier (rires). Comme un vrai anniversaire que tu fêtes avec tes copains, puis ta famille et le reste… Oui, on refait une soirée gratuite justement, au Trabendo le 4 juillet avec Grand Blanc, les Blind Digital Citizen et Juniore et l’Entreprise système de son aux platines.
Ils ont l’air chouettes ces concerts gratuits, mais finalement, comment faites-vous pour vivre chez Entreprise ?
Très bonne question ! On a en fait plusieurs activités qui se recoupent. Le label, c’est la partie purement artistique qui nous sert un peu de vitrine, mais à côté, on fait de l’édition bien sûr, on a aussi une activité plus commerciale de musique à l’image, principalement publicitaire. Le studio nous sert comme outil de production mais on le loue aussi. Toutes ces activités nous permettent d’arriver à un certain équilibre.
De la musique publicitaire, c’est-à -dire que vous la produisez vraiment, ça n’est pas seulement de la synchronisation ?
Non, pas de la synchro, ça on ne peut pas le prévoir dans un business plan. Avant, les marques prenaient un peu plus de risques, elles étaient prêtes à tenter des synchro avec des morceaux encore peu connus mais aujourd’hui elles s’intéressent de préférence aux groupes qui ont un tube, un succès, et elles achètent quelque part l’image du groupe. Et comme ce type de succès ne peut pas se prévoir, faire un travail de commande à l’image est plus rentable et prévisible.
Donc ce studio, il est là à des fins artistiques et économiques…
Ce studio fait un peu partie de l’histoire du label : quand on a monté Third Side, c’était dans ma chambre, plus un studio qu’une chambre d’ailleurs. Il y a toujours eu ce côté Motown. Entreprise est un peu un pied de nez parce qu’aujourd’hui, monter un label, c’est tout sauf une entreprise, ça consiste plutôt en du mécénat, un projet entre copains… Mais derrière ce nom un peu clin d’oeil, il y a aussi une volonté très premier degré de revenir à de la production de musique comme la Motown pouvait le faire, avec des auteurs-compositeurs, des interprètes à chaque étages, le studio intégré, ce genre de choses. On essaie de créer une famille comme ça,  nos artistes collaborent entre eux, certains écrivent des paroles pour les autres ou réalisent des clips… On aime cette notion de « fabriquer de la pop », mais dans le bon sens du terme, avec une réelle volonté artistique derrière. L’idée est d’amener les artistes au point où ils sont prêts, artistiquement et du point de vue du public, à sortir un album. C’est le cas avec Moodoïd là par exemple. Mais sortir un album reste une aventure assez folle et risquée. Ca n’est pas du tout aussi rationnel que de construire je sais pas moi, une table ou une chaise par exemple. Quand tu bosses dans la musique, tu ne peux pas te dire “ah tiens, voilà les prix du marché, je sais combien je peux gagner”.
Dernier sujet sur lequel nous aurions aimé que tu réagisses, c’est Fauve. Est-ce que tu aurais aimé les signer ?
(Rires) C’est marrant quand on dit Fauve, il faut toujours qu’il y ait le verbe “réagir”. On ne peut pas en parler, il faut toujours qu’on réagisse.
Ecoutez, un jour, Adrien Ballot, un DA et réalisateur avec qui on bosse et qui nous a fait découvrir la Femme et Blind Digital Citizen (ndlr : deux groupes signés sur Entreprise) arrive et nous parle de Fauve. Au début, on n’était pas complètement fan mais on a écouté leurs démos, on est allés les voir en concert. On leur a dit qu’on aimait bien deux de leurs morceaux, les plus pop en fait, mais les autres, plus revendicatifs, social, slam, on les aimait moins donc on discutait. Enfin voilà , on a mis un peu de temps, et puis on jour on s’est dit qu’il y avait vraiment quelque chose. Donc on va les voir à la Maroquinerie pour leur parler et là , il y avait tous les labels, quasiment en train d’agiter des contrats. Avec Benoît, on n’avait pas du tout vu ça venir, donc on s’est dit qu’on laissait tomber. Et puis finalement ils n’ont signé avec personne, ils ont fait leur truc tout seul et c’est ça que je trouve vraiment intéressant dans leur projet. Ça fait bouger les lignes.
Pour terminer, tu peux nous parler de l’actualité d’Entreprise ?
Oui, en juin Juniore sort son deuxième 45 tours. Et Moodoïd un nouveau single tiré de son album prévu pour fin août., on est très excité, Pablo a un talent assez dingue. Puis une toute nouvelle artiste, Julia Jean Baptiste sort début juillet son premier single, Confetti, un tube de l’été façon Entreprise, ça parle de fête. Après c’est Grand Blanc dont on vient de sortir un titre Samedi la nuit, un nouveau single des Superets…
Entretien réalisé par Paul Grunelius et Mathilde Saliou