Cet entretien a été à l’origine réalisé en 2011 pour  le webzine SoldOut. Tous les mérites et droits reviennent à ce webzine, aujourd’hui disparu. Profondeur de champs le publie aujourd’hui, à l’occasion du triomphe de “Cemetery of Splendour” au festival de Cannes 2015.
Avec « Oncle Boonmee », Palme d’Or 2010, le réalisateur Thaïlandais Apichatpong Weerasethakul, brille maintenant au firmament du septième art. Nous avons rencontré l’homme et l’artiste.
En 2000, dans votre film « Mysterious object at noon », vous donniez déjà une large place à l’improvisation (avec un cadavre exquis notamment), à la rupture narrative, à la dislocation de la chronologie et à des contextes déstructurés. On retrouve cette tendance à travers toute votre œuvre. Est-ce un acte de résistance, face à la religion de la cohérence, si présente aujourd’hui au cinéma ?
J’essaie de ne pas penser à d’autres œuvres cinématographiques quand je travaille, sauf dans le cas d’« Oncle Boonmee » qui est un hommage à d’autres films. En réalité c’est plus de réactions spontanées, de personnes, de lieux, de mes sentiments et de mes souvenirs qu’il s’agit. Pour moi la vie est en désordre. Ce chaos retranscrit dans les films doit refléter notre façon de penser. C’est peut-être de là que vient cette idée d’inconsistance structurelle.
Même question pour le rythme. Vos films sont contemplatifs, très lents, les plans étirés –à outrance pour certains. Est-ce aussi un acte de résistance ? Ou peut-être votre démarche est-elle totalement hermétique aux autres œuvres de notre temps ?
Non, je ne pense pas. Il y a beaucoup plus. Dans mes films, ce sont mes émotions et mon être. Cela a peut-être un rapport avec le rythme de mon enfance. Selon moi les plans ne sont pas trop étirés. Si c’était le cas, je les aurai coupés bien sûr. Ma notion du temps est différente de la vôtre.
Après tout, vos films ne sont-ils pas résolument sexuels (je pense à la scène du poisson-chat dans « Oncle Boonmee ») ; ou du moins, tendus vers la compréhension irrationnelle du désir ?
Oui c’est certain, même si le sexe n’est pas le plus important. Mon travail, mes films, mes installations vidéo ont différentes formes d’expression. Ce sont des contemplations de mes souvenirs. Et le sexe en fait partie. Il doit être représenté.
Dans « Oncle Boomee », on voit longuement une scène de dialyse. Vous avez aussi réalisé « Tropical Malady » et « Syndrome and a century ». Et vos parents étaient médecins. Comment expliquez-vous ce rapport si étroit qu’entretient votre œuvre avec la maladie, la guérison ? Sont-ce des images de la précarité de l’existence ; des voies d’exploration de la frontière entre la vie et la mort ?
Une fois de plus, je pense que c’est lié à mes jeunes années, à mon expérience. Je choisis l’idée de frontières : la vie et la mort, le public et l’intime mais aussi les frontières entre les pays et les races. C’est une question très importante en Thaïlande ainsi que dans d’autres endroits dans le monde bien sûr. Mais là où je vis en Thaïlande, il y a beaucoup de racisme, on crée des frontières à l’intérieur du pays pour se séparer de nos voisins et il y a aussi des frontières entre différentes classes sociales. Donc ça prévaut dans mon travail.
La poésie, le mythe, la mythologie devrais-je dire, sont très présents dans votre œuvre. Vous semblez être sans cesse à la recherche de l’énigmatique, du mystérieux. Pouvez-vous comprendre que votre travail –sur les vies multiples, les âmes plurielles, l’irrationalité des existences- soit parfois difficile d’accès pour un grand public, notamment occidental ?
Non, je pense que mon œuvre est très universelle. Je suis fasciné par la méthode scientifique à l’heure actuelle, les scientifiques ne peuvent mesurer ou prouver tous ces mythes ou ce qu’on appelle le surnaturel. La chose la plus importante pour moi en ce moment est le secret et les capacités de l’esprit, l’univers parallèle et le temps. Ce sont des questions vraiment pertinentes dans le processus de réalisation de films. Comment le public expérimente-t-il tout cela? Vous savez, nous avons toutes ces théories sur l’univers parallèle, mais ce n’est pas quelque chose que l’on ressent aussi physiquement. Donc j’attends de mes films qu’ils puissent au moins transmettre certains sentiments et faire référence à tout cela, quel que soit le pays dans lequel il est regardé.
Diriez-vous que vous êtes un homme de votre temps (vous lutter contre la censure, vous vous êtes engagé après le tsunami et vos films sont toujours une confrontation de la tradition avec la modernité) ou que vivez sous l’épais feuillage de la jungle thaïlandaise ?!
Je suis assez introverti. Je fais des films, c’est tout. Donc, les mouvements de protestation auxquels je participe et cette soi-disant résistance ne sont pas du tout de l’activisme à mes yeux. C’est plus personnel en ce qui me concerne.
Qu’auriez-vous aimé faire si vous n’aviez pas été cinéaste ?
Je voulais être fermier ou vétérinaire.
Comment expliquez-vous cette reconnaissance si unanime de votre œuvre (la cinémathèque de Toronto considère que « Syndromes and a Century » est le meilleur film de la décennie par exemple), cette palme d’Or aussi ? Ce succès vient-il de cette puissance méditative et de cette impression que l’on touche à l’essence des choses dans vos films? Donnez-nous une raison.
Si je pouvais trouver une raison, ma vie serait plus facile (rires). Non, ma vie serait ennuyeuse. Eh bien, je ne sais pas. Mes films sont une transformation de moi-même et de mes convictions profondes. Alors peut-être que les gens s’identifient à cela à moins qu’ils ne recherchent de l’individualisme dans cette mer de répliques que nous rencontrons tous les jours dans les films grand public. Chacun voit les choses différemment, il y a plusieurs façons d’apprécier mon travail.
Propos recueillis par Quentin Jagorel
(Un grand « Merci » à Apichatpong Weerasethakul et son assistant Sawit pour leur disponibilité et leur gentillesse.)