Pensées éparses d’un rabat-joie, Abel CASTEL, Max Milo, juin 2014, 125 pages
« Ils ont bien de la chance, les enfants : ils plaisent aux femmes. »
« Ma vie est un no woman’s land. »
« L’amour aussi a ses indigents, ses nécessiteux. Ceux-là sont dans le désir comme d’autres dans le besoin. »
Michel Houellebecq
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Aphorisme (n. m.) :
Littré : Sentence renfermant un grand sens en peu de mots.
Dictionnaire de l’Académie française (huitième édition, 1932-1935) : Sentence énoncée en peu de mots.
Petit Larousse illustré (1987) : Maxime énoncée en peu de mots.
Ebats (n. m. pl.) :
Littré : 1- Mouvements folâtres du corps 2- Passes-temps, divertissements
Dictionnaire de l’Académie française (huitième édition, 1932-1935) : Action de s’ébattre (ndlr : se donner du mouvement en pleine liberté pour se détendre, se divertir).
Petit Larousse illustré (1987) : Mouvements folâtres, détente joyeuse : prendre ses ébats
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En peu de mots, provoquer un mouvement ravi de l’intellect, une détente joyeuse de l’esprit, qui puisse faire germer du sens, si possible du grand sens. La gageure est posée. Joindre le « peu » au « grand » : ce ne peut être qu’affaire verbale.
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« D’impuissance, il laissa tomber son sexe. »
« Désertion conjugale : cela fera bientôt dix ans que mon épouse ne se présente plus au rapport. »
« Je suis un incompris, comprenez-vous? »
Pierre Desproges
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Pour faire s’ébattre l’aphorisme, mieux vaut alors savoir choisir ses mots (c’est un truisme). Faire du « peu » une vertu. Car on ne vous pardonnera pas d’être prolixe, bavard, logorrhéique. Car on ne vous pardonnera pas d’être trop long, prosaïque (à cet exercice, le thésard est perdu d’avance). Car on vous demande de séduire, de faire valoir vos charmes – bref d’appâter la conscience inattentive. Pour séduire, mieux vaut n’en pas trop faire, au risque d’effrayer.
Pour faire s’ébattre l’aphorisme, mieux vaut ensuite savoir « briser le langage » (A. Artaud), s’évertuer à distordre les normes du verbe, s’attacher à faire vibrer les mots. Car on ne vous pardonnera pas de ne pas faire mouche, de sonner creux, de faire dans le topos. Car on ne vous pardonnera pas de ne pas réussir à surprendre par un évangile verbal incongru et interrogateur. Car on vous demande de séduire, de faire valoir vos charmes – bref d’appâter la conscience inattentive. Pour séduire, mieux vaut ne pas tout dévoiler dès la première approche, au risque de ne plus intéresser.
L’aphorisme est une ciselure chantante, une vibration destructrice rigoureusement canalisée. L’aphorisme est une sur-conscience critique (et joueuse) du langage. L’aphorisme est une séduction (verbale).
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« Il a la préoccupation majeure des hommes d’un certain âge : l’allongement de la durée de vit. »
François Villon
« Car en amour, l’accessoire peut devenir primordial. »
Gaspard Proust
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L’aphorisme est par essence éparse. Obole glanée dans un champ au moyen d’une poêle à frire, il est hors-contexte : l’archéologue peut en dire peu de choses. Ne reste plus qu’à jouir de l’obole comme d’un fragment atomique, qui se suffit à lui-même. On sait alors la puissance de l’explosion de l’atome.
Il est ainsi assez vain de théoriser un recueil d’aphorisme – comme on le fait souvent pour Nietzsche -, du moins cela ne l’épuise aucunement. Il s’avère en effet qu’on peut lui faire tout dire, en relevant ce qui intéresse une interprétation (ce qu’on tord dans tous les sens pour le faire coïncider avec son moule) et en mettant le reste de côté – telles étaient les procédures de ceux qui croyaient démontrer la nullité de l’oeuvre de Nietzsche en exposant ses liens avec le nazisme.
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« Le père, quand il n’était pas dans son assiette, c’est qu’il était dans son verre. »
« J’ai une haute opinion de moi et le courage de mes opinions. »
« A mon père je dois d’avoir connu ma mère. »
Coluche
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L’auteur d’aphorisme n’est pas théoricien – théologien, métaphysicien ou autre phénoménologue -, il est joueur. Les mots qu’il manipule lui explosent entre les doigts, sans qu’il sache où la chaîne peut le conduire.
Mais qui oserait l’accabler, sous prétexte qu’il a allumé la mèche pour dynamiter le langage? Il faut être bien triste, au fond, pour ne savoir plus jouer, en passant du rire aux pleurs. Ce rire en pleurs, si cher à Villon, est salvateur. Il signe l’entrée dans une oscillation ludique où les valeurs basculent, où les certitudes s’ébranlent.
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« Je leur ai demandé mon chemin. Ils m’ont indiqué le leur. »
« Il n’y a d’irrésistible que ce qui nous résiste. »
« Il faut s’avoir se contenter de ce qu’on n’a pas. »
Pascal
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Que faire alors, pour le lecteur confrontée à un recueil d’aphorismes, si la théorisation est interdite? Ne reste plus qu’à s’ébattre. Par ses mouvements folâtres au gré des explosions atomiques, le lecteur peut alors créer des chaînes de cohérence, des réseaux de compréhension. Tout en dynamitant ses certitudes, il peut jouer à réinventer du sens, tel l’enfant, en passant d’un aphorisme à un autre (comme le bambin, incapable de focaliser son attention sur l’unique, qui passe d’un hochet à un autre).
Après tout, il n’y a pas que les enfants qui jouent. L’érotisme, fût-il langagier, est affaire d’adultes.
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« C’est fini : les fossoyeurs ont remonté les cordes ; je suis mort et enterré. Enfin, je touche le fond. »
« L’instinct de conversation : Il y en a qui, pour un oui ou pour non, sont prêts à vous déclarer la conversation. »
Cioran
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Houellebecq, Villon, Desproges, Pascal, Proust (Gaspard), Coluche, Cioran. Appel hétéroclite, certes (Gaspard Proust n’a, pour l’instant, qu’un illustre homonyme), mais quel appel ! Manqueraient Rabelais, Nietzsche, La Rochefoucauld, La Bruyère, Valéry, Wilde et autres Schopenhauer. Tous s’inscrivent dans une longue lignée de joueurs, qui – dans leur temps – ont, à différents niveaux d’achèvement, contorsionné la langue pour la faire parler aphoristiquement, pour la faire avouer ce qu’elle se refuse à dire dans son usage ordinaire. En pressant les mots, ils ont tenté de dégager un suc essentiel, qui est concentré de pensée.
Mais ce jeu ne leur appartient pas, il appartient au langage, c’est-à -dire à tout être doué de parole (et de ludisme). En matière d’aphorismes encore plus qu’en matière de littérature, il ne saurait y avoir véritablement d’auteur, étouffant le sens d’une bonne parole, d’un bon mot – garant (au sens juridique) d’une courte combinaison verbale. L’aphorisme est à tout le monde, à tout ceux qui veulent bien contribuer à le torturer, pour contribuer à faire de si « peu » quelque chose de si « grand ».
Houellebecq, Villon, Desproges, Pascal, Proust (Gaspard), Coluche, Cioran. Sans doute n’avez-vous jamais vu les aphorismes cités ci-dessus dans les oeuvres des uns et des autres. Ce n’est pas étonnant : s’ils sont le fruit des uns et des autres, ce ne saurait en effet qu’être en vertu d’un « plagiat par anticipation » (Pierre Bayard). Car ce ne sont pas eux qui les ont écrits. Ils sont, en réalité, le fruit du jeu d’un certain Abel Castel – pseudonyme ou pas -, qui a bien voulu les recueillir à l’orée de la parole dans un recueil exquis et déroutant intitulé Pensées éparses d’un rabat-joie. C’est bien là que nous les avons recueillis, en fantasmant différentes influences.
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Puisque, dans un régime où l’auteur est roi, il faut rendre à César ce qui est à César, on ne résiste pas au plaisir d’en donner quelques derniers qui nous ont semblé à tous points extrêmement difficiles à attribuer à un autre que celui qui les a consignés (sans doute parce qu’ils combinent admirablement l’éternel au transitoire, en faisant preuve d’une grande profondeur de vue dans la modernité) :
« Elle et moi, à dire vrai, nous n’avions que les transports en commun : et nous voici au terminus. »
« S’il m’arrive, exceptionnellement, de placer un mot en société, c’est au Scrabble® que je le dois. »
Abel Castel
Elias Burgel
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P.S. : On s’excuse de ne pas respecter, par commodité, le travail graphique que le lecteur prendra plaisir à découvrir dans le recueil.
« A mon père je dois d’avoir connu ma mère. »
deviendra par exemple
« A mon père
je dois
d’avoir connu ma mère. »
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P.S.2 : Nous prenons soin de préciser que les (trop) nombreux aphorismes cités ci-dessus ont été relevés sur la moitié du recueil Pensées éparses d’un rabat-joie, et qu’ils sont extrêmement loin d’épuiser toutes les surprises d’un recueil de 125 pages dont la densité est proportionnelle à sa virtuosité. Dans la seconde partie du recueil, le lecteur trouvera notamment des aphorismes vertigineux sous forme de micro-dialogues ou de courtes définitions paradoxales et / ou vertigineuses présentées comme dans un dictionnaire.