PROFONDEURCHAMPS

Cold War : l’amour au temps du rideau de fer

Une romance empêchée par le rideau de fer soviétique – le tout sur fond de musique traditionnelle -, on a connu argument moins plombant. Pourtant, on rentre dans Cold War comme des enfants le feraient : en regardant les images. Le film est fondu dans un noir et blanc exquis. Facilité ? Coquetterie ? Non, c’est déjà de la mise en scène. L’image épouse les variations d’ambiance : le gris un peu rude des premières scènes polonaises abandonne progressivement son grain à mesure que l’action se déporte vers l’ouest. Elle revêt alors une profondeur veloutée, aigre-douce comme l’est la vie bohème des deux personnages.

Le film narre un amour dur et paradoxal, consumé par son intensité, entravé par la réalité. Wiktor et Zula sont des héros de tragédie, ils ne savent s’aimer que par puissants à-coups. Le train-train quotidien leur est fatal. Au contact de leur vie commune, le lien qui les unit s’effile. Les périodes de séparation sont fades – et d’ailleurs pour la plupart ellipsées – ; les retrouvailles se succèdent comme autant d’entrechocs, chaque fois plus violents.

Elle, est un personnage bergmanien en diable, rappelant la Monika du film éponyme. Les deux ont ce je ne sais quoi d’insaisissable, de fuyant, régies comme elles le sont par des aspirations insondables. Zula est une Sisyphe de l’amour : elle lui sacrifie tout, s’autorise le court répit d’un bonheur qu’elle dévore, puis cède immanquablement à ses pulsions complexes. Ce motif est la seule partition amoureuse qu’elle sait jouer. La satiété, la stabilité ne seront possibles que dans le très provisoire, le temps d’une nuit ou d’une chanson.

Tout est tranché net chez Pawlikowski, à commencer par le très pictural format 4/3. Sa caméra-scalpel découpe chaque plan avec une précision de graveur. Il manie la lumière et le cadrage en virtuose apaisé, sûr de son art. Le travail sonore est à l’avenant : dans les scènes musicales – Zula est chanteuse, Wiktor pianiste – comme dans les autres, les sons de cette Europe de l’Est mise sous cloche nous parviennent secs et sans écho, étouffés par l’époque, comme des pas dans la neige.

Les derniers mots de Zula mettent à nu ce qui fonde cette relation : une projection naïve et perpétuellement régénérée vers un lendemain qui chante, un ailleurs plus hospitalier. “Allons de l’autre côté, le paysage sera plus beau”, souffle-t-elle. C’est main dans la main qu’ils traverseront cette ultime frontière.

Cold War, de Pawel Pawlikowski avec Joanna Kulig, Tomasz Kot

Sortie le 24 octobre 2018 en France.

Paul Grunelius