« Pourquoi il faut lire : … » est une chronique littéraire qui veut replacer la beauté texte au centre de la critique. Il y est forcément question d’analyses, d’explications, de résumés, mais ce ne sont que des moyens au service d’une seule cause : donner l’envie à des lecteurs de découvrir un roman. Un roman qui peut être plus ou moins récent, plus ou moins actuel, plus ou moins connu. La littérature est aussi affaire d’intimité, ces avis ne se veulent pas objectifs. Ils veulent simplement tenter de partager une passion.
C’est l’histoire d’un chinois richissime qui accoste une petite fille de quinze ans qui porte un chapeau, en 1930, sur un bac qui traverse un bras du Mékong. Oui, mais cette petite fille, c’est Marguerite Duras. Et ça donne L’Amant. Publié en 1984 aux éditions de Minuit, il reçoit le Goncourt la même année.
C’est étrange l’effet que fait cette écriture, elle semble naturelle, elle est musicale, elle coule de source, quelque part. Le roman commence par « Un jour, j’étais âgée déjà  », comment ne pas vouloir continuer à lire. S’ensuit la description du visage de Duras, par Duras, et c’est beau : « Très vite dans ma vie il a été trop tard. À dix-huit ans il était déjà trop tard. Entre dix-huit ans et vingt-cinq ans mon visage est parti dans une direction imprévue. À dix-huit ans j’ai vieilli. Je ne sais pas si c’est tout le monde, je n’ai jamais demandé. » Et de finir par « J’ai un visage lacéré de rides sèches et profondes, à la peau cassée. Il ne s’est pas affaissé comme certains visages à traits fins, il a gardé les mêmes contours mais sa matière est détruite. J’ai un visage détruit. » Duras a avoué qu’elle était fière de cette dernière phrase, « j’ai un visage détruit », et on la comprend.
On sent en lisant que Duras a écrit sous l’influence de l’inconscient, les mots lui sont venus instinctivement. C’est pour cela que je parlais d’une « écriture qui coule de source ». En lisant, on sent les respirations, le rythme, et même les hésitations (« Dans les histoires qui se rapportent à mon enfance, je ne sais plus tout à coup ce que j’ai évité de dire, ce que j’ai dis, je crois avoir dit l’amour que l’on portait à notre mère mais je ne sais pas si j’ai dit la haine qu’on lui portait aussi et l’amour qu’on se portait les uns aux autres, et la haine aussi, terrible […] »). François Nourissier nous conseille de lire les plus beaux passages du roman à haute voix, et il a bien raison. Marguerite Duras nous livre le secret de son style : « je ne m’en occupe pas », dit elle dans une interview avec Bernard Pivot. « Je dis les choses comme elles arrivent sur moi », elle rajoute en faisant instinctivement un geste de la main vers son visage, sans s’en rendre compte. Elle réalise son geste et complète : « je fais le geste, oui, c’est ça ». Elle parle d’une écriture qui l’attaque et l’aveugle. « Je pense des mots, beaucoup de fois, c’est comme si l’étendue de la phrase était ponctuée par la place des mots et que par la suite, la phrase s’attache aux mots, les prend, et s’accorde à eux comme elle le peut ». Elle parle d’une écriture « presque distraite », qui « court, pressée d’attraper les choses plutôt que de les dire ».
Dans ce livre, Duras s’interroge. Sur son enfance, son vieillissement, sa mère, ses frères, sa sexualité, son écriture même. Les passages avec l’amant sont d’une sensibilité inouïe, et dans ces passages, parfois, le « je » devient « elle », comme si Duras se voyait, était spectatrice de ses souvenirs, et encore une fois, c’est juste. Dans le roman, on va de souvenirs en souvenirs, suivant une chronologie qui n’est pas temporelle mais plutôt, je dirais, sensible : Duras aborde les éléments quand ils viennent à elle, comme ils viennent, et paradoxalement l’histoire n’en paraît que plus cohérente.
Un passage sur sa famille, page 66 : « Jamais bonjour, bonsoir, bonne année. Jamais merci. Jamais parler. Jamais besoin de parler. Tout reste, muet, loin. C’est une famille en pierre, pétrifiée dans une épaisseur sans accès aucun. Chaque jour nous essayons de nous tuer, de tuer. » Lisez et relisez cela, à haute voix, en vous laissant porter par la scansion, en marquant les pauses où il y en a et en lisant d’une traite quand il n’y en a pas : c’est alors de la poésie en prose. Je prends l’exemple de « Tout reste, muet, loin. » ; elle aurait pu écrire « Tout reste muet, loin ». Mais c’est précisément la virgule entre « reste » et « muet » qui donne le bon rythme, et donc la puissance aux mots, qui fait que la phrase est bouleversante de vérité.
« Je lui dis que je suis dans une tristesse que j’attendais et qui ne vient que de moi. Que toujours j’ai été triste. Que je vois cette tristesse aussi sur les photos où je suis toute petite. Qu’aujourd’hui cette tristesse, tout en la reconnaissant comme étant celle que j’ai toujours eue, je pourrais presque lui donner mon nom tellement elle me ressemble. »
Je cite beaucoup, tout simplement car l’œuvre de Duras, je pense, ne s’explique pas, elle se dit. Et c’est en écrivant ces phrases, et vous en les lisant, que j’espère donner à ceux qui n’ont pas lu ce roman l’envie de le lire d’urgence.
Ce qui est magnifique, c’est cette impression à la fin du roman : l’impression de connaître Marguerite Duras. Duras partage véritablement l’émotion qu’elle ressent en écrivant ces lignes, en se remémorant les passages de sa vie. L’émotion est transmise par l’urgence des phrases, par les répétitions, par les mots qui, parfois placés à un endroit précis dans la phrase, ont cent fois plus d’effet qu’à leur habitude. Denis Roche disait de ce roman qu’on ne peut le résumer, comme il est impossible de raconter un poème. On ne peut que citer alors : « L’air était bleu, on le prenait dans la main. »
Ce qui fait la force de ce récit, c’est peut-être aussi ses silences : Marguerite Duras laisse comme dans la plupart de ses romans de la place pour l’imagination. Elle l’encourage même. Dans La maladie de la mort, c’est encore plus flagrant, tout y est suggéré, et l’auteure utilise « vous » tout le long du texte, on se sent forcément concerné. Dans L’Amant, c’est plus subtil, puisque c’est un récit autobiographique. Mais des phrases pourtant précises laissent de la place pour les phrases qui ne sont pas dites. Le texte d’une Å“uvre n’est qu’une part de cette Å“uvre ? Si c’est le cas, L’Amant est peut-être un chef-d’œuvre. À chacun d’en juger.
Edgar Dubourg
Un Commentaire
Oui je suis d’accord avec le fait que Duras livre quelque chose de très personnel dans ce livre. Ses tripes en quelque sorte.
Mais à titre personnel, je n’ai pas été spécialement touchée par le roman. Elle ne nous donne pas envie de s’attacher à elle (c’est tout à son honneur!).
Mais puisque je n’ai pas réussi à m’attacher à elle, je n’ai pas été touchée.
Pour ce qui est de sa manière d’écrire, j’aime beaucoup, c’est très spontané.