Jules Zimmermann n’est pas un chercheur, ni vraiment un créateur, ni tout à fait un animateur d’ateliers de créativité : il se place au croisement de tous ces domaines. Diplômé en sciences cognitives de l’Ecole normale supérieure, il intervient à l’université (La Sorbonne, Sciences Po, HEC, entre autres) et en entreprise sur le sujet de la créativité. Son mantra : décortiquer le fonctionnement du cerveau pour donner à chacun les clés de la pensée créative. En somme, notre invité est un passeur : entre le monde de la recherche et celui de l’entreprise, entre créateurs confirmés et créatifs en puissance. Un interlocuteur idéal pour une conversation sur les enjeux philosophiques et sociétaux de la créativité.
Puisque vous venez du monde universitaire, je ne saurais commencer cet entretien sans vous proposer de définir ce concept assez abstrait qu’est la créativité…
C’est une question plus complexe que l’on peut croire, qui reste un sujet de débat chez les chercheurs. Certains s’y refusent au motif – recevable – que c’est un concept large, flou et que toute tentative de définition serait in fine forcément réductrice. Celle que je retiens énonce que la créativité, c’est « la capacité à trouver une solution qui soit à la fois nouvelle et adaptée ». Ce qui m’intéresse dans cette définition, c’est l’équilibre qu’elle propose entre « nouveauté » et « adaptation » : la créativité, c’est faire quelque chose de nouveau, se distinguer des réponses habituelles, mais en répondant à un objectif. C’est un outil mental au service d’un but concret, pas une démarche qui vise à innover sans lien avec le réel.
Qu’est-ce qui vous a amené à vous intéresser à ce sujet et à y consacrer à la fois une partie de votre parcours universitaire et le début de votre carrière professionnelle ?
Il est toujours difficile de retracer la genèse de l’intérêt que l’on a pour un objet d’étude. Un élément de réponse se situe dans ma prise de conscience, tout au long de mon parcours scolaire (puis universitaire), du peu de valorisation qui est faite de la créativité. Ce qui est attendu des élèves, c’est avant tout d’être capables d’apprendre des faits précis et de les recracher, rarement de faire valoir la singularité de leur regard sur les choses. En tant qu’étudiant, cette façon de penser m’a beaucoup frustré. Il y a donc une part certaine de militantisme dans mon engagement : j’ai envie de défendre des profils autres que ceux qu’on qualifie de « convergents », autres que les profils de la « bonne réponse ».
Ensuite, ce qui m’a motivé à en faire mon métier, c’est de m’être rendu compte que lorsque l’on parle de créativité en entreprise, la théorie a rarement sa place. Elle est beaucoup enfermée dans le « faire », dans des événements ponctuels. Or je suis convaincu que les sciences cognitives peuvent donner aux gens des clés qui leur permettent d’être créatifs de manière plus pérenne.
Si la créativité est aussi sacralisée, mythifiée parfois, est-ce parce qu’elle est le propre de l’être humain ? Est-ce qu’elle nous distingue absolument de l’animal ?
De nombreux chercheurs affirment que, sauf exception, la créativité est spécifique à l’homme (ou du moins accessible à très peu d’espèces). C’est l’avis du biologiste Henri Laborit par exemple. L’Homme n’est l’Homme que par la créativité. C’est à partir du moment où l’on commence à aller au-delà de la simple utilisation des objets qui sont dans notre environnement que l’on se met à construire ce qui est l’humanité d’aujourd’hui. Le premier moment de créativité de notre espèce, c’est le choix de ne pas se contenter d’utiliser une pierre mais de la tailler pour en faire un outil. Ces premiers outils nous ont permis de bâtir des choses plus complexes, elles-mêmes résultant sur des sociétés plus complexes, et ainsi de suite. C’est la naissance de l’invention. A partir du moment où l’on se met à inventer, on sort de l’assujettissement à l’évolution biologique pour accélérer notre rythme de développement. L’homme est le seul animal qui ne se soit pas contenté de survivre dans son environnement mais qui en a créé un de ses propres mains. Tout ce que l’on vit aujourd’hui, tous les objets que l’on touche résultent d’une manière ou d’une autre d’une entreprise créative. Tout n’est que créativité.
Aujourd’hui, l’intelligence artificielle est de plus en plus utilisée à des fins artistiques, les expositions sur ce thème fleurissent partout dans le monde. Est-ce qu’une IA peut être créative ou, dans la mesure où elle est programmée par un humain, est-ce qu’elle ne reste qu’un outil ? Est-ce qu’une perception créative voire artistique de l’IA n’est pas un peu romantique ?
Pour répondre à cette question, il faut faire une distinction entre deux processus nécessaires à toute entreprise créative : la génération d’idées nouvelles, d’une part, et la sélection des idées pertinentes, de l’autre. J’ai l’impression, de ce que je vois aujourd’hui, que les IA sont très fortes pour faire de la génération, mais moins pour faire de l’évaluation. Quand on fait de la génération, le but, c’est de se détacher de l’existant, de ne pas rester sur des chemins de pensée linéaires. Les IA, grâce à leur capacité à générer de l’aléatoire, sont d’une grande aide à cette étape. Elles peuvent aider les humains à s’extraire de leurs biais et des chemins de réflexion qu’ils ont en mémoire…
Cette idée d’utiliser des méthodes aléatoires comme outil de création n’est pas nouvelle, d’ailleurs. Dès la seconde moitié du XXe siècle, des gens comme le compositeur John Cage ont développé des modes de composition fondés sur le hasard afin d’ « externaliser » et d’automatiser le processus créatif. Finalement, utiliser l’IA dans l’art procède d’un même principe…
Tout à fait ! On peut aussi prendre l’exemple de Jackson Pollock et de sa technique du dripping qui introduit du hasard dans la production artistique. Quand on y regarde de plus près, d’ailleurs, c’est plus complexe que cela : la génération était laissée au hasard, mais Pollock ne sélectionnait in fine qu’une partie des toiles ainsi réalisées. Le talent artistique de Pollock est peut-être plus dans la sélection des Å“uvres qu’il considérait comme intéressantes que dans leur génération.
C’est exactement la même chose que l’on voit avec l’IA aujourd’hui : il existe des programmes qui créent des nouveaux concepts (une voiture sans roue, une voiture qui a une porte au plafond, etc.), mais ils sont incapables d’évaluer si ces concepts sont pertinents ou pas. C’est pour cela que je crois plus à une créativité hybride entre l’Homme et la machine qu’à une guerre des intelligences. A une collaboration entre la puissance de calcul et la capacité à générer du « chaos » de l’IA et la sensibilité aux signaux faibles et la faculté à faire des liens difficilement modélisables de l’être humain.
En parlant de créativité hybride, j’avais participé il y a deux ans à la création d’un outil d’aide à la réflexion créative. Concrètement, on avait rassemblé un corpus littéraire en accès libre sur wikisource (un échantillon plus ou moins représentatif de la production intellectuelle des 2000 dernières années) sur lequel on avait ensuite fait tourner un algorithme sémantique. Ensuite, il suffisait d’entrer un mot, et le moteur cherchait les associations d’idées plus ou moins fréquentes liées à ce terme. L’objectif était d’aider les utilisateurs à trouver des idées originales grâce à cet entrechoc de mots…
Je travaille justement sur ce genre de démarches en ce moment. Cela me fait penser à une technique très simple : n’importe quel mot aléatoire mis en relation avec un sujet de réflexion peut stimuler la créativité. C’est ce qu’on appelle la « connexion forcée ». Si l’on se convainc qu’une partie de la réponse à un problème réside dans le mot « pastèque », par exemple, on finit forcément par trouver un lien. C’est lié à la façon dont fonctionne le cerveau : si on ne lui donne qu’un mot, il préactive les idées les plus habituelles ; avec deux mots, il est obligé de chercher un chemin original. Cette connexion aléatoire nous force à porter un regard différent sur le sujet, à nous échapper des évidences.
En somme, ces méthodes permettent de sortir de notre zone de confort intellectuel. Cela me fait penser au « problème de l’œuf », que vous citiez dans une intervention à l’ENS : on pose la question « comment faire en sorte qu’un œuf lâché d’une hauteur de 10 mètres ne se casse pas ? » et 80% des solutions proposées se regroupent en trois catégories : ralentir, amortir, protéger. Peu de gens arrivent à regarder le problème avec un œil vraiment neuf. J’ai l’impression qu’une partie de votre démarche consiste à amener les gens hors de leur zone d’habitude créative…
Ça a été le premier sujet sur lequel j’ai travaillé, oui. J’étais frustré que beaucoup d’ateliers de créativité invitent au lâcher-prise, à se libérer, se laisser-aller. Alors que toutes les recherches liées à cet effet de fixation, dont vous parlez, montrent que si l’on reste trop dans la spontanéité, on s’enferme dans ses idées habituelles. La créativité c’est autant de travail que de laisser-aller : certaines connexions se font pendant qu’on laisse son esprit divaguer bien sûr, mais beaucoup naissent quand on examine le problème sous toutes les coutures.
Si l’on revient à l’exemple de l’œuf, une approche créative pour résoudre le problème consiste à se dire qu’il ne s’agit pas forcément d’un œuf de poule, mais d’un œuf en plastique. Rien dans l’énoncé ne précise que c’est un œuf de poule, ce sont des contraintes implicites que l’on s’impose. La plupart du temps, on ne va même pas prendre conscience de ces contraintes. Et tant qu’on n’en a pas pris conscience, on ne peut pas les remettre en cause.
Il y a cette expression qui dit que faire preuve de créativité c’est penser « en dehors de la boîte » (outside of the box). Mais le plus souvent, la boîte est invisible. On a l’impression d’être libre alors que la boîte est bien présente, c’est juste qu’on ne la voit pas. On peut être convaincu qu’on organise un événement original, mais a-t-on envisagé le fait que ce ne soit pas dans une salle, avec un buffet, des conférences ? Que ce ne soit pas forcément à un seul moment ou dans un lieu privé ? Une des choses que je fais quand je travaille avec des gens, c’est leur apprendre à dessiner la boîte, à identifier les contraintes, pour ensuite s’en émanciper.
C’est une sorte de cartographie des contraintes que l’on a intégrées inconsciemment…
Exactement. Une cartographie de l’habituel. A partir du moment où l’on a formulé l’habituel, il est plus facile d’explorer des alternatives. Il faut tout formuler, surtout les choses les plus évidentes : par exemple, « un événement a une durée ». Quand on n’a pas l’habitude de ce genre de démarches, on ne pense pas à écrire de telles évidences. Or cela amène à se poser des questions comme : « qu’est-ce qu’un événement qui n’a pas de durée ? ». Un pop-up ? Ou au contraire, quelque chose de permanent ?
Depuis le début de notre conversation, nous parlons de créativité, mais sans nous demander pourquoi elle est quelque chose de désirable en soi. Cela ne va pas de soi. Pendant longtemps le conservatisme, la répétition de l’existant, des traditions ont structuré le cadre intellectuel…
C’est une question que je me pose souvent. Ce qui est certain, c’est que l’innovation est loin d’être une chose bonne en soi. Au contraire : en ce moment, on vit une période de disruptions violentes qui ont plus pour but de générer du profit que de résoudre des problèmes de société. En revanche, j’ai l’intuition que la créativité est bénéfique parce qu’elle permet à tout un chacun de se poser plus de questions et d’enrichir sa conception du monde. Quand on applique une solution que l’on connaît, on n’a pas besoin de se poser de questions. A partir du moment où l’on cherche à construire sa propre solution, on est obligé de réinterroger le problème, d’explorer la nature de l’objet que l’on crée. Cela invite à aller beaucoup plus en profondeur dans la compréhension des choses, à sortir d’un rapport obéissant aux choses. Réinterroger, c’est une forme de rébellion. Le refus de la réponse unique, c’est un refus des règles, des codes que l’on nous impose…
C’est une arme intellectuelle en fait…
C’est une arme intellectuelle. Je ressens un agacement énorme envers les injonctions du type « c’est comme ça », « on a toujours fait comme ça », envers l’idée qu’on ne puisse pas interroger les choses au motif que c’est comme cela qu’elles ont toujours été. J’ai tout le temps envie de tout réinterroger, et je pense qu’une société se porte mieux quand elle fonctionne ainsi. Pour revenir au sujet de l’éducation, cet état d’esprit n’est pas du tout valorisé. Quand on remet en question les propos d’un professeur, il devrait être ravi ! Et pourtant, beaucoup se sentent en danger d’autorité, ils voient cela comme de l’impertinence, comme une remise en cause de leur parole sacrée.
Puisqu’on a ouvert la conversation sur des questions plus contemporaines, cela m’en inspire plusieurs : Est-ce que le monde d’aujourd’hui permet plus ou moins de créativité qu’avant ? Est-ce que les entreprises telles qu’elles fonctionnent favorisent l’expression de la créativité ? Est-ce que les business models basés sur la conquête de l’attention mettent en péril l’aspiration à la créativité ?
Une des principales évolutions de notre époque est l’apparition du numérique. Donc une question à se poser est : quid de la créativité à l’heure du numérique ? Je vois deux effets positifs du numérique : tout d’abord, la créativité consiste à faire des connexions entre des connaissances inédites, à faire intervenir des éléments extérieurs à son domaine de réflexion. Or le numérique est l’occasion pour tout le monde d’avoir accès à une masse de connaissance immense. Comme l’explique très bien Jeremy Ghez, qui est professeur à HEC, ce qui différencie une personne d’une autre aujourd’hui n’est plus la capacité d’emmagasiner beaucoup d’informations, mais la capacité de faire des liens entre ces informations.
Le deuxième avantage du numérique est la démocratisation des outils de création, notamment grâce à Apple dont c’était le but initial. Ça a étendu l’accès à la créativité. Ma référence va peut-être vous surprendre mais un artiste comme le rappeur Jul produit tous ses morceaux et pochettes d’album tout seul. C’est l’incarnation de l’autodidacte qui s’est saisi des moyens de créativité qu’il avait à sa disposition.
Quant aux aspects négatifs du numérique, il y a d’abord bien évidemment les algorithmes de recommandation. On vit de plus en plus dans des bulles informationnelles qui nous enferment dans des contenus attendus, similaires à ce que l’on consomme déjà . Ça nous renforce dans nos fixations…
La grande limite des bulles informationnelles, c’est leur fonctionnement qui consiste à ne se fonder que sur le passé. En construisant strictement sur l’existant, il est difficile de générer ce « chaos » dans la recommandation, de sortir de la simple prédiction. Un des avenirs de ces algorithmes semble résider là -dedans : arriver à modéliser un peu de « chaos », un peu d’inattendu dans ce que l’on recommande aux gens…
C’est ça : passer de liens simplement pertinents à des liens qui sont à la fois originaux et pertinents (et donc créatifs). Aujourd’hui, on fonctionne avec des réseaux qui sont prédictifs, qui aiguillent vers la solution la plus probable. On n’utilise pas de réseaux « créatifs ». Il faudrait construire des réseaux qui créent des liens originaux et pertinents entre les connaissances. C’est comme cela que l’on peut trouver des choses à la fois intéressantes et surprenantes. A l’image de ce qui se passe dans la vraie vie : quand on cherche un livre dans une bibliothèque, on tombe sur des choses auxquelles on ne s’attendait pas, qui ouvrent à d’autres idées et univers. Sur Internet, ce hasard n’existe plus. On est constamment ramené au plus évident, au plus adapté à soi.
C’est aussi lié au business model de ces plateformes. Amazon sait que recommander le « prochain achat le plus probable » est ce qui est le plus efficace économiquement, donc c’est ce qu’ils font. Ils n’ont aucun intérêt à totalement tordre leur algorithme. Mais ça donne une expérience utilisateur au final assez décevante pour qui cherche à être étonné. Si on a acheté Crime et Châtiment de Dostoïevski, Amazon va recommander tous les autres romans de Dostoïevski, ou bien des œuvres d’auteurs russes contemporains de Dostoïevski, ou encore des livres dont l’intrigue est liée à un meurtre…
Il y a beaucoup d’idéologies dans le numérique. Une d’entre elles est le culte de la simplicité : il faut que tout soit fluide, simple, intuitif. Mais fluidifier les choses c’est aussi en partie priver l’être humain de sa pensée. Amener les gens vers ce qui leur plaisent naturellement, c’est ne plus jamais perturber ou provoquer leur pensée.
Le problème, c’est que les utilisateurs n’ont pas la main sur les algorithmes. Si je reprends votre exemple d’Amazon : pourquoi ne pourrions-nous pas choisir le type d’algorithme que l’on souhaite ? Un algorithme qui nous recommande ce qui nous plairait dans cinq ans par exemple. Nous dépendons d’algorithmes qui structurent nos vies mais qui n’ont pas le même objectif que nous. Nous sommes captifs.
Votre but final est-il de démocratiser la créativité ? De la dédramatiser aussi ? De permettre à chacun de se sentir éligible à cette façon de penser ?
Il y a une tendance, issue du développement personnel, qui va dans le sens du « tous créatifs ». Cela vient du mythe du self-made man américain, selon lequel il suffit d’avoir des idées pour s’en sortir. Je ne m’inscris pas dans cette voie : cette libération de la créativité frôle parfois l’injonction à la créativité. On a l’impression qu’il faut forcément être un créateur ou un artiste aujourd’hui pour réussir sa vie, c’est une façon de présenter les choses qui complexe énormément de gens. J’ai déjà vu des articles expliquer que « l’Homme ne se réalise qu’en créant ». C’est très violent : l’Homme, selon moi, peut se réaliser en regardant Netflix ou en faisant des randonnées en montagne toute sa vie. Ce sont des activités qui peuvent être bien plus enrichissantes que faire preuve de créativité, qui n’est pas toujours quelque chose d’agréable.
Ce qui m’intéresse, c’est d’avoir une vision plus réaliste de ce sujet, de poser des termes plus simples sur la créativité pour permettre à tout le monde de mieux comprendre de quoi il s’agit, et donc d’en faire un traitement plus pertinent. Je voudrais que les gens créatifs soient plus à même de comprendre comment ils fonctionnent (si ça les intéresse) et que celles et ceux qui ne se pensent pas comme tels apprennent à dépassionner le sujet et à s’en sentir capables.
Entretien réalisé par Paul Grunelius
Cet entretien a été réalisé dans le cadre du projet Blasphème.