Je retrouve Flavien Berger dans un rade perdu au fin fond de Bastille. Live, blues, psychédélisme, trip, acid, pop, profondeur, collectif, expérimentation, arts, recherche… Voici quelques-uns des thèmes abordés durant mon long entretien avec ce jeune prodige apparu sur les radars de la musique française il y a tout juste un an.
Profondeur de champs : Quel est ton processus d’écriture ? On peut dire que tu as un certain art du maniement des mots, as-tu une culture de la « chanson » ?
Flavien Berger : Des processus d’écriture, en ce qui me concerne il y en a plusieurs : d’abord il y a les mots que j’aime bien, que je mets de côté dans un cahier. Je les ressors parfois pour composer des phrases ; ces mots m’inspirent des univers, des ambiances, qui sont un vivier de création pour moi. Ça peut être des phrases que je vais répéter en multi-syllabique en gardant le maximum de syllabes qui sonnent de manière similaire. Il y a aussi beaucoup d’improvisation.
Les morceaux qui composent mon EP et mon album sont au départ une sélection de plein d’improvisations, de recherches, au niveau des mélodies, des chants, des paroles. Je garde parfois l’improvisation telle quelle. Rue de la Victoire en est une par exemple, il y avait dès le départ ce que je voulais dire ; les effets du soleil sur la vitre après la pluie, ça me fascine depuis toujours donc je me suis dis que j’allais en parler, ce phénomène existe partout, c’est une espèce de machine à trip qui se crée, c’est magique.
Pour ce qui est de l’inspiration, j’ai écouté pas mal de rap, où l’on retrouve ce côté multi-syllabique qui m’intéresse. C’est assez métrique la façon dont j’écris, il faut que ça sonne de façon binaire. J’aime bien le côté direct de Mathieu Boogaerts par exemple, cette façon qu’il a de jouer avec les mots, les anglicismes qui deviennent français et inversement.
J’ai aussi beaucoup lu René Char cet été, j’avais ça comme livre de chevet pendant que je faisais mon album. Pour le coup, c’est l’inverse du rap. C’est beaucoup plus libre dans la prose, dans la structure des poèmes. Je suis en train de finir Vendredi ou les Limbes du Pacifique de Michel Tournier : il y a des moments mystiques où il va de plus en plus loin dans sa façon d’écrire.
D’une manière générale, je prends beaucoup de notes : j’ai des cahiers avec écrit « paroles, titres de morceaux, idées chansons ». Ce processus est similaire à celui de mon premier clip, le temps fait que j’ai assez de matière pour composer. Mais parfois j’écris très rapidement. Vendredi je l’ai écrit en un seul jet une fois que j’avais le thème.
Tu as été comparé à Sébastien Tellier, mais certaines de tes chansons me font penser à Philippe Katerine. T’identifies-tu à cette scène, un peu décalée par rapport au reste de la scène française?Â
J’aime beaucoup Katerine. Je m’y identifie carrément. Chez Katerine, il y a une vraie réflexion sur le morceau de variété en tant que matière. Il expérimente autour de ce qu’est la variété depuis le début, en se prenant au jeu, en s’y attachant de plus en plus avec ironie et second degré. Mais ça reste des objets musicaux ce qu’il fait, ce ne sont pas des blagues.
Oui, Katerine et Tellier, à fond mec ! Plus que Daho ou d’autres trucs comme ça. Sexuality, de Tellier, ça a été une méga claque, c’est le moment où j’ai capté que la variété, la pop française, ça pouvait être cool et sincère. Je dois dire que je ne connais pas très bien la discographie de Katerine. Il y a certains de ses albums que je n’ai pu écouter qu’une fois, plus c’est difficile, genre son album concept avec ses parents sur la pochette (Philippe Katerine, ndlr). Mais je sais ce qu’il a fait, comment il a marqué la chanson française. Je suis hyper proche de Septième ciel, qui est un album superbement écrit, très psychédélique, qui fourmille de personnages.
Est-ce que ça a été difficile pour toi de devoir te plier à un format court ? As-tu l’impression de faire quelque chose de plus pop ?
Non, ça n’a pas été pas difficile parce que c’était là -même que résidait le défi. Je voulais réussir à dire autant de choses en vingt minutes qu’en cinq ; penser les morceaux différemment, en n’abordant pas les choses de la même manière. Cet album s’est fait assez vite, de manière implacable. On souhaitait vraiment qu’il sorte rapidement. Au début l’album durait trois heures, puis deux heures, puis on a épuré. Il y a des morceaux que j’ai eu du mal à éditer, je ne savais pas par quel bout les prendre. La Fête Noire, Rue de la Victoire, c’est Judah Warsky qui m’a aidé à les éditer parce qu’il a une vraie connaissance de la musique, du format. Il sait comment on peut dire les choses au travers des structures des morceaux.
J’ai quand même réussi à ne pas finir l’album en me poignardant moi même ; il se conclue avec un espèce de monstre, le morceau Leviathan. Donc non, ça n’a pas été dur. Parfois un peu fastidieux pour trouver les structures, mais finalement j’ai vu ça comme une expérimentation de format.
Cet album est finalement encore plus « aquatique » – je pense au clip de Rue de la Victoire, aux chansons Bleu sous marin, Abyssinie – que l’EP Mars Balnéaire…
C’est la continuité de l’histoire. On est revenus sur terre, on parle de choses un peu plus graves même si elles ne sont pas sérieuses : l’attraction, l’entertainment, le fait de s’entretenir, de s’amuser. C’est un peu le rôle d’un album finalement, de produire une attraction sur un temps donné. J’aime penser mon album comme une « attraction » sous la forme d’un disque.
Ce thème récurrent de l’eau est inspiré par mes lectures, par les gens avec qui je travaille. Un disque, c’est une exploration, un voyage. Léviathan est l’exploration d’un endroit que l’on connaît encore moins que l’espace : les abysses. Plus tu creuses, plus il y a des zones où l’homme n’est jamais allé. Ce qui m’intéresse, c’est de continuer à questionner ce qu’est un disque, ce qu’est un morceau de musique, en essayant de surprendre malgré la structure couplets/refrain.
Au milieu du morceau Léviathan, il y a un passage qui me fait beaucoup penser à la musique minimaliste de Glass ou Reich. Est-ce une influence dont tu es conscient ? Qu’est-ce qui te plaît dans la répétition ?
C’est l’esprit techno qui me plaît dans la répétition, autant que l’esprit krautrock d’ailleurs : on a un ride, et on avance. Tout ce qui tourne autour du ride me plaît, c’est grâce à la répétition que tu peux commencer à créer des paysages.
Quand tu évoques Reich et Glass, ce sont Metamorphosis et Tapajos River qui me viennent en premier à l’esprit. Je connais moins Reich, mais je sais l’impact qu’il a eu sur la musique techno. Léviathan durait cinq minutes au départ, puis six minutes, puis quinze. Au fur et à mesure que je le construisais, j’ai compris que je voulais finir cet album sur autre chose que moi. Il n’y a plus de « moi » à la fin de l’album.
Le palier qui s’est effectué entre la partie électronique et la partie acoustique se fait justement avec des orgues répétitifs que je ne pensais pas aussi grandiloquents, aussi épiques. C’est en accumulant les couches que ça a commencé à élargir le spectre. J’aime beaucoup les longues plages de morceaux répétitifs, c’est une litanie, c’est ce que j’aime aussi dans la musique ambiant : on est dans un format qui est abstrait, tu ne vas plus entendre les boucles de la même manière, tu vas entendre de nouvelles choses, tu es obligé de prendre le temps d’écouter.
Bleu sous-marin est mon morceau préféré, celui qui m’a le plus marqué, il me fait penser à une balade blues à la Canned Head. Est-ce que, inconsciemment, tu t’es dis vouloir aborder dans cet album tout le spectre musical, de l’ambiant à la pop en passant par le blues ?
C’est tout à fait ça pour le rythme blues. Mais je ne pense pas l’album par « ambiances ». En revanche, ce qui est drôle c’est que j’ai composé la structure de ce morceau à 15 ans sur une Playstation : on l’a extrait, je l’ai utilisé dans des intros, puis ça s’est imposé dans l’album. C’est un truc que j’avais gardé de côté. Je constitue des dossiers de musique par mois, et de mois en mois je le mettais dans le dossier du mois d’après car je me disais qu’il fallait que je le bosse, et ce depuis des années.
En fait, c’est exactement ça, un blues électronique à la Canned Head ou Springsteen. Je suis un grand amateur de blues. C’est pour ça qu’il est en anglais ce morceau : c’est la langue du blues, ça n’aurait pas de sens de le faire en français. Le synthé a le temps de se balader un petit peu, la voix aussi. C’est un morceau pour tourner en van avec les potes, avec son ouverture psychédélique. Où est-ce qu’il va ? Si c’est blues, il y a des rails ; s’il y a des rails, ils t’emmènent quelque part. Il s’agit donc d’un voyage. Je voulais que ça soit hyper limbique, le mec est perdu. Il y a toujours l’idée du diable dans le blues, ici le sous marin c’est l’idée que tu as quitté la surface.
Puisque que tu évoques le psychédélisme, est-ce que tu écoutes de la musique psychédélique (dans son sens le plus large) ?
A fond. C’est d’ailleurs quelque chose qui m’a tout de suite plu dans le label (Pan European Recording, ndlr). J’ai eu le malheur de mater le Live at Pompeii de Pink Floyd, je n’ai pas pu faire de musique pendant les deux jours suivants tellement j’ai trouvé ça complet et indépassable.
Je ne pense pas que le psychédélisme soit un genre, à la manière dont l’écologie est un parti. C’est un truc qui devrait être tout le temps là . L’onirisme du psychédélisme est crucial pour moi. C’est un emblème que je soutiens, même si je ne suis pas un groupe de rock psychédélique.
Comment abordes tu tes lives ?
Les lives, je ne les aborde pas : je les saborde ! C’est une présentation de mes morceaux très différente de ce que je propose dans les disques – qui malgré les montées dynamiques reste une musique assez calme. Mes lives sont beaucoup plus énergiques, énervés. Il y a une part d’improvisation qui est quasi totale. J’ai du mal à jouer les morceaux comme ils existent sur le disque. J’aime ce challenge de l’improvisation, faire des rimes en direct, des percées dans le réel.
Finalement dans mes lives je vais commencer à parler du concert qui est en train de se passer, des choses qui ont lieu dans la salle, puis faire des larsens, surprendre. En somme, questionner la notion de concert, ce que je suis face à plein de gens dans une pièce avec de la lumière.
J’aborde aussi cet exercice comme un man-machine : j’ai mes machines, des loops préenregistrés que j’envoie, que je coupe, que je remets, que j’envoie dans des effets, je fais du synthé, j’envoie des samples, je ralentis, j’accélère, je chante hors du micro, je coupe le son, je crie avec la résonance de la salle, je remets l’ensemble. C’est marrant, la « profondeur de champ » est assez pertinente à ce sujet-là  : j’essaye de jouer avec le focus, de faire un travelling constant dans mes concerts.
Les clips sont une autre caractéristique de ton univers. Quelle importance donnes-tu à l’aspect visuel ? Aimerais-tu faire une BO ?
Les clips sont importants, mais je ne sors pas un clip parce qu’« il faut » le faire. Je vois cela comme un moyen de communiquer ma musique, comme un objet artistique, créatif. L’idée du travail mené avec Robin Lachenal de collectif sin~, qui est le directeur artistique de tout le projet visuel de Léviathan, c’est de donner du sens à l’album, de travailler à proposer un univers qui évolue en fonction des sorties de chacun des morceaux.
On essaie de créer des sortes de jeux, des mondes parallèles dont vous êtes le héros. Il y a des évènements récurrents, des règles et dogmes auxquels tous les réalisateurs de clips doivent se plier afin de respecter le sens, et ensuite de créer une histoire.
D’une manière générale la place de l’image est prégnante pour moi car j’ai toujours des images qui me viennent à l’esprit quand je compose des morceaux, c’est comme cela que je fonctionne, c’est un mode de création que j’ai.
Pour ce qui est de la musique de films, oui cela m’intéresse carrément. J’ai commencé avec des projets d’animations, avec Céline Devaux, j’ai déjà fait la musique d’un documentaire américain sur la communauté transgenre qui s’appelle Mala Mala… De fil en aiguille, j’essaye de faire un maximum de musique à l’image. La place de la musique à l’écran m’intéresse, c’est toujours ce que j’ai voulu faire et c’est ce que je ferai petit à petit de plus en plus. Il y a plein de bons films qui sortent mais avec des musiques un peu faciles, peu courageuses, des systématiques musicales qu’on entend tout le temps.
Tu donnes des cours dans une école d’art. Ta musique influence-t-elle les cours que tu donnes, ou inversement ? Quel est ton rapport avec les jeunes? Et avec le monde de l’art ?
J’enseigne des cours techniques, je ne donne pas de cours magistraux. J’aide des étudiants à monter leurs projets. Tout ce que je vis alimente mon travail de professeur. Je ne détiens pas une quelconque vérité au sujet de l’histoire de l’art, ni la recette pour faire un bon dossier ou avoir une bonne pratique artistique. Ce que je peux, c’est transmettre des choses que j’ai vécues. Je crois en ces valeurs pédagogiques là , plutôt que de suivre une certaine vision de la vérité ou de la beauté. 
A vrai dire, je découvre plein de choses grâce aux jeunes générations qui ont ingurgité beaucoup plus de culture et d’information que moi à leur âge. Ces découvertes viennent également influencer ma musique. C’est un aller-retour permanent, un travail que je fais par passion.
Pourquoi as-tu décidé de signer sur Pan European Recording ? En quoi te sens-tu proche de groupes comme Kill For Total Peace (KFTP) ou Aqua Nebula Oscillator ?Â
On avait fait une pochette pour le maxi de KFTP avec le collectif sin~ : c’est une photo d’une télé sur laquelle on voit le morceau de musique qu’il y a dans le vinyle. Ca a été mon tout premier contact avec Pan European. J’ai ensuite rencontré Arthur (boss du label, ndlr) : je n’avais jamais donné de maquettes avant, et là je me suis dit que c’était le moment de le faire écouter à quelqu’un dont je respectais le travail. D’une part parce qu’il y avait une grande part de fantasmes et d’inconnu autour de ce label, et de l’autre en raison de mon goût pour le psychédélisme, la musique électronique, le krautrock. Les compils Voyage et Mort pour la France m’ont donné un bon panorama de leurs influences. J’ai donc donné de manière assez traditionnelle mes maquettes. C’était une manière de dire à quelqu’un que j’existai. Ce que je lui ai donné ce n’était pas un CD, mais des enveloppes avec des cartes SD et une cinquantaine de sons dedans, mais aussi des images, des vidéos. Comme il y avait déjà du matériel prêt, on a sorti quelques morceaux, comme un maxi de techno, puis on s’est pris au jeu. C’était naturel, sans attentes.
On a aussi un projet assez fou avec le collectif sin~ qui va sortir sur Pan European : un vinyle de vent ! On a fait un enregistrement de vent à la frontière espagnole il y a deux ans, près d’une tour de relais tout en tubes d’acier qui forment des centaines de flutes à des octaves différents. Face B on a fait un remix du vent. C’est ça que j’aime chez ce label, les formats ne sont jamais les mêmes, la musique non plus. Je serais étonné de voir mes disques sortir chez Pan European si j’avais une ligne de conduite. Le but est juste de sortir de bonnes galettes et de kiffer.
Tu as parlé à de nombreuses reprises du collectif sin~, peux-tu m’en toucher quelques mots ?
C’est une famille de travail, une famille de projets qui a envie de bosser autour de projets cools. On a fait beaucoup d’installations autour de la traduction d’images en signaux sonores et vice versa. On est inspirés par le travail de Brion Gysin avec William Burroughs sur les machines à trip, des machines qui jouent avec la lumière, avec une certaine fréquences et qui te font rêver. On propose des expériences sonores mais aussi visuelles autour de différents projets qui évolueront jusqu’à la fin de nos jours.
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Propos recueillis par Rémy Pousse-Vaillant