« Pourquoi il faut lire : … » est une chronique littéraire qui veut replacer la beauté du texte au centre de la critique. Il y est forcément question d’analyses, d’explications, de résumés, mais ce ne sont que des moyens au service d’une seule cause : donner l’envie à des lecteurs de découvrir un roman. Un roman qui peut être plus ou moins récent, plus ou moins actuel, plus ou moins connu. La littérature est aussi affaire d’intimité, ces avis ne se veulent pas objectifs. Ils veulent simplement tenter de partager une passion.
Un roman de la rentrée littéraire 2014. Dans la Vallée de la Solitude picarde, au XIXe siècle, une paysanne de treize ans met au monde une petite fille dans la forêt, avant de mourir. L’orpheline, nommée Franceska, se découvre un don en grandissant : celui de pouvoir entendre et reproduire à la perfection tous les sons de la création… les voix… les chants… les cris des animaux… TOUT. Elle peut même produire un son mortel pour l’homme — une arme redoutable.
Voilà comment ça commence : « D’épouvantables rafales secouaient les feuillages avec la fureur des automnes tôt venus aux cieux gonflés de nuages ventrus, elles faisaient craquer les branchages et les troncs jusqu’en leur cœur, renversaient les arbres affaiblis par l’âge ou la maladie. » Une écriture classique (dans le bon sens du terme bien sûr, c’est à dire digne des classiques), poétique et redoutablement efficace.
Le roman, c’est la vie de Franceska. Et c’est passionnant. Dans une époque plongée dans l’obscurantisme, Franceska doit se battre pour vivre, ou plutôt pour survivre. Clavelle, le Chanoine, souhaite la mort de l’orpheline car son existence peut nuire à ses intérêts. Paul De Mey, le maître du spiritisme, exploite le don de la jeune fille pour duper ses clients. Guillaume veut venger son fils qui est mort de la voix de Franceska. Et cette dernière se prend d’amitié pour Sinclair, un scientifique suisse qui a mis au point le « paléophone », l’ancêtre de notre dictaphone. Vous imaginez, la première machine à enregistrer les sons, quelle surprise ça a été à l’époque. La réflexion est très intéressante, elle commence dans le roman comme cela :
« La voix de Socrate disait sûrement plus et mieux que le recueil écrit de sa parole, celles de Bouddha et de Jésus plus et mieux que les récits de leurs vies, le jeu de Jean-Sébastien Bach plus et mieux que ses notations et le chant d’Homère plus et mieux que L’Iliade. Le papier a conservé les pâles traces de musiques, de chants, de paroles qui bouleversèrent ceux qui les entendirent. Qu’aurions-nous senti, pensé, éprouvé si nous avions été capables d’entendre la voix de Gautama, de Platon, de Jésus, de Mahomet ou même, oui, le chant d’Orphée ? Sans doute y a-t‐il deux humanités, celle qui n’a pu retenir la voix des Anciens et qui a forgé d’innombrables légendes à leur propos, et nous, pour qui les paroles de tous les grands hommes, présents et à venir, sont à jamais préservées. La plus chanceuse n’est peut-être pas celle que l’on croit. »
La rencontre entre une femme à la voix magique et une machine extraordinaire (pour l’époque) capable d’enregistrer les sons : sur fond de trame « policière » qui donne au roman du suspense et qui offre aux lecteurs des rebondissements jubilatoires, c’est une rencontre qui fait des étincelles — et qui ne plaît pas du tout aux autorités religieuses, cela va sans dire.
Quand l’auteur, Jean-Marc Moura, raconte ce que Franceska entend, c’est sincèrement magnifique — et ça fait réfléchir sur ce que nous pourrions percevoir mais que nous n’entendons pas car nous ne sommes pas assez attentifs aux sons qui nous entourent :
« Pour Franceska, les cadavres parlaient, la pierre des statues était traversée de rumeurs, la lumière même avait une voix, que ce fût celle de la chandelle ou de l’électricité. Elle nageait dans une mer vibrante, faite d’ondes et de modulations infinies. »
« Un jour, elle entendit un vieux poirier énorme et noir craquer si étrangement qu’elle l’écouta pendant des heures. »
« Aucun bruit ne lui échappa, la rosée qui gouttait le long des feuilles, le vol des oiseaux dans les ramures, leurs chants et leurs gazouillis, le creusement des taupes sous la terre, le glissement des lézards ou des serpents, la cavalcade des cervidés et le bourdonnement des insectes. Et puis le ruissellement des eaux souterraines, les grognements des porcs sauvages, le frôlement des renards dans les feuillages, les griffes des écureuils agrippés à l’écorce. Dans le lointain, par-delà le souffle du vent à la surface des étangs, le friselis des ruisseaux et le coassement des grenouilles, elle devinait le bruit régulier de la manufacture, la cloche de l’église, les aboiements des chiens et le sifflet d’un train perçant le rugissement de la locomotive. »
« Lorsqu’un bruit inconnu se présentait, elle tournait la tête, tendait l’oreille droite, la gauche, elle le mémorisait puis s’empressait de le reproduire pour s’en assurer la possession. À sept ans, elle était capable d’imiter n’importe quelle sonorité, du vent dans les arbres au claquement d’une porte, du braiment de l’âne au chant du passereau. »
Dans le roman, on trouve ça et là des extraits du journal tenu par Franceska, dans lequel le personnage raconte ce qu’elle a vécu, ce qui nous donne sa perception personnelle et intime des évènements. Cela rend l’histoire de Franceska réelle et concrète. En lisant, on se demande si son don est finalement si surnaturel, on en vient même à trouver ce pouvoir plausible ou même « normal », clair, évident :
« Un jour, à Laon, j’ai entendu des œuvres de Jean-Sébastien Bach jouées à l’orgue. Tous ces contrepoints m’ont fait le même effet qu’une leçon de géométrie : c’était symétrique, rigoureux, ingénieux sans doute, mais la nature est plus riche et généreuse. Autant vouloir réduire le ciel à une grille de mots croisés ! Il paraît que certains instruments de musique chinois s’appellent “libellule se posant sur l’eau” ou “cigale frissonnante se plaignant de l’arrivée de l’automne”. Je ne les ai jamais entendus, mais c’est beaucoup plus proche de la musique dont je rêve. Tous les chants, toutes les œuvres musicales qu’on m’a fait entendre n’étaient qu’un point dans l’immensité sonore que j’explorais. »
Les pouvoirs de Franceska sont quand même impressionnants :
« Si quelqu’un lui parlait, il suffisait de quelques instants pour qu’elle sût ce que la personne avait en tête. »
« Avec les années, elle apprit à utiliser toute la gamme des sons qui séduisent, se perfectionnant jusqu’à savoir exactement comment éveiller tel sentiment chez ses interlocuteurs, grâce à une inflexion ou à une légère cassure de la voix à l’instant opportun. »
Tout cela nous fait tourner les pages (vraiment) très rapidement, on veut en savoir plus sur la vie passionnante de cette femme extraordinaire (et des personnages qui l’entourent, tout aussi envoûtants). Mais finalement, une intrigue nous passionne plus que les autres : le mystère de ce que Franceska appelle le « son enchanté ». Le cri que tout humain lance deux fois dans son existence : à sa naissance et à sa mort. Un son qui, selon Franceska, possède « la puissance d’une énorme déflagration dont la beauté [annule] tous les autres. »
Et on veut alors, comme elle, comprendre. Et on se laisse entraîner par l’écriture élégante de Moura. Et on lit la dernière phrase sans réaliser qu’on a déjà finit le roman. Et… on en redemande.
C’est un livre que je garde sur ma table de nuit. C’est un livre, selon moi, qu’on relit, qu’on feuillette pour parcourir ses passages préférés, qu’on conseille à tous ses proches pour « avoir une idée, même infime, même vague, des territoires inconnus qui encerclent [notre] existence. » (les mots de Franceska — enfin de Moura).
Edgar Dubourg