Il nous fait rêver, il nous permet d’atteindre ce petit bout de la métaphysique de l’homme qui nous échappe à chaque fois, il est le complément poétique à notre existence triste et mécanique, enfin, il est le souffle lumineux qui nous emmène là où l’on ne peut pas arriver tout seuls. Facile. Début du lycée, on sort de l’âge de la douce inconscience vers la fausse conscience errante, le vocabulaire philosophique commence à venir et l’excitation extasiante de l’ambition créative explose. C’est comme ça qu’on veut parler de lui à ce moment-là. Ce qu’on ne sait pas encore, et la majorité des gens ne s’en apercevra jamais, c’est qu’en réalité, ce mec se prépare à nous pourrir la vie.
Découvrir Fernando Pessoa constitue la disgrâce des adolescents mélancoliques portugais. C’est un véritable carnage poétique. Toute volonté et capacité créatives du jeune immature sont ravagées et annihilées. Avant, on aimait bien s’asseoir le soir pendant des heures devant cette feuille de papier sur laquelle on faisait exprès d’expirer la fumée de la cigarette. C’est une feuille toute pleine de non-sens auxquels on attribue une valeur incalculable et qu’on protègerait avec notre vie, plus par honte que notre ridicule vaine artistique forcée soit découverte par quelqu’un, que parce qu’on croit à la qualité de nos vers. Après Pessoa, cette visqueuse recherche du bonheur par la tristesse mélancolique, cette volonté ingénue d’inventer en nous les malheurs qui nous permettrons de créer, la beauté de l’imagination déambulatoire qu’on s’impose, enfin, toutes nos ridicules ambitions artistiques disparaissent le jour où, en arrivant en cours de littérature, la professeur, au timide sourire tremblant de froideur, annonce d’un ton sévère: “aujourd’hui, on commence Pessoa”.
A partir de ce jour, à chaque fois qu’on entre-ouvre les yeux comme pour regarder l’horizon du haut d’une montagne, qu’on se laisse transporter par les nocturnes de Chopin ou les interminables soupirs d’Enya, qu’on allume une seule petite lampe de notre chambre pour lui donner un air romantique propice à la création, qu’on attend d’une douce anxiété que les mots surgissent de quelque inspiration providentielle supposée venir naturellement par la confiance faite au poète qu’on sait habiter en nous et qui finirait par se révéler spontanément, Pessoa revient pour hanter la feuille vide sur laquelle on se penche. Comme une ombre de beauté trompeuse, il nous fait croire, au début, qu’une force divine issue de nous-même est venue nous inspirer expliquant que soudainement nous fûmes capables de créer des images et pensées d’une qualité et profondeur artistiques incalculables. Ce n’est qu’après qu’on comprend que tout vient de lui. C’est lui qui a eu ces idées, qui a imaginé ces lieux, qui a défendu ces théories, qui a créé ces images contagieuses qui nous reviennent à l’esprit à chaque fois qu’on essaie d’écrire. Il a été tout le monde, partout et de toutes les manières. Ce qu’on croyait être une simple source d’inspiration devient alors une épidémie. L’esprit de certains est plus dangereux que leur vie. Ce petit homme sombre, que la mort a libéré de l’alcool, reviendra toujours de son tombeau royal pour emprisonner nos pensées dans les siennes et nous faire écrire ce qu’il a voulu écrire, sans qu’on le comprenne.
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“Ah, si je n’étais pas tout le monde et partout!”
Alvaro de Campos – Ode Triunfal
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C’est peut-être un esprit aussi enfantin que le nôtre à cette époque qui a cependant produit une des plus belles et glorieuses œuvres de la langue portugaise. Atteint d’un syndrome très caractéristique de quelques portugais suffisamment intelligents pour connaître l’Histoire mais assez obsédés pour s’aveugler dans la lecture qu’ils en font, Pessoa rêvait de l’ascension d’un Quint Empire Portugais qui dominerait le monde et exercerait son influence sur tous les peuples. Cette discrète rage (venant du fait de vouloir la reconnaissance absolue et la réaffirmation impériale d’une nation qui naïvement croit en son passé plus qu’en son présent pour conquérir le futur), l’a amené à créer les plus impressionnantes glorifications des grands rois de l’Histoire, des grands marins qui ont découvert le Nouveau Monde et des puissants guerriers qui ont combattu au nom du Christianisme. Des rois poètes qui ont “planté les navires du futur” (poème à Dom Dinis), aux capitaines prêts à défier l’impétuosité des océans inconnus, passant par des bergers qui ont pris les armes contre l’Empire Romain, Mensagem (Message, 1934) n’a qu’un seul objectif: exalter l’immense courage dans l’esprit d’un peuple déterminé à conquérir les mers et sentant dans la brise maritime l’éternité de la gloire.
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“Ó mer salée, combien de ton sel
Sont des larmes du Portugal !
Pour te croiser, combien de mères ont pleuré,
Combien de fils ont en vain prié!
Combien de fiancées ne se sont pas mariées
Tout pour que tu fusses à nous, ó mer !
Cela valut la peine ? Or, tout vaut la peine
Si l’âme n’est guère petite.
Qui veut passer au delà du Bojador
Doit passer au-delà de la douleur.
Dieu à la mer le danger et l’abîme a donné
Mais il fit du ciel son miroir.”
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Mar Português, Mensagem 1934
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En dehors de Mensagem, on ne sait pas si on peut vraiment parler de Pessoa lorsqu’on s’intéresse à son œuvre. Il faut qu’on cesse de dire “Pessoa pense ceci, Pessoa écrit cela”. On ne sait plus qui il est, quel est son vrai style, qu’est ce qui l’attire vraiment. On le perd de vue comme s’il fuyait le lecteur en offrant une immensité de remplaçants.
Á l’âge de six ans, Fernando Pessoa crée son premier hétéronyme: un jeune chevalier, auteur de plusieurs récits d’aventures et qui habitait dans l’imaginaire du poète. Cinq ans plus tard, il en crée un deuxième, qui écrit des lettres à Pessoa lui-même. A partir de là, il crée un vaste univers de personnalités et forces agissant en lui et qui le rendent un des poètes les plus complexes et incompréhensibles du XXème siècle. Étouffé par 72 hétéronymes, chacun avec une biographie propre, un horoscope, une personnalité, des intérêts, goûts et idées différents, Pessoa devient un simple auteur parmi tous ceux qui vivent en lui. Plongé dans un profond mysticisme et occultisme, il s’auto-intitulait le “drame en personne” et permettait que ses hétéronymes habitent librement dans son esprit, partant et revenant, s’interposant et s’accumulant.
Ce fut essentiellement à partir de trois hétéronymes que Fernando Pessoa affirma sa connaissance de l’âme humaine et des plus profonds secrets de l’esprit. Alvaro de Campos, un de ces trois principaux, eu lui-même trois phases de création différentes. Entre le symbolisme décadent, le futurisme sensationnaliste et le nihilisme intimiste, il était constamment à la recherche de nouvelles sensations violentes, que ce soit dans le bruit ou mouvement brutal et mécanique des grandes machines industrielles qu’il exaltait comme étant le prodige de la société moderne, ou en se redressant, incompris et marginal, sur le vide de l’existence.
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« Je ne suis rien.
Ne serai jamais rien.
Ne peux vouloir qu’être rien.
À part ça, je possède en moi tous les songes du monde. »
Alvaro de Campos, Le bureau de tabac, 1928
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Ricardo Reis, un médecin monarchiste, était un néo-classique autodidacte. Stoïque, épicurien, son œuvre est marquée par une constante recherche de l’équilibre et une clarté paisible et disciplinée. Après lui, vient le maître de tous les hétéronymes, l’unique et singulier Alberto Caeiro, de qui Ricardo Reis était le disciple. La simplicité du style, le rejet de la société, des idées, des concepts et efforts intellectuels philosophiques, sont présents à chaque vers. Aimant profondément la nature dans son état le plus pur, il tente constamment d’éviter sa fatale et incontournable incohérence: celle d’écrire des poèmes marqués par une intelligence extrêmement fine et objective, mais défendant en même temps que “penser c’est être malade des yeux”.
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“Je n’ai pas de philosophie: j’ai des sens…
Si je parle de la Nature, ce n’est pas car je sais ce qu’elle est.
Mais car je l’aime, et je l’aime pour ça,
Car qui aime ne sait jamais ce qu’il aime
Ni pourquoi il aime, ni ce qu’est aimer.”
Alberto Caeiro
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Face à l’obscurité et la complexité de l’esprit de Fernando Pessoa, la première chose qu’on a tendance à penser est: “Fou. Complètement fou”. Peut-être que Pessoa était fou. Mais peut-être aussi, n’a-t-il eu que la dérangeante patience de découvrir, organiser et donner une voix propre aux plusieurs facettes que chacun porte métaphysiquement en soi mais se sent trop effrayé et démotivé d’en reconnaître l’existence dans sa confortable paresse ignorante.
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“Je ne change pas, je voyage…”
Fernando Pessoa
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Lourenço Jardim de Oliveira