À l’occasion du Printemps des Poètes, je suis allée explorer un lieu mythique du Paris lyrique : le Club des Poètes. Retour d’expérience.Â
[caption id="attachment_11551" align="aligncenter" width="960"] Jean-Pierre et Marcelle Rosnay[/caption]Le Club des Poètes.
Îlot flottant au milieu du 7e arrondissement. Lieu d’un autre temps, qu’évoquent plusieurs amis. L’ai-je déjà fréquenté ? Oui, je m’en souviens en poussant la porte en bois pour la seconde fois. Il y a plusieurs années, j’avais accompagné une amie du lycée qui y avait récité un extrait des Poèmes à Lou, d’un timbre si intime, si à propos, que ma pudeur excessive en avait été troublée.
Cinq, six, sept ans plus tard ? Première impression : une odeur de renfermé.
Non, première impression : jeune homme plaisant assis à la table d’en face. Légèrement débraillé sans pouvoir pour autant prétendre au statut de poète maudit. Il ne m’accorde pas le moindre regard. Il semblerait que tout le monde soit vraiment venu pour la poésie.
Deuxième impression : une odeur de renfermé. Mais ce n’est pas bien grave, « c’est dans son jus », se dit généreusement la bourgeoise que je suis peut-être devenue. Mon amie A., dont c’est la troisième fois en ces lieux, apparaît. Nous attendons encore une amie à elle, que je n’ai jamais vue. Plusieurs visages que je n’ai aucune raison de connaître me semblent familiers.
Plus rien, au cours des heures qui vont suivre, ne sera attendu, terne ou univoque. Le décor prend progressivement forme, les acteurs sont prêts, chat compris. Il me semble alors avoir franchi les portes d’un Paris d’un autre siècle, pour plonger dans un bouillon de poésie qui dépasse les vers mêmes des poèmes récités, dont le charme est à portée d’yeux, d’ouïe, de promiscuité.
Renée Chat a grimpé sur les rebords d’une étroite fenêtre carrée et s’apprête désormais à redescendre. Seulement, ladite fenêtre donne sur une table de cinq personnes. Insoutenable suspense. Sa victime la plus probable tente d’anticiper la chute en proposant ses bras au mammifère. Raté.
Renée Chat impose sa chance et va vers son risque.
Alors que les plats se préparent (ce soir soupe aux légumes, bœuf bourguignon ou tarte poireau-chèvre), que notre bouteille de rouge arrive, la salle se trouve rapidement pleine. Il faut s’y prendre tôt pour trouver une place assise, l’endroit est exigu et, comme le souligne Blaise, même si on aimerait bien, on n’a pas les moyens d’acheter l’immeuble d’à côté.
Blaise Rosnay, c’est le propriétaire. Il vient saluer les nouveaux, et je me rappelle alors de lui, cet homme d’une quarantaine d’années, portant béret, lunettes, falzar simple, chemise blanche retroussée. Tout autre aurait l’air déguisé ; lui, ça lui sied parfaitement bien. A. m’explique que c’est le fils du fondateur. Il le rappellera lui-même pour introduire cette soirée consacrée à la poésie féminine, avant de nous lire « Il en tomba combien dans cet abîme », de Marina Tsvetaeva : le Club des Poètes a été fondé par son père, Jean-Pierre Rosnay. Passionné de poésie, l’homme fut Résistant de ses 16 à ses 20 ans, connut Louis Aragon, et anima plusieurs émissions de radio et de télévision avec un même objectif : « rendre la poésie contagieuse et inévitable ».
La survie du Club, qui fêtera bientôt ses 60 ans, doit beaucoup à l’opiniâtreté de la mère de Blaise, Marcelle Rosnay. Muse du fondateur qui l’appelait l’« Égyptienne », car née à Alexandrie, elle aussi est poète. Si le père est mort en 2009, la mère est bien vivante, et sa mémoire impressionnante.
Présente ce soir, elle poursuit sur la lancée de son fils avec un autre poème de Marina Tsvetaeva, le génial « Tentative de jalousie ». Les Russes sont à l’honneur.
Une dame aux cheveux rouges et au béret noir pailleté, manifestement habituée des lieux, dont l’apparence moderne et festive ferait presque oublier l’âge avancé, lui répond par un passage de Napoline, de Delphine de Girardin. « L’argent ! – qui rend l’esprit et le courage nuls/Qui change le génie et l’amour en calculs (…) ».
Elle s’appelle Anne-France, elle déclame férocement bien.
La soirée est lancée. Renaud, autre habitué installé entre Marcelle et Anne-France, propose un poème écrit par Marguerite Yourcenar après la mort du seul homme qu’elle ait jamais aimé. Le poème est très beau. Une femme demande le titre, Renaud l’a oublié.
Toutes les quatre ou cinq récitations, les projecteurs s’éteignent, les lumières de la salle se rallument et Blaise nous propose une pause, avant de revenir « en territoire de poésie ».
Au gré de ces intermèdes, nous faisons la connaissance de nos voisins de tablée. Celui qui se trouve à ma gauche a entendu que mon amie réciterait un poème d’Anna Akhmatova dans le texte, il est intéressé. Il a justement lu cette poétesse hier soir pendant 45 minutes à son fils de 4 ans. Mais là , devant tout ce monde, il se dit trop timide. Professeur de lettres, il m’explique que, en Tunisie, son pays d’origine, il est coutumier de réciter des poèmes à la fin des repas.
Un grand homme maigre qui semble ailleurs et que j’avais aperçu seul près du bar est installé par Blaise à côté d’A. Il s’appelle Igor, il est russe lui aussi. Blaise nous le présente comme un pianiste de grand talent. A. engage la conversation avec lui.
La soirée est déjà avancée quand l’amie d’A. nous rejoint. Étudiante, elle rédige un mémoire sur la place du renard dans les contes Iakoutes. Elle a fait le tour de la Russie il y a quelques années, est tombée amoureuse de la Yakoutie, en Sibérie, et de l’un de ses habitants, un avocat qui vient de la demander en mariage. Un pays qui a une âme, selon elle, contrairement à la France. On sent un retour douloureux à Paris, en attendant le visa qui la ramènera là où « la vie est dure, mais où les gens sont doux ».
Bientôt, c’est au tour d’A. de réciter. Je me sens très chic, avec mon amie bilingue, qui récite deux poèmes en russe et propose pour le second, le sublime « Sonnet du bord de mer », sa propre traduction. La photo est sombre, les bougies ne suffisent pas à capturer l’instant. Tant mieux.
J’ai bu mille verres de vin. J’attends le clafoutis pomme-banane, ayant raté le gâteau au chocolat.
Marcelle Rosnay récite « Recette de Femme », un poème tout à fait scandaleux de misogynie. Drôle d’idée, pour une veille de 8 mars. Son auteur, brésilien, est non seulement poète, mais aussi musicien. Il s’appelle VinÃcius de Moraes, Blaise nous raconte qu’il joua un grand rôle dans la naissance de la Bossa Nova.
« Que les très laides me pardonnent, mais la beauté est fondamentale (…). Il faut que tout cela soit sans être, mais que cela se reflète et s’épanouisse dans le regard des hommes. » Scandaleux au point d’en être irrésistible. J’hésite tout de même avant d’applaudir.
Les récitations commencent à se voir perturbées par le bruit de la porte qui grince en s’ouvrant et en se refermant : les curieux envahissent les derniers mètres carrés disponibles, entre le bar et la porte d’entrée. Je jubile égoïstement, assise sur ma chaise, bien au chaud.
D’autres amis de Blaise sont arrivés, ils récitent derrière le bar à une, deux, trois voix. « Mado » s’attaque à « Je vis, je meurs ; je me brûle et me noie » de Louise Labé, que je connais sans savoir pourquoi. Vient Louise Michel, puis Victor Hugo célébrant Louise Michel. Plus classique, le magnifique « Les yeux d’Elsa ». J’entends Jean Ferrat.
Tout le monde ne déclame pas avec la même superbe, mais cette imperfection participe du charme général. Pas de coupe au montage, pas de classement, pas de prétention.
C’est l’heure des instruments. La soirée avançant, le thème initial s’évapore pour laisser cours à une expression plus libre. Duo improvisé guitare-violoncelle sur des chansons de Cyprès, grand brun barbu et volubile, dont Blaise annonce le concert ici même jeudi prochain. Des chansons joyeuses qui frôlent la mièvrerie chantées au 5e degré, des chansons tristes chantées avec douceur. L’une évoque la place des Abbesses, mon fidèle 18e arrondissement vient me saluer jusque dans la rue de Bourgogne. Ensuite, un luth pour accompagner un poème d’amour chanté en arabe. Puis un Setâr, pour accompagner un poème de Hafez, récité en persan et en français, le joueur de Setâr n’étant autre que l’un de nos serveurs.
Bérénice, rousse aux cheveux frisés vêtue d’une robe à pois, vient m’administrer le coup de grâce : une interprétation magistrale du monologue d’Irma Lambert dans La Folle de Chaillot, de Jean Giraudoux. L’assistance est hilare et soufflée.
Pauline, russe au visage poupin qui fête ce soir son anniversaire, traduit en français avec son accent prononcé un poème de Beckett, « Que ferais-je sans ce monde ? », que son fiancé, très amoureux, très tatoué et très anglais, récite dans la langue de Shakespeare.
Il est une heure passée, nous profitons de la pause suivante pour nous éclipser.
Arrivées à la caisse, le spectacle n’est pas terminé. Blaise voit ses additions dérangées par une jeune femme qui lui raconte, dans un rythme effréné, qu’elle a « chopé un ulcère » après avoir monté un opéra-comique en un week-end. Expérience rendue possible grâce à une rencontre faite au Club des Poètes.
C’était super, elle est ravie.
AM