Verlaine est réputé pour son charme, un charme qui serait comme tombé du ciel sur un clochard plutôt gentil, mais ivrogne et léger. Un texte au moins suggère que cette image masque la vérité : un art conscient de lui-même, inspiré sans nul doute, mais aussi fort méthodique. Voici le poème :
Art poétique
À Charles Morice
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De la musique avant toute chose,
Et pour cela préfère l’impair
Plus vague et plus soluble dans l’air
Sans rien en lui qui pèse ou qui pose.
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Il faut aussi que tu n’ailles point
Chercher tes mots sans quelque méprise :
Rien de plus cher que la chanson grise
Où l’Indécis au Précis se joint.
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C’est des beaux yeux derrière des voiles,
C’est le grand jour tremblant de midi,
C’est, par un ciel d’automne attiédi,
Le bleu fouillis des claires étoiles !
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Car nous voulons la Nuance encor,
Pas la Couleur, rien que la nuance !
Oh ! la nuance seule fiance
Le rêve au rêve et la flûte au cor !
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Fuis du plus loin la Pointe assassine,
L’Esprit cruel et le Rire impur,
Qui font pleurer les yeux de l’Azur,
Et tout cet ail de basse cuisine !
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Prends l’éloquence et tords-lui son cou !
Tu feras bien, en train d’énergie,
De rendre un peu la Rime assagie.
Si l’on n’y veille, elle ira jusqu’où ?
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Ô qui dira les torts de la Rime ?
Quel enfant sourd ou quel nègre fou
Nous a forgé ce bijou d’un sou
Qui sonne creux et faux sous la lime ?
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De la musique encor et toujours !
Que ton vers soit la chose envolée
Qu’on sent qui fuit d’une âme en allée
Vers d’autres cieux à d’autres amours.
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Que ton vers soit la bonne aventure
Éparse au vent crispé du matin
Qui va fleurant la menthe et le thym…
Et tout le reste est littérature.
« Art poétique » a paru, sans dédicace puisque Verlaine ne connaissait pas encore le critique Charles Morice, le 10 novembre 1882, dans la revue Paris-Moderne. Il a été repris, avec la dédicace cette fois, en 1885, dans le recueil intitulé Jadis et Naguère.
Verlaine écrivit « Art poétique » en avril 1874, ce qui correspondait au bicentenaire de L’Art poétique, long poème classique de Nicolas Boileau (1674), si connu pour son éloge de Malherbe :
Enfin Malherbe vint, et le premier en France
Fit sentir dans les vers une juste cadence :
D’un mot mis en sa place enseigna le pouvoir,
Et réduisit la Muse aux règles du devoir ;
Par ce sage écrivain, la langue réparée
N’offrit plus rien de rude à l’oreille épurée ;
Les stances avec grâce apprirent à tomber,
Et le vers sur le vers n’osa plus enjamber.
Avril 1874 : Verlaine a écrit ce poème en prison.
Le 10 juillet 1873, alors qu’il séjournait à Bruxelles avec sa mère et Rimbaud, Verlaine, qui s’était équipé le matin, tira deux coups de revolver sur Rimbaud et le blessa au poignet gauche. Il le conduisit à l’hôpital, puis le menaça derechef. Rimbaud se réfugia auprès d’un agent. Verlaine fut arrêté, interrogé, fouillé ; sa chambre aussi. On y trouva le Sonnet du trou du cul, que les deux amis avaient écrit en collaboration. Alors le juge fit examiner Verlaine par deux médecins. Ils lui attribuèrent un « pénis court et peu volumineux », ainsi qu’un « anus » qui « se laisse dilater assez fortement », et conclurent à des « habitudes de pédérastie active et passive ». (D’après le Journal d’Edmond de Goncourt, 18 avril 1886 et 8 février 1891, seul Rimbaud, ce « génie de la perversité », était passif.)
Interrogé à son tour, Rimbaud tenta de disculper son amant ; il renonça même à sa plainte.
Le 8 août, Paul Verlaine fut condamné à deux ans de prison, jugement confirmé en appel le 27. Le 25 octobre, il fut transféré à la prison de Mons. Il en sortit le 16 janvier 1875. Les autorités belges l’expulsèrent aussitôt.
Le texte est polémique. Avec ses neuf strophes et ses vers de neuf syllabes, cet « Art poétique » est conscient d’apporter du neuf.
Au vu de l’incipit, « De la musique avant toute chose », Verlaine aurait voulu répondre à un article du sieur Blémont sur ses Romances sans paroles, article paru dans Le Rappel et intitulé : « C’est encore de la musique. »
Verlaine répond aussi à la doctrine des « mots-diamants » – rares, précieux, poétiques en eux-mêmes, – illustrée par Théophile Gautier dans Émaux et Camées (1852), à celle de la rime riche, qui s’énonce dans le Petit Traité de poésie française de Théodore de Banville (1872), à la préciosité des Parnassiens…
Verlaine s’adresse ici à un poète inconnu, peut-être un débutant. Il l’apostrophe, le tutoie, le conseille : « Tu feras bien… », lui parle avec autorité comme le prouvent les impératifs : « préfère… Fuis… Prends l’éloquence et tords-lui son cou ». Surtout, il forme des vœux : « Que ton vers soit… »
Il applique d’ailleurs à son propre texte les principes qu’il édicte : « Art poétique » pourrait se fredonner. C’est bien de la musique, presque de la chansonnette. À deux ou trois mots près, le vocabulaire est des plus simples : pas de préciosité, ni d’archaïsmes, ni de jargon ; pas d’argot non plus. La rime est pauvre, mais pas négligée, et tout le texte est écrit en rimes embrassées. Le plus frappant, c’est la rigueur du rythme : la césure après la quatrième syllabe (sauf aux vers 15 et 36) ; l’absence de rejet et d’enjambement qui accentue l’impression d’un texte direct et facile. Les images se comprennent sans effort.
Cela dit, la construction est savante. D’emblée, d’un vers, Verlaine pose sa thèse : « De la musique avant toute chose ». Puis il donne quelques conseils pour y parvenir. Aux vers 7 et 8, il ajoute une explication ; comme il se doit, elle est annoncée par un deux-points ! Au quatrième quatrain, il indique ses motivations : « Car nous voulons… » Ailleurs, il justifie son point de vue : « qui font pleurer les yeux de l’Azur ». Ce qui lui paraît crucial, il le développe, – et ce sont les protestations, non contre la rime, mais le manque de sagesse, la surenchère…
Surtout, avec les deux derniers quatrains, il réalise un chef d’œuvre, une poésie pure, où tout est trouvaille, rêverie, grâce, émotion…(Verlaine s’était laissé convertir par l’aumônier de la prison. Ça se sent dans la charité qui anime le cinquième quatrain. Mais le huitième suggère que, cherchant « d’autres cieux », il n’avait pas pour autant renoncé à trouver « d’autres amours »…)
Il s’octroie le dernier mot. Du « Et tout le reste est littérature », la postérité a fait une sentence. À coup sûr, « littérature » signifie ici bavardage prétentieux, glose grotesque, pesant académisme, texte sans âme ou sans cœur ou sans grâce ou sans tripes. Mais peut-être ce mot désigne-t-il aussi des proses d’une qualité plus haute, insuffisante encore : romans, essais et reportages.
Pour en finir avec la polémique, notons que Stéphane Mallarmé a répondu dans un sonnet anglais en heptasyllabes, paru dans Le Figaro du 3 août 1895 ; il se termine par ce distique :
Le sens trop précis rature
Ta vague littérature.
Mallarmé reprend les mots de Verlaine – « vague », « Précis », « littérature » – pour confirmer « Art poétique ». Il approuve le vers d’ « Azur » et « la chanson grise », toute en nuances, de Verlaine.
François Comba