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On reste perplexe : comment le roman le plus lu de l’époque a-t-il pu passer inaperçu ? être si mal évalué ? ou rester incompris ?
Le snobisme a rejeté un phénomène de société, un supposé coup marketing, et les films, par leur existence même, ont coulé les livres ; – si on peut sortir le héros du texte, comment croire à la nécessité du texte ?
Mais avançons une hypothèse de plus. À un moment donné de l’histoire de la littérature, il y a des avant-gardes quasi officielles et d’autres qui le sont moins. Pensez à Voltaire, quasi officiel, par rapport à Rousseau, qui ne l’était pas ; à Hugo par rapport à Baudelaire ; à Sartre par rapport à Beckett. Souvent, ça correspond à l’écart d’une génération.
Où en était-on avec les avant-gardes officielles quand Harry Potter a surgi ? Allait-il dans le même sens que les plus hautes créations de son époque, ou dévalait-il la pente de la médiocrité ? Comme Harry Potter est né du côté de la « littérature quelque chose », en l’occurrence de la sotte fantasy, comme il a eu le succès que l’on sait et qu’il ne ressemblait pas aux meilleurs romans des années 1980 et 1990, il a mécaniquement échappé à l’attention des critiques avisés ; et on a tenu pour allant de soi que son auteur ne saurait être comparée aux plus grands.
Qui étaient les grands créateurs de l’époque ? – Thomas Bernhard en Autriche, quoiqu’il fût déjà mort, Marguerite Duras et Alain Robbe-Grillet en France, Philip Roth et Paul Auster aux États-Unis, Aharon Appelfeld en Israël, Mario Vargas Llosa au Pérou, J. M. Coetzee en Afrique du Sud et, peut-être, Salman Rushdie à Londres, Orhan Pamuk en Turquie, Carlos Fuentes au Mexique…
Et qu’écrivaient-ils ? – Tantôt des autofictions qui renversaient les vieux poncifs sur l’identité (L’Amant, Le Miroir qui revient, Cité de verre, Opération Shylock, Les Derniers Jours de Corinthe), tantôt des romans plus novel que romance (hormis Les Versets sataniques et Christophe et son œuf), réalistes donc ; des romans qui s’attaquaient à des problèmes encore pendants, comme la coexistence de races, ethnies, nations, communautés de croyants, qui en sont venues à se haïr, à s’agresser (Les Versets sataniques, Neige…), à s’enliser dans des formes d’emprise sadomasochiste (Opération Shylock, Disgrâce) ; des romans qui définissaient le Crime comme origine de nos sociétés, ce crime pouvant être la dictature (La Fête au Bouc) ou l’apartheid (Disgrâce) ou le nazisme (Extinction) ou la Shoah (Opération Shylock, Histoire d’une vie).
Traitant de certains de ces titres dans L’Âge d’or du roman (Grasset, 1996), Guy Scarpetta précisait qu’un grand roman « contemporain », – il tenait à cet adjectif, – se reconnaît à ce qu’il « explore un territoire inconnu de l’expérience humaine, invente ou renouvelle la forme narrative, rend indissociables ces deux aspects ».
Harry Potter illustrait-il cette triple ambition ?
Relevant du romance, – roman d’aventure et conte merveilleux, – il tombait sous l’accusation de gratuité. C’était un divertissement, lequel, dit Bourdieu, fait diversion : il détourne des vrais problèmes. Même sous l’angle de l’imagination, Mrs Rowling se montrait moins baroque que Rushdie ou Fuentes. Tout juste pouvait-on relever que Robbe-Grillet, dans des pages d’ailleurs ratées où il dialogue avec Wagner, avait renoué avec les origines médiévales de l’art romanesque ; mais il ne semblait pas que Joanne Rowling eût quoi que ce soit à nous dire sur l’activité étrange qui consiste à raconter des histoires ; écrire des livres n’avait pas l’air de la tourmenter, ni de lui inspirer beaucoup de questions.
En fait, Tu quoque J. K.…
Dans son livre aussi, tout sort du Crime, du massacre des Potter en l’occurrence ; un crime qui ressortit au meurtre en série, mais aussi à l’assassinat politique qui annonce la dictature, au crime raciste, – Lily étant née moldue, – à une sorte de sacrifice humain qui évoque les sectes ; un meurtre à l’antique, inspiré par une prophétie, – comme celui de Métis, la mère d’Athéna, avalée par Zeus qui craignait pour son trône, – et pourtant un meurtre bien de notre temps.
Dans son livre aussi s’affrontent, – avec des allusions au Ku Klux Klan, à Hitler et Unity Mitford, source possible de Bellatrix Lestrange, à Al-Qaida, – les tenants du sang pur et les champions du métissage. En outre, l’auteur met en garde contre la presse, y compris la presse dite sérieuse, et contre la haute administration, surtout l’inspection pédagogique. Elle appelle à la vigilance, à la résistance, face au stalinisme sournois qui s’est insinué dans les rengaines, autrefois libératrices, du libéralisme. À travers Rita Skeeter, Dolores Ombrage, Lucius Malefoy et Cornelius Fudge, elle fait le procès des élites. Elle propose des élites de rechange, avec Hermione du côté du savoir et de l’engagement, avec Fred et George du côté de l’innovation et de l’entreprise, puisqu’en bonne Britannique, elle ne voit nul inconvénient à ce que les gens créatifs et travailleurs gagnent bien leur vie.
Par la voix d’Hermione, son livre s’inscrit à gauche, les Weasley fournissant, avec le plus gros bataillon électoral, les attendus de la pensée, – une pensée à rafraîchir, puisque le sort des elfes ne les choque pas, puisqu’ils ne poussent pas la tolérance jusqu’à admettre que Percy passe à droite, puisque Molly veut couper les cheveux de son fils Bill, de peur, je suppose, qu’il passe pour gay.
En même temps, l’auteur rejoint des esprits inquiets qu’on classe à droite, Alain Finkielkraut par exemple. Comme lui, elle prône « le silence, la solitude et la lenteur », les trois conditions sans lesquelles il n’y a pas d’ascension intellectuelle – revoyez Harry épluchant, comme s’il faisait son hypokhâgne, les annotations du prince de Sang-Mêlé, – ni d’ascension morale. Bien sûr, on a besoin de résistance, d’échange et d’action, son livre le montre assez ; mais Harry s’égare dès que, s’agissant de Rogue par exemple, il laisse le champ libre à sa subjectivité. Un message – inactuel – du bouquin, c’est de rétablir la verticalité : la vérité s’atteint par l’objectivité et il y a des hiérarchies. La romancière qui n’a écrit ni autobiographie, ni autofiction, ni même quelque tribune dans les journaux pour asséner son opinion sur les tragédies en cours, dit que le « Moi, je », ça suffit ! Chez Gide et Proust, il y a un siècle, le « je » était nouveau, hardi au point d’effrayer Wilde, et il émancipait ; mais ce n’est plus, chez les Malfoy, que de la complaisance narcissique, de la hargne militante et, comme leur nom l’indique, de la mauvaise foi.
Ce livre qui, de prime abord, semble n’avoir d’autre but que d’amuser, divertir, faire rêver, entend donc instruire, édifier ; et la fin donne deux leçons de plus. On y voit les Malefoy à la merci des vainqueurs endeuillés, qui ne les lynchent pas ; et on y voit Harry se défaire de la baguette de sureau. Alors on comprend ce qu’implique « faire la paix » : qu’on renonce aux délires de la toute-puissance et même à la justice ; qu’on honore ses morts, qu’on ne les venge pas.
Contrairement aux Roth, Rushdie, Coetzee et autres Bernhard prestigieux, J. K. Rowling s’adresse d’abord aux adolescents, – un choix qui a nui à son texte, alors qu’il aurait dû lui valoir la gratitude des honnêtes gens, puisqu’il est bien évident que seuls les plus jeunes conservent encore une chance de bâtir un monde meilleur… Le livre les aide d’ailleurs à grandir, non pas en dévalorisant les sorciers ou en réhabilitant les moldus, mais en enrichissant un genre par un autre, le roman d’aventure par le roman d’apprentissage, la pensine étant l’emblème de cette réorientation, puisqu’elle donne accès à la Connaissance, et l’exige.
Ainsi Mrs Rowling a-t-elle bien fait œuvre de pédagogue, comme le prescrivait Nabokov ; elle a fait le départ « entre les vraies et les fausses valeurs morales », comme le souhaitait Halperin ; elle a même, en posant d’emblée les Dursley qui « détestaient l’imagination », tenté de sélectionner ses lecteurs…
Discrètement, via Hermione qui fonce à la bibliothèque, via les jumeaux Weasley qui inventent d’amusantes farces et attrapes, via Luna qui persévère dans ses fictions, via Rogue qui nuance l’art d’élaborer de subtiles potions, via Dumbledore qui puise dans une magie aussi ancienne que Sophocle, les évangiles ou Chrétien de Troyes, via Hagrid qui fait du cœur un art, – ou, a contrario, via Gilderoy Lockhart et Rita Skeeter, deux Narcisses qui méprisent la vérité, – via enfin les cours de Défense contre les forces du Mal, dans la mesure où de tels cours, s’il en existait, associeraient inévitablement la littérature, la psychanalyse et l’histoire, J. K. Rowling a semé d’éclairantes indications sur l’art d’écrire.
Surtout, en suivant pas à pas un adolescent, elle a exploré « un territoire inconnu de l’expérience humaine ». Sans doute disposait-on de David Copperfield (1850), de L’Île d’Arturo (1957), de La Ville et les chiens (1963), au moins pour parler des garçons, mais son livre apporte des lueurs nouvelles. Dickens avait montré le garçon qui avance, Elsa Morante le garçon qui rêve, Vargas Llosa les garçons entre eux et, si j’ose dire, au vestiaire. Avec Harry, si loin qu’on soit de l’autofiction, le texte reste hanté par la relation à soi, – à commencer par la relation du garçon à ses parents, avec ce paradoxe qu’il ne les a plus, mais qu’il ne pourra se donner une identité sans établir la leur. La généalogie des frères Peverell lui apprend qu’il est cousin de l’Ennemi ; son anabase s’achève quand il peut, pour le vaincre, se vaincre, – accepter la mort pour le détruire en lui-même. Au passage, J. K. Rowling a étudié ses rapports avec d’autres adultes, Lupin notamment, des rapports dont elle retient surtout la fécondité, à rebours de toutes les criailleries sur l’âge bête et méchant.
Au total, elle a bien découvert une part secrète de l’homme, renouvelé – avec la synthèse du romance et du novel, avec le traitement de la durée, – la technique narrative, et lié le tout, – au point de nous révéler que l’adolescent, plus que l’adulte, est par excellence un héros de roman, puisque c’est lui qui change le plus en le moins de temps, au gré d’avatars imprévisibles ; – et c’est sans doute pourquoi les héros des plus grands romans (Valmont, Darcy, Adolphe, Vautrin, Heathcliff, Emma Bovary, Charlus, etc.), quelque âge que l’auteur leur attribue, semblent toujours avoir quelque chose d’immature.
Dans son ambition d’égaler les plus grands, J. K. Rowling a dû méditer le discours de William Faulkner (1950) : « les problèmes du cœur de l’homme en conflit avec lui-même (restent) le seul matériau qui puisse produire de la bonne littérature » ; et elle a entendu son injonction : « Le devoir du poète, de l’écrivain, c’est (d’) aider l’homme à endurer en élevant son cœur, en lui rappelant le courage, l’honneur, l’espoir, l’orgueil, la compassion, la pitié et le sacrifice qui ont fait sa grandeur dans le passé. » Pas un seul de ces mots ne manquent à Harry, pas une seule de ces valeurs n’aura été oubliée par sa créatrice.
Si bien qu’à la fin, Harry Potter méritait beaucoup de titres fameux ! Il pouvait s’intituler L’Odyssée – comme Ulysse arrivant à Ithaque, Harry retrouve sa famille, non pas au sens où James et Lily ressusciteraient, mais au sens où il fonde une famille, – ou Œdipe roi, puisqu’il doit identifier ses parents, – ou Perceval ou le Conte du Graal, – ou Discours sur l’origine et les fondements (du Mal) parmi les hommes (et en soi-même), – ou Orgueil et Préjugé, puisque Harry réhabilite Severus Rogue comme Elizabeth Bennet réhabilitait Mr Darcy, – ou Les Illusions perdues – sur James, Sirius, Dumbledore, sur Ron, qui démérite quand même un peu, – ou Moby Dick, avec Voldemort dans le rôle du cachalot, – ou À la recherche (non pas) du temps perdu (mais) du passé caché, – ou Cent ans de solitude, sauf que tout grand roman, comme la vie elle-même, pourrait s’intituler Cent ans de solitude.
Enfin, on peut le comparer aux Trois Mousquetaires, dans la mesure où Harry est un peu le d’Artagnan de notre temps. Ils accomplissent en gros le même chemin : d’Artagnan était un jeune homme optimiste, qui apprenait à vieillir dans Vingt ans après et Le Vicomte de Bragelonne ; Harry est un enfant qui apprend à grandir. Grandir comme vieillir suppose d’enterrer des gens et des illusions, certes ; ça exige aussi de maintenir des principes ! Comme d’Artagnan, Harry porte un système de valeurs ; il nous apprend à choisir, à tenir, donc à vivre. Les deux systèmes disent d’ailleurs la même chose : que la démocratie a besoin de noblesse, c’est-à -dire d’honnêteté, de courage et de dévouement ; – Hermione ajouterait : de travail, de savoir et de recherche. C’est un modèle, et les modèles ne passent pas de mode.
Voilà pourquoi je m’obstine à parler d’œuvre d’art. Éteint le succès, Harry Potter peut trouver sa juste place, celle du classique : tout le monde l’ouvre au moins une fois ; les moldus le referment assez vite ; les problématiques foisonnent ; il faut le lire et le relire. Pour reprendre le mot de Sartre sur Madame Bovary, c’est « un livre comme il y en a peu » ; et, pour reprendre un mot de Stendhal, il s’adresse « To The Happy Few », c’est-à -dire, précise Stendhal, à « ceux qui sentent les arts ».
François Comba