PROFONDEURCHAMPS

  • Frédéric Bayer Azem : “Le cinéma, pour dire qu’on est vivant”

    La der­nière édi­tion du fes­ti­val Côté court de Pan­tin a été l’oc­ca­sion de s’abreu­ver de pro­po­si­tions ré­jouis­santes (en haut du pa­nier, le chef d’oeuvre de Ber­trand Man­dico), même si une cer­taine dé­cep­tion poin­tait pour les films en com­pé­ti­tion, man­quant sin­gu­liè­re­ment d’élan et d’idée dans le geste. En­core une fois, il fal­lait traî­ner ses guêtres en sec­tion ex­pé­ri­men­tale ou pa­no­rama pour ren­trer dans d’autres mondes et per­cep­tions.

    Le film qui m’a sem­blé le plus im­pres­sion­nant en termes de ter­ri­toires à dé­fri­cher a été sans conteste Les Ven­déennes de Fré­dé­ric Bayer Azem et Jo­han Mi­chel. C’est le qua­trième film de Bayer Azem à Pan­tin, mais pour­tant seul Ge­ro­nimo a eu les hon­neurs de la com­pé­ti­tion (avec, à la clé, la men­tion spé­ciale du jury de la presse). Tous ses films sans ex­cep­tion sont pour­tant des mé­téo­rites sen­so­rielles et des ob­jets pas­sion­nants. On m’avait pré­ve­nue que le gar­çon avait un ca­rac­tère bien trempé, qu’il pou­vait être le plus doux des hommes et la se­conde d’après, si un mot lui dé­plai­sait, vous en­voyer ver­ba­le­ment dans les cordes. Il me fixe ren­dez-vous dans un bar pé­niche ou un ta­raf rou­main joue à toute ber­zingue, sous les yeux d’un Bayer Azem qui ne tient plus en place. L’en­tre­tien sera plu­sieurs fois in­ter­rompu pour al­ler dan­ser avec lui ! Je vous laisse ima­gi­ner mon désar­roi pour re­trans­crire ce mo­ment chao­tique.

    Fred Bayer Azem

    Ma­lika : Com­ment un film comme Les Ven­déennes peut trou­ver sa place dans le pay­sage du court ?

    FBA : Il n’a pas sa place. Tout le monde s’en fout des Ven­déennes.

    Ah… Tu as l’im­pres­sion que ça va être dif­fi­cile à dif­fu­ser ?

    J’es­saye avec mes pe­tits moyens de par­ta­ger le film mais sa­chant le peu d’ou­ver­ture des co­mi­tés de sé­lec­tion c’est un peu com­pli­qué. Les Ven­déennes n’est pas un film li­sible, qui “fonc­tionne”, si je puis dire. Et les fes­ti­vals veulent des films qui fonc­tionnent, un peu comme on veut un grille pain qui fonc­tionne. Là, c’est un ba­teau qui tangue et c’est sa pre­mière qua­lité.

    Com­ment s’est passé le pro­ces­sus d’écri­ture ? On reste sur une fraî­cheur as­sez vi­vi­fiante, comme l’en­vie de ne sur­tout pas faire le “ci­néma des autres”. De tour­ner pour dé­cou­vrir son propre ci­néma. Mul­ti­plier les va-et-vient, mais en étant tou­jours gé­né­reux.

    Avec Jo­han, nous sommes par­tis avec une idée un peu som­maire : un père et son fils partent en va­cances et ils ren­contrent deux filles et un drôle de type. On avait rien d’autre. On ar­ri­vait sur­tout avec des di­rec­tions et des idées ha­sar­deuses avant de tour­ner. On grif­fon­nait des trucs, etc. On ins­tal­lait un cadre et on voyait com­ment les choses pou­vaient éven­tuel­le­ment dé­ra­per. Je pense que Jo­han et moi, on gratte non pas pour trou­ver le truc sous la peau mais pour sa­voir pour­quoi on gratte. C’était as­sez ex­ci­tant de tra­vailler comme ça. Moi, j’étais plus aux aguets pour bri­ser le fil, pour jouer une fausse note, quand Jo­han lui, était plus dans la mu­sique d’un texte. D’ailleurs la ge­nèse des si­tua­tions est plus due à lui qu’à moi.

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    Il faut aussi dire qu’il écrit ad­mi­ra­ble­ment bien. Moi j’ai tou­jours l’im­pres­sion que le texte étouffe les per­son­nages, donc ma foi me donne confiance pour ne pas avoir peur d’user de pe­tites crottes de mots ou de gestes. Je me dis que j’ar­ri­ve­rai bien à en faire quelque chose de beau. Moi je viens du rap, donc re­mettre en ques­tion l’écri­ture, j’ai pas peur de ça. J’ai grandi avec des ga­mins de dix ans qui pou­vaient écrire des purs trucs avec de la dex­té­rité ver­bale, ils fou­taient la loose aux in­ter­ve­nants mu­sique qui ve­naient à la MJC. Ils ve­naient nous voir avec leurs gui­tares pour qu’on chante du Té­lé­phone. On sa­vait tous ce qu’était une as­so­nance et eux il ar­ri­vaient avec “Cen­drillon”…

    Tu re­bon­dis sur le hip hop et tu as­sumes vrai­ment cette culture ou un goût pour les films de kung fu ou de sabre et tu m’as dit que les fi­gures de Jo­han, c’étaient plus Du­ras, Moul­let, Ro­zier. Le pre­mier film de Jo­han, La Pro­me­nade, est vrai­ment très beau. Mais vous deux en­semble, il y a comme un en­vol car on sent ton sens du dy­na­mi­tage, l’en­vie de ne ja­mais être figé. Com­ment ça s’est passé au mon­tage avec Jo­han ? C’est in­croyable cette fa­çon d’as­su­mer la coupe. Tu parles de rap et on peut re­bon­dir sur la rime en soi. Comme si la fa­çon de cou­per la phrase avant la rime comp­tait plus que la rime. Mais tou­jours dans le but de ma­ni­pu­ler la langue et la nar­ra­tion…

    Jo­han et moi, on a juste bossé deux jours sur le mon­tage et en­suite comme j’ai vu que nous n’avions pas du tout le même sens du ti­ming, j’ai pris l’ini­tia­tive de bos­ser seul avec Ariane Bou­kerche. Le mon­tage a été très agréable car Ariane a ce truc très in­tui­tif que j’ap­pré­cie. Elle n’en­vi­sage pas la coupe comme une fin en soi mais comme une fa­çon de ré­in­ves­tir sans cesse une zone de jeu. Je vou­lais presque conce­voir le mon­tage comme un bon vieux disque de samba. Qu’on frappe dans les mains, qu’on chante en chœur, avec du cœur. Et d’un coup, la rage au ventre ar­rive. Mais le cri de co­lère re­de­vient de la joie.
    C’est as­sez drôle car sur le tour­nage, on écou­tait des trucs comme “Canto Das Tres Ra­cas” de Clara Nunes. Il y a peut-être un truc car­toon aussi, que j’ai com­mencé à pen­ser à par­tir de “Pan”. J’aime bien ce truc gruyère du mon­tage. Plus on ar­rive pas à trou­ver le rythme d’un film, plus ça m’ex­cite. Je ne consi­dère pas le plan comme le mi­roir du réel mais comme un es­pace pour ima­gi­ner et créer mon bor­del. En­suite, je tranche ! Pas d’ex­pli­ca­tion, au plus fort du geste, paf tu coupes. C’est sou­vent comme ça qu’on ti­tille l’émo­tion. Pour moi,cou­per, c’est di­la­ter, of­frir des pos­si­bi­li­tés au pu­blic. Si le plan, c’est juste un bi­jou qu’on ex­hibe, je vois pas l’in­té­rêt. Quand tu as vu Fleurs d’équi­noxe de Ozu, tu en as rien à foutre de voir le plan sé­quence unique de Vic­to­ria. Si je m’ex­prime avec des el­lipses et des rup­tures, c’est uni­que­ment pour confron­ter deux blocs d’af­fects. Entre les images, il faut créer de la conta­mi­na­tion. Quand avec Ariane, on ba­lance su­bi­te­ment des images de Zla­tan Ibra­hi­mo­vic à la pêche, c’est parce qu’on sait à un mo­ment que c’est dans le mou­ve­ment du film, que c’est cette dif­fé­rence in­con­grue qui crée l’unité du film.

    Il y a ce der­nier plan in­croyable avec ce mou­ve­ment de ca­méra qui na­vigue entre le so­leil, une col­line, le vi­sage du père, pour fi­nir sur une ri­vière et cette ba­lade en barque. Comme la scène juste avant est très émou­vante, avec les ven­déennes qui pleurent, on pour­rait voir ça comme une fuite, quelque chose de vrai­ment ter­rible, mais non en fait, la mé­lan­co­lie vogue vers d’autres pro­messes. Cela me fait pen­ser à la fin de Adieu Phi­lip­pine de Ro­zier…

    On a tous été mar­qués par Pia­lat qui dit “la tris­tesse du­rera tou­jours”, mais je n’ai pas en­vie de prendre ça au sé­rieux. Même dans la tris­tesse, il faut tou­jours gar­der une dis­tance. J’ai com­pris ça en li­sant Vir­gi­nia Woolf. Lors­qu’on filme l’aban­don des hommes et So­phie Cla­vai­zolle en train de pleu­rer, on est déjà loin de ce sen­ti­ment. On me parle sou­vent de mé­lan­co­lie mais je me mé­fie de ça. La mé­lan­co­lie c’est pas une phi­lo­so­phie, un truc qu’on ana­lyse, c’est juste le plus beau des sen­ti­ments. J’aime la tris­tesse qui ins­pire avant tout la mé­lo­die, pas l’en­vie de dé­truire. Je vois de plus en plus de films se di­ri­ger vers ça, des per­son­nages qui su­bissent tel­le­ment fort une vio­lence qu’ils pro­jettent à leur tour une image atro­ce­ment vio­lente de l’hu­ma­nité, et ça ne me touche pas beau­coup. Où est la foi en l’hu­main quand on ne se pose pas la ques­tion de sa­voir ce qu’on fait de cette souf­france ? Moi, je m’en tape que Ha­neke me dise “l’homme est un loup pour l’homme”. Ouais mec, et alors ? Et en­suite ? Les tar­tines à la Kun­dera sur “mé­pri­ser pour mieux ai­mer”, c’est pas mon truc et en plus, c’est chiant à lire. Je pré­fère les his­toires d’ado(e)s prêts à tout pour l’amour, eux ils ne trichent pas. Ou les girls band des an­nées 60, genre les Crys­tals ou les Ro­nettes. (Fré­dé­ric com­mence à fre­don­ner le re­frain de “Be my baby”) “So won’t you, please, be my be my baby. Be my lit­tle. baby my one and only baby. Say you’ll be my dar­lin’, be my be my baby. Be my baby now, my one and only baby”. J’ai­me­rais faire des films avec une telle in­ten­sité, que même au bord du gouffre, mon ci­néma soit une joie, un peu comme un rite pour dire “je suis vi­vant”.

    Cette ur­gence de vi­brer se sent aussi dans la forme de tes films qui crient presque un be­soin d’in­ven­ter en per­ma­nence. Mais dans Les Ven­déennes, il y a comme un apai­se­ment, ça ne passe ja­mais par la force. Cela ren­force un côté pic­tu­ral mais je ne parle pas que de cadres, je parle aussi de cou­leurs ou de la plé­ni­tude d’un pay­sage. Ma­rie Fages a fait un tra­vail ad­mi­rable a la lu­mière, avec un vul­gaire 5d. Il y a tou­jours la vo­lonté de s’amu­ser avec la pro­fon­deur. J’ai vrai­ment du mal à croire que vous n’avez rien pré­paré…

    Si, si, je te jure, on est parti vrai­ment en mode branle-nouille. On tour­nait au jour le jour sans vrai­ment sa­voir ou on al­lait et c’est très bien comme ça. On se fou­tait com­plè­te­ment d’être co­hé­rent. Cela n’a pas for­cé­ment été simple pour les co­mé­diens car Jo­han et moi, on as­su­mait presque de les lâ­cher dans la na­ture. Notre fa­çon de di­ri­ger les co­mé­diens était as­sez bal­bu­tiante, je crois qu’on s’en fou­tait un peu. C’est drôle car d’ha­bi­tude c’est une pré­oc­cu­pa­tion chez moi, mais là non. Je sen­tais qu’il fal­lait prendre ce risque. Gis­lain Lannes, qui est for­mi­dable dans le film, nous en veut un peu. Je crois qu’il a vu ça comme une sorte de mé­dio­crité, ne pas vou­loir son­der les qua­li­tés et les dé­fauts de cha­cun. Moi, si c’est pour en­tendre “l im­pro­vi­sa­tion, ça se pré­pare”, ça ne m’in­té­resse pas.
    J’aime par­tir quelque part en sa­chant que je ne sais rien et que je veux tout dé­cou­vrir. J’aime bien quand les co­mé­diens ne sont pas au même ni­veau en termes de rythme, d’in­tui­tion, de mu­si­ca­lité, ça me touche beau­coup. L’im­pro­vi­sa­tion, c’est pas une science, c’est quelque chose d’in­son­dable. Il faut vou­loir y al­ler et ac­cep­ter de se cas­ser la gueule. J’adore ce sen­ti­ment que quelque chose ar­rive par ac­ci­dent, juste parce qu’on est là en­semble, à ce mo­ment-là, dans ce lieu pré­cis. In­ven­ter de l’in­connu a tou­jours été un mo­teur pour moi, quitte à prendre le risque de pas­ser pour un bran­leur, fran­che­ment je m’en tape. L’apai­se­ment dont tu parles, c’est grâce à Jo­han. Il a beau­coup de cœur, énor­mé­ment de pa­tience et d’at­ten­tion pour les gens et pour la na­ture qui l’en­toure. Sa pré­sence m’a fait du bien, même si ça n’a pas été fa­cile pour lui et pour l’équipe. Il m’ar­ri­vait as­sez sou­vent de pi­quer des co­lères. J’avoue que je me sen­tais se­vré de quelque chose. Tu sais, j’ai be­soin de dé­fi­gu­rer un peu les co­mé­diens, que leurs vi­sages se tordent, que leurs corps fi­nissent à terre. D’une cer­taine ma­nière, je pense que j’ai es­sayé de re­trou­ver mon en­vie d’écla­te­ment au mon­tage. C’est mon côté ka­mi­kaze. Puis, j’écoute “Toy­land” de Ja­ckie McLean, je trippe et ça me calme.

    Tu me di­sais l’autre jour que Sa­rah Ra­maully et So­phie Cla­vai­zolle te tou­chaient beau­coup alors que sur le tour­nage et au mon­tage, tu pes­tais presque contre elles. C’est très in­té­res­sant car j’ai vu ces filles comme des fan­tômes. Je les voyais presque sor­tir de chez Coc­teau. Dans tes films, il y a tou­jours quelque chose de l’ordre de l’ap­pa­ri­tion.

    C’est vrai que sur le tour­nage, j’avais en­vie de se­couer un peu Sa­rah et So­phie. Le souci, c’est que les per­son­nages mas­cu­lins font un peu les ca­dors. Moi je suis un ac­teur li­mité donc j’es­saye de com­bler par ma ca­pa­cité à dé­sa­cra­li­ser le plan en gi­clant de­dans et Au­ré­lien Per­eol est un type qui a une ai­sance ver­bale as­sez hal­lu­ci­nante, ca­pable peut-être de vous étouf­fer. Donc on pre­nait le risque d’avoir des per­son­nages fé­mi­nins à l’ombre des pi­tre­ries des mecs. Mais ce que je pre­nais comme une in­ca­pa­cité à re­bon­dir était en fait un in­croyable sens de l’hu­mi­lité et de l’écoute. Pour­tant, elles de­vaient se dire “mais qu’est-ce qu’on fout bor­del ?”, mais à la fin du mon­tage, j’ai com­mencé à mieux les re­gar­der et c’est fou comme elles sont justes. Elles ont réussi à im­po­ser une autre to­na­lité et à trou­ver le pou­mon du film, si je puis dire. Les ap­pa­ri­tions, ça vient peut-être de mon en­vie de rê­ver éveillé. Je pré­fère par­tir du loin­tain pour ap­pro­cher la pré­sence. Der­rière les per­son­nages, il y a une part de mys­tique qu’il faut al­ler cher­cher. Chez Sa­tya­jit Ray, ils ont l’air de re­naître à chaque plan et c’est ça qui me touche. 

    Le film cultive un pe­tit quelque chose de fé­mi­niste dans cette fa­çon de re­pré­sen­ter les hommes, tou­jours un peu ri­di­cules et ces ven­déennes qui fi­nissent par être au car­re­four de quelque chose de beau­coup plus fort que tout car vous leur of­frez quelque chose de my­thique…

    Ah tu trouves ? Hum… je ne sais pas. Une co­pine me di­sait qu’elle avait été dé­çue car elle trou­vait que dans mes autres films les femmes étaient comme des déesses, plus puis­santes que les hommes. Mais là non… Elle n’a pas tort je trouve et ça m’em­merde un peu. Les na­nas dans le ci­néma français, c’est triste. Elles ne sont là que pour ques­tion­ner les dé­sirs et mo­ti­va­tions de ces mes­sieurs. Je n’en peux plus d’en­tendre des blai­reaux dire qu’une femme sous sa douche, c’est sen­suel. Je n’aime pas trop par­ler de ça, je suis un mec donc même avec les meilleures in­ten­tions du monde, je sais que je se­rai tou­jours à côté de la plaque. J’ai des co­pines qui se ré­jouissent de voir de plus en plus de réa­li­sa­trices, mais j’ai l’im­pres­sion qu’on a sur­tout be­soin de pro­duc­trices ou de femmes qui soient dans les or­ganes de dé­ci­sion. Parce que fi­na­le­ment, qui choi­sit que telles femmes pour­ront faire tels films ? Des mecs. Au 19ème siècle, les ju­rys des sa­lons de pein­ture étaient des mecs et at­ten­daient que les femmes ar­tistes fassent des na­tures mortes ou des bou­quets de fleurs à la con mais sur­tout pas de re­pré­sen­ta­tions de l’His­toire. L’autre jour, j’ai maté le trom­bi­no­scope du fes­ti­val de Cler­mont et je me suis amusé à re­gar­der qui était dans les co­mi­tés de sé­lec­tion : qua­torze mecs et trois filles !

    Ar­rête, dis pas ça, tu vas te griller pour Cler­mont…

    Je suis déjà grillé… Tu as vu la gueule des Ven­déennes ? C’est im­pos­sible qu’ils prennent un ma­chin comme ça. Cela fait tout de même quatre films que je fais et je com­mence à être lu­cide sur ce que les fes­ti­vals aiment ou pas. Je suis tout de même scep­tique sur cer­tains suc­cès. Tu as vu Guy Moc­quet ? J’ai l’im­pres­sion que le film marche car le pu­blic consi­dère in­cons­ciem­ment que le hé­ros est une ex­cep­tion. J’aime bien ce ga­min qui veut en pas­ser par quelque chose de che­va­le­resque pour em­bras­ser sa belle, mais à côté de ça, les autres per­son­nages n’existent que dans le  cli­ché de la vi­ri­lité af­fir­mée du “mec de quar­tier” genre “je suis un mec, j’ai des grosses couilles, point barre”. A Cler­mont, j’avais dis­cuté avec des gens qui ai­maient le film et ça fai­sait un peu froid dans le dos. Ils étaient per­sua­dés que l’amour, la gé­né­ro­sité dans les sen­ti­ments et la ten­dresse ne sont pas des va­leurs qu’on re­trouve dans les quar­tiers po­pu­laires.  Des gens de gauche en plus ! On a dé­glin­gué Hor­te­feux avec son “re­gar­dez cet arabe est comme nous, il mange du porc”, mais le pe­tit mi­lieu cultu­rel de gauche fait la même chose. Dès qu’ils voient un noir ou un arabe qui lit un livre, ils ont des étoiles dans les yeux. Wouah… ils ont ja­mais vu ça. “Re­gar­dez c’est ma­gni­fique, ils sont comme nous”. Quand Abd El Ma­lik cite De­leuze, ils ju­bilent. Quand Ke­chiche s’amuse avec Ma­ri­vaux, ils ont la gaule. Ils croient quoi ? Que lire dans les quar­tiers est aussi rare qu’un jour­na­liste noir à Li­bé­ra­tion ? Moi, la der­nière fois que je suis re­tourné voir des potes, j’ai croisé un jeune qui li­sait du James Bald­win dans la cage d’es­ca­lier et je vois quoi dans le wa­gon bar du TGV pour ren­trer a Pa­ris ? Quatre per­sonnes avec le livre de Trier­wei­ler !

    Le ci­néma fran­çais in­fé­rio­rise fi­ne­ment l’iden­tité col­lec­tive des autres pour mieux cher­cher à la ra­me­ner à soi, en fai­sant mine de dire que la di­ver­sité, c’est for­mi­dable. Le film qui a eu le prix du pu­blic à Pan­tin plaît car il cris­tal­lise le dé­sir de la so­ciété fran­çaise de dé­voi­ler la femme mu­sul­mane, de la voir adop­ter les mêmes codes sexuels qu’elle. C’est un peu “sois comme nous et coupe le cor­don avec les pra­tiques ar­chaïques de ta culture”. Le film plaît à gauche mais on voit aussi un site d’ex­trême droite qui en fait la promo. La ques­tion est de se de­man­der pour­quoi. Cela dit for­cé­ment quelque chose sur l’état du pays. Tu sais que si tu tapes “beu­rette” dans “google”, tu tombes que sur des sites de cul ?  Il faut ab­so­lu­ment lire un texte de Fas­sin qui s’ap­pelle “voi­ler les beu­rettes pour les dé­voi­ler : les doubles jeux d’un fan­tasme por­no­gra­phique blanc”. Dans Ge­ro­nimo, il y a cette ré­plique qui ré­sume ta po­si­tion quand Oli­vier Chan­treau dit à l’en­fant “ma pote c’est un so­leil, elle li­bère les gens” et que l’en­fant ré­pond “non c’est bon, moi je me li­bère tout seul”.

    Tu sais, on n’a pas beau­coup bougé sur ces ques­tions. Fin 19 ème en Egypte, les femmes chré­tiennes, juives et mu­sul­manes por­taient le voile mais pour­tant le sys­tème co­lo­nial an­glais n’avait choisi de ne ci­bler ses at­taques que contre le pa­triar­cat mu­sul­man. En 1958, à Al­ger, le sys­tème co­lo­nial fran­çais or­ga­nise une mise en scène gro­tesque de dé­voi­le­ment sur la place pu­blique, tout ça sous l’ar­gu­ment de l’éman­ci­pa­tion des femmes in­di­gènes. En France, beau­coup de gens se dé­couvrent sou­dain fé­mi­nistes mais seule­ment dès qu’il s’agit de pen­ser le sexisme de l’autre. Je ne vais pas re­bon­dir sur le film dont tu parles mais je vais juste te par­ler d’une nou­velle très belle de Jo­seph Boy­den que j’aime beau­coup. C’est l’his­toire d’un prêtre chré­tien dé­pê­ché pour ani­mer les messes dans une ré­serve d’une com­mu­nauté in­dienne. Il est com­plè­te­ment ob­tus et re­fuse que lors d’un en­ter­re­ment, on joue du tam­bour. Pen­dant toute l’his­toire, le prêtre se lance dans des di­gres­sions et des dis­cours pa­ter­na­listes sur les rites in­diens qu’il ne voit que comme des atro­ci­tés païennes. Il y a un pas­sage dont je me rap­pelle quand il parle à une bonne sœur re­belle : “Notre mis­sion est simple : je­ter la lu­mière de Dieu sur un peuple qui vit dans les té­nèbres. Si leur langue meurt, si leurs cou­tumes dis­pa­raissent, s’ils se laissent ga­gner par la culture do­mi­nante, telle est la vo­lonté de Dieu“…

    En­tre­tien réa­lisé par Ma­lika Rossi