Il y a des sons qui soignent. Ce vendredi dernier, au Sunset, rendez-vous était pris avec le Docteur Lonnie Smith, le légendaire organiste enturbanné, venu prescrire son dernier album, The Healer. Une consultation très spéciale, entre grand sabbat du groove et show de prestidigitation. Récit d’une épiphanie.
Ça a commencé par une prière.
Semblant confondre son clavier avec un tapis de prière, Turbannator (c’est son surnom) a apposé en silence son front aux touches, tout entier dévoué à je ne sais quel « Je vous salue Marie », ses gestes chorégraphiques paraissant composer les parties d’un rite qu’il aurait lui-même inventé.
Une demie-minute de silence. Un soupir primordial et matriciel, qui calme.
Une fois cette formalité méditative accomplie, la main du Dr. Lonnie s’élance. Administrant parcimonieusement les notes bleues, il ne manque jamais d’omettre les suites de notes que l’on attendait, jouant a minima. Avec un peu d’imagination, on le verrait presque manier voluptueusement l’invisible bride de ses doigts, arborant des sourires de dominateur sadomasochiste et des grimaces de conducteur de char romain triomphant. Lonnie jou(it)e du soupir, sous-pesant chaque note dans son poids plein. Il manipule précautionneusement l’orgue, comme un artificier méticuleux équilibrerait les dosages d’un tube à essai de nitroglycérine. Le groove est là : dans tout ce qu’il aura réussi à retenir, constitué de toutes les notes qu’il sera parvenu à se retenir de pisser. Ce type est une cocotte-minute humaine, qu’on voit expulser par les trous de nez des vapeurs imaginaires.
Forte et simple, la couleur est déjà là .
S’en suivront deux sets d’élévation perpétuelle, en lévitation continue à bord du tapis volant du Dr. Turbannator.
Conversation avec mon ami imaginaire
Le corps de ce derviche tourneur déguisé en organiste (ou inversement) est parcouru par intermittence de fous rires sans raison, dont il semble le seul à connaître la cause. Se bidonnant ex-nihilo, on dirait bien que Dieu lui-même lui souffle une blague de fesses à l’oreille. Et voilà le secret : Dr. Lonnie entend plus loin. Ses petits yeux plissés vers une inconcevable ligne bleue des Vosges sonore paraissent capter cinq sur cinq les ondes de quelque fréquence FM olympienne.
C’est bien ce qui vaut chez un musicien : non pas ce qu’il peut jouer, mais jusqu’où il entend, le territoire de son ouïe. Et à ce jeu-là , Dr Lonnie excelle, n’ayant d’autre maître que son oreille. Tout se passe comme si Dr. Lonnie obéissait aux ordres d’un singe invisible, actionnant en ramoneur joyeux les leviers et pistons de son “ogre” Hammond, comme autant d’opérations incantatoires. Au grand dam de ses partenaires, le génie de la lampe s’immobilise donc quelques fois au beau milieu d’un morceau en fermant les yeux pour battre la mesure de symphonies imaginaires, avant de reprendre à la fin de la grille, comme si de rien n’était… Celui-là entend si loin qu’il ne se donne même plus la peine de jouer, finissant ses solos en ultrasons. Pris d’extase à plein temps, le vieux fou a déménagé au 33ème étage. Explosant les grilles d’accords, se perdant dans d’interminables préludes, levant à heure fixe les bras au ciel, le vieillard s’envole sur place, condamnant ses partenaires à le regarder d’en bas avec un petit sourire résigné.
Aux ordres du singe mélomane qui lui sert de partition intérieure, Lonnie ose tout, s’affranchissant des codes et des styles. Il navigue génialement à vue : sous ses doigts d’alchimiste, My Favorite Things se métamorphose en objet musical non-identifiable, à mi-chemin entre la bande-son de film d’horreur et le poème symphonique Wagnérien.
Mais là où le set prend des allures franchement bibliques, c’est lorsque, délaissant brutalement l’orgue, comme sous l’effet d’un puissant narcotique, et semblable à Lazare sortant de son propre tombeau, le vieux monsieur se redresse pour brandir sa canne dans les airs. Une canne d’où surgissent d’étranges sons et dont on finit par comprendre qu’elle n’est autre qu’un Theremin. Sous le regard d’une assistance tétanisée, le charmeur de serpent improvise alors un solo surréaliste de funk en tapotant sur le métal de sa canne, pareil à l’image rendue vivante d’un dessin ésotérique de carte de tarot. Il nous achève avec ce dernier tour de magie.
« On en aura eu pour notre argent. »
Pierre Jouan