C’est par l’intermédiaire de l’inépuisable Lexo7 (de Chroniques Electroniques puis swqw.fr) qu’un dimanche oisif, les Buyukberger Variations d’Emanuele De Raymondi sont arrivées jusqu’à mes esgourdes ébaudies ; et l’alchimie fut instantanée. Mélancolie subtile, dépassement des genres, naturalisme musical car musique ancrée dans une réalité spatiale et sociale (bien loin de la tentative peu concluante d’Alfred Bruneau à la fin du XIX siècle) ; une succession de louanges me venaient à l’esprit tout en soulevant une interrogation immédiate : comment un artiste si puissant et statutaire pouvait-il être à ce point confidentiel voire inconnu ?
C’est après un concert proposant une nouvelle formation (trio, en compagnie du saxophoniste basse Marcello Allulli et de la chanteuse/pianiste Selen Gülün) dans une petite salle de la périphérie romaine que j’ai pu rencontrer Emanuele de Raymondi.
Ultimo Domicilio (Full Video) from ZerOKilled Music on Vimeo.
Pouvez-vous expliquer en quelques mots le projet Ultimo Domicilio, sorti en mai dernier ?
Il s’agit d’une mise en musique de cinq photographies de Lorenzo Castore. Les cinq morceaux portent le titre de la ville où se trouve le dernier domicile qu’ils illustrent : Finale en Italie, Sarajevo, Cracovie, Fontenay et Brooklin. La musique que j’ai composée peut sembler plus âpre à l’écoute que mes travaux précédents, c’est parce qu’elle évoque l’exile, les guerres.
Les photographies de Lorenzo et ma musique ont été rassemblées grâce à une animation de Daniele Spano’, c’est un projet pluridisciplinaire unissant différentes formes de création contemporaine.
Je vous ai découvert grâce aux Buyukberger Variations (octobre 2012), comment cette collaboration est-elle née ?
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La rencontre avec Oguz (Buyukberber) s’est justement faite grâce à Selen avec qui j’ai joué ce soir ; c’était à Istanbul.
Ensuite, nous avons décidé de travailler ensemble et nous devions enregistrer dans un studio à Berlin. Cela n’a pas été possible et nous avons donc fait l’album dans un grand appartement loué à côté, et c’est peut-être ce qui a permis toute la singularité sonore de l’album.
C’est l’espace qui façonnait le son, on ouvrait la fenêtre pour que le bruit de la ville ou la pluie s’insère dans notre musique. A part ces sons extérieurs, la présence de white noises, aucun effet n’a été utilisé. Tout ce que vous entendez vient des instruments au moment de l’enregistrement ou de la post-production.
Ultimo Domicilio et les Buyukberger Variations sont tous les deux sortis sur le label ZerOKilled Music, basé à New York, mais qui accueille d’autres artistes italiens très intéressants comme Valentina Fanigliulio (mieux connue sous les noms de Phantom Love, Mushy ou Tribalism). Pourquoi travailler avec cet mystérieux label américain italophile ?
En fait ZerOKilled Music n’a d’américain que le siège et le nom. Il a été créé par Costanza (Francavilla) qui est également artiste et rassemble quelques italiens qui ont le goût du DIY (do it yourself) et un certain lien avec la musique électronique, sans qu’ils se connaissent forcément entre eux. Mais il y a aussi des Américains comme Kevin Hufnagel.
Justement as-tu un lien fort avec d’autres artistes italiens ? Certains aspects de ta musique peuvent faire penser à une influence de musiciens comme Luigi Nono (Liebeslied, La Victoire de Guernica ou La fabbrica illuminata) ou Valerio Tricoli (La Distanza par exemple). Et pourquoi penses-tu qu’une grande partie cette nouvelle scène italienne s’exile ? (Tricoli, Luca Mortellaro de Lucy, Neel, Dozzy, etc.)Â
Tout à fait, ce sont des noms importants pour moi, même si personne ne connaît Luigi Nono.
Beaucoup d’artistes italiens font un travail très intéressant en ce moment, nous avons un rôle important dans l’innovation musicale. Mais paradoxalement, si l’Italie a de bons musiciens et compositeurs, elle a une grande carence en production et distribution. Ce qui fait que je suis plus connu en France ou en Amérique que chez moi (même si après un long séjour aux Etats-Unis je suis de nouveau basé à Rome). L’Italie a des grands artistes exilés. Forcés à l’exil, même.
Ce soir, tu as joué avec un autre musicien italien, Marcello Allulli, ainsi qu’une artiste turque. Comment ce trio est-il né, et votre musique revendique-t-elle une âme méditerranéenne ?
Effectivement, on peut dire que notre musique a pris de la Méditerranée le sens de la nostalgie ou de la mélancolie dans la mélodie.
Par exemple : le morceau Passacaglia, en hommage au genre né en Italie au XVIIème, mais qui s’est ensuite répandu dans toute l’Europe avec des appropriations nationales (le ground ou la chaconne).
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Nous sommes tous les trois passés par le Bercklee College of Music de Boston mais à des moments différents. Je connais Marcello depuis des années, nous avons collaboré depuis le début des années 2000. Selen, je l’ai rencontrée en 2010, et fait de la musique avec elle aussi. En fait, nous avions tous les trois joué avec chacun des deux autres, donc c’était assez logique que l’on se retrouve sous la forme d’un trio. A partir de septembre prochain nous allons faire une tournée ensemble en Turquie et probablement enregistrer un album.
Pour toi, la musique ne se limite pas au cadre restreint du disque et du concert : tu as également composé la bande originale de Waves de Corrado Sassi, participé à des installations multimédia à la Biennale de Venise, fait des compositions pour le théâtre… A l’avenir, continueras-tu ce travail d’extension du domaine de la musique ?
Oui, je vais poursuivre ce décloisonnement. Je travaille sur deux nouveaux films, l’un de Pietro Marcello, l’autre de Lavagna. Je vais aussi continuer à faire des installations, des animations avec Lorenzo Castore. Et récemment quand j’étais à Sydney on m’a même proposé de faire un opéra. (Rires)
Dernière question : j’ai trouvé sur internet un morceau intitulé Ambra 1 que j’ai beaucoup aimé. Quel regard portes-tu sur tes anciens travaux et pourquoi ne pas l’avoir publié ?
C’est justement un des seuls vieux morceaux que j’aime encore ! Effectivement ça serait pas mal de rassembler les Ambra en disque…
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La discussion se poursuit ensuite avec quelques bières, en compagnie des amis de « Lele » car dans quelques heures il aura trente huit ans (et l’Italie affrontera l’Angleterre). Merci pour cette rencontre à Emanuele de Raymondi, artiste simple et talentueux.
Entretien réalisé et traduit de l’italien par Arthur Godard