Lauréat du Grand Prix Lycéen des Compositeurs 2019, pianiste et licencié de philosophie, Jules Matton est un compositeur qui multiplie les projets et bouscule le monde de la musique classique. Rencontre avec un jeune créateur, libre et critique de son époque.
Êtes-vous réactionnaire, Jules Matton ?
Vous commencez fort… Dites-moi ce qui vous a incité à commencer l’interview de cette manière.
Certaines prises de position de votre part. Une attitude aussi, pour le moins irrévérencieuse…
Vous trouvez ? Écoutez… Je ne sais pas bien ce que vous entendez par réactionnaire. Si vous me demandez si je suis en réaction vis-à -vis de l’existant, alors je suis réactionnaire. Mais alors il faut ajouter que, à proprement parler, le réactionnaire est plus proche du révolutionnaire que du conservateur. Car le conservateur conserve tout simplement, de manière nostalgique et peut-être un peu figée, tandis que le réactionnaire révolutionne, c’est-à -dire retourne à son origine dans un mouvement circulaire et en secouant son monde. En ce sens, le progressiste est le véritable conservateur, en ceci qu’il garde le cap de l’enmarchitude forcée des temps modernes. Lisez les antilibéraux postrévolutionnaires du XIXe siècle, qui étaient de véritables réactionnaires : c’étaient des types épatants d’intelligence et de fraîcheur dans les idées et le style. Regardez Baudelaire, qu’on décrit comme le parangon de la modernité, qui disait de Joseph de Maistre qu’il lui avait appris à penser. Délicieusement et salutairement réactionnaire. Permettez-moi de vouloir me situer davantage dans le sillage de Baudelaire que dans celui d’Emmanuel Macron.
Vous ne croyez pas au progrès ?
Pas particulièrement, car je ne crois pas que la technique puisse résoudre les problèmes fondamentaux de la condition humaine. Je ne crois pas non plus en la fraternité mondialisée, que je perçois plus comme une dilution générale qu’une rencontre. Je crois en l’altérité, et en la préservation de l’altérité. Je crois à la liberté enracinée. Je ne crois pas à la table rase. Je crois aux évolutions lentes, et aux séismes qui prennent en charge toute l’Histoire. Figurez-vous que je crois même à la nature et à la vérité, même si j’entends d’ici les cris d’orfraie outrés des bien-pensants : « Essentialiste ! ». Laissons crier, ce n’est pas très grave. Par ailleurs, je crois à la petite échelle, à la légèreté, et au poids des millénaires sur nos humbles épaules. Je crois au réel des ventres et des cœurs. Je ne crois pas à l’émancipation telle qu’on nous la vend depuis quelques siècles, car je crois que c’est la contrainte qui engendre la liberté, au grand dam de l’idéologie dominante. Et c’est pourquoi je crois à l’ironie et à l’irrévérence devant les abstractions de cette idéologie dominante.
Vous êtes un antimoderne, en somme…
Si vous voulez.
Ni droite ni gauche ?
En général, les gens de gauche me prennent pour quelqu’un de droite et les gens de droite pour quelqu’un de gauche. La vérité est que le clivage en question me paraît être devenu désuet. Le clivage, je crois, s’est déplacé, même s’il n’est pas exclu que l’alternative droite-gauche retrouve dans un temps pas trop lointain sa vigueur.
Vous avez gagné il y a quelques jours le Grand Prix Lycéen des Compositeurs. Comment avez-vous vécu ce moment ?
Comme quelque chose d’assez formidable. Vous connaissez la phrase de Bartók : « Les concours c’est pour les chevaux, pas pour les artistes » ? Eh bien, pour la première fois, je dirais que je n’ai pas tout à fait eu le sentiment d’être un cheval. Même si j’adore les chevaux. Et je crois que l’une des raisons en est que ce n’était pas un jury de professionnels qui votait, avec ses biais idéologiques et ses intérêts de chapelle, mais des lycéens, pour la plupart très vifs, très intéressés et très honnêtes. Il y a des inconvénients au nombre et à la dimension un peu électoraliste du processus en question mais, en comparaison, je crois que cette démarche est plus saine.
Vous avez aimé ces lycéens ?
Non seulement je les ai aimés, mais je les ai trouvés sacrément intelligents. Ce qui me permet aujourd’hui, quand on me parle de la baisse du niveau intellectuel dans les écoles, de dire : c’est faux. Ce qui a baissé, ce n’est pas le niveau intellectuel, c’est l’exigence de l’Education Nationale au profit d’une conception pédagogiste, interactiviste et, à mon sens, mortifère. Les lycéens eux-mêmes le savent. En revanche, dès qu’on les traite intelligemment, c’est-à -dire comme des êtres doués de raison et d’aptitude à l’autodépassement, ils répondent intelligemment, leur regard s’allume, et une relation professeur-élève, maître-disciple fondatrice peut naître.
Que préparez-vous en ce moment ?
Dans deux mois, Justin Taylor créera mon Concerto pour clavecin amplifié et orchestre avec l’Orchestre de Picardie et Jonathan Berman, au Théâtre Impérial de Compiègne et plusieurs autres lieux. Ce dont je suis ravi, car la pièce n’a été jouée qu’une fois, en 2015, à Carnegie Hall, et jamais en France. Je suis donc en train de réviser les partitions. Par ailleurs, j’étudie l’électronique en vue de mon prochain opéra, qui nécessitera des interventions assistées par ordinateur. Notamment pour les scènes (car l’opéra se passe en 2016) où le protagoniste traverse des lieux où de la musique est diffusée (concert de rock, boîte de nuit, Fête de la Musique, etc). On va beaucoup s’amuser…
Avez-vous déjà un casting pour ce prochain opéra ?
Je ne peux rien dire pour l’instant de précis, car on en est au tout début. Je peux vous lâcher les noms du Chœur Aedes et de Catherine Trottmann pour vous faire patienter, mais c’est tout.
Et sinon ? J’ai vu que vous étiez en résidence du Festival d’Auvers-sur-Oise l’été prochain…
Oui, avec des collaborations notamment avec Les Virtuoses, avec Kotaro Fukuma, et puis surtout avec Valentin Tournet et la Chapelle Harmonique qui vont créer en octobre ma première pièce sacrée, pour sept chanteurs a cappella.
Croyez-vous en Dieu ?
(rires) Pas particulièrement. Je crois que la question n’est pas là .
Tout de même…
La question de Dieu est importante mais la question religieuse – et notamment celle du catholicisme – ne se résume pas à la question de Dieu. En revanche, je crois que, dans nos sociétés libérales, et dans la mesure où les concepts de compassion, d’amour non calculé et d’authenticité personnelle prennent le contre-pied frontal de l’anthropologie capitaliste, la dynamique catholique réémerge aujourd’hui comme une force de subversion formidable. En ce sens, il me semble que le retour du religieux, c’est-à -dire de la préséance du spirituel sur le pulsionnel, c’est-à -dire de la civilité sur l’animalité, c’est-à -dire de l’effort du dépassement de soi sur l’abandon à soi – est globalement une bonne nouvelle, et qu’au lieu de s’en moquer depuis sa petite perspective Canal +, il serait plus intelligent de l’encourager. Je crois que celui qui croit et vit intimement sa chrétienté est davantage dans le vrai que l’athée béat qui, comme le dit un ami à moi, « est athée comme il part en vacances »[1], sans dimension tragique et avec tout un corpus de valeurs en toc dans le crâne. Et c’est un athée qui vous parle. Mais un athée non béat.
Et qui facilite la propagande de ces « valeurs en toc », selon vous ?
Le marketing, la publicité, la télévision, les écrans de toutes sortes, désormais connectés à des algorithmes extrêmement intelligents… Il faut voir comment le marketing se structure lui-même de manière à créer les conditions de l’exploitation systémique de nos mondes pulsionnels, et ce dans un contexte où on nous inculque comment toute retenue et toute canalisation de ce monde pulsionnel est un carcan dont il est urgent, pour notre émancipation, de se débarrasser. Bernard Stiegler raconte ça très bien. Alors, que, bien entendu : c’est la retenue et le contrôle de nos pulsions qui engendrent la maîtrise de soi et la puissance de la volonté, c’est-à -dire la liberté. Le monde qui incite à l’exploration de l’authenticité individuelle – le fameux « Come as you are » de chez McDonald, sorte de « Sois toi-même » dévoyé – nous prépare, je crois, non pas un monde d’hommes libres, mais un monde proprement et rigoureusement décivilisé, c’est-à -dire barbare. En ce sens, la déchristianisation de l’Occident est, je crois, un processus fondamental, qui repose notamment sur l’idée, sur laquelle nous vivons toujours plus ou moins, que le bon sauvage est bon, et qu’il suffit de déciviliser l’homme civilisé pour qu’il devienne ou redevienne bon. Les libéraux, qui ne sont pas idiots, pallient à cette absurdité en disant que les intérêts égoïstes particuliers provoquent le bonheur collectif et l’émancipation des peuples. Mais avec notre recul historique, nous nous apercevons que c’est en fait le contraire qui se produit : manipulation des masses dans un confort aliénant, destruction programmée de toute dimension spirituelle, détresse morale profonde, puis écart grandissant et obscène des salaires entre possédants et possédés que plus rien de tangible ne relie, augmentation du nombre de suicidés, d’autistes, d’anorexiques, augmentation de la consommation d’antidépresseurs, etc. On voit là que la modernité émancipatrice n’a pas tenu ses promesses. En ce sens, oui : je suis un compositeur chrétien. Débauché, mais chrétien. Peut-être chrétien car débauché, d’ailleurs.
Que lisez-vous en ce moment ?
Les deux étendards, de Lucien Rebatet.
Vous n’allez pas vous faire que des amis…
Vous connaissez la phrase de Courteline ? « Passer pour un idiot aux yeux des imbéciles est une volupté de fin gourmet. »
Et avant Rebatet ?
Je relisais le Manifeste du surréalisme et je terminais un livre épatant de Frédéric Lordon : La condition anarchique.
Vous êtes heureux ?
Pardon ?
Croyez-vous au mal ?
Si le mal devait avoir une figure contemporaine, je crois que ce serait celle des nouveaux divertissements : réseaux sociaux et le narcissisme pulsionnel qu’ils engendrent, pornographie, publicité aussi, qui est une variante de la pornographie, car quoi de plus obscène et contre la liberté la plus élémentaire que le visionnage forcé d’images que nous n’avons pas demandé à voir ? On écoute je ne sais quelle symphonie de Dvořák, et en moins de 7 minutes, en plein crescendo vers un climax extatique, une pub pour Chatroulette vient couper la progression, avec ses visages débiles, sa musique débile, son message débile. Ces moments sont obscènes, car ils provoquent une disruption du nul au sein du grand, et ils sont totalitaires, car en s’imposant sans notre consentement, ils s’opposent à la liberté la plus fondamentale des individus, qui est de ne pas se faire parasiter par des marchandises médiocres.
Que ressentez-vous quand vous composez ?
Quand ça fonctionne, je ressens l’équilibre délicat entre la spontanéité et la capacité de la conscience à la ramasser afin d’en faire quelque chose de tangible. C’est ce qu’on appelle le processus créatif, qui n’est pas évident : il faut le provoquer, il advient rarement de lui-même, même si ça lui arrive. En général, quand je me mets à distinguer sur le plan de l’espace ces forces intérieures spontanées et anarchiques, c’est que ma conscience est prête à les recueillir en vue de l’accouchement de formes objectives. Ce processus est érotique à l’excès. Plus généralement, sentir en soi le monde se ramassant, que ce soit en art ou dans le domaine intellectuel, amène une jouissance analogue à celle de l’acte d’amour. En ce sens, Platon avait raison.
Vous êtes platonicien ?
Je suis en tout cas contre ceux qui utilisent le vocable de « platonique » pour désigner un état ou une relation décharnée. Et oui, globalement, je suis platonicien.
Quel conseil donneriez-vous aux artistes ou à ceux qui veulent le devenir ?
Débarrassez-vous du superflu. Et puis n’ayez pas peur d’être classiques, romantiques, modernes, postmodernes, catholiques, athées, distants, ardents, glacés, brûlants, tendres, violents, populaires, aristocratiques. Vive les oxymores ! Ce sont eux qui court-circuitent la logique et la machinerie du monde qui vous entoure. Soyez libres, courageux et ouverts à tout. Pour être un artiste au XXIe siècle, siècle innommable et à construire, c’est l’urgence.
Sur le plan politique, où vous arrêterez-vous ?
Quand la création aura retrouvé la place qui est la sienne.
C’est-à -dire ?
La première.
Propos recueillis par Quentin Jagorel.
[1] A. Ljuvjine, Fantasia, Ed. Tinbad, 2017