Dans une page indigne d’Italo Calvino, Italo Calvino, après avoir recommandé Trois Contes de Gustave Flaubert, se risque : « Et même, ceux qui ont moins de temps peuvent bien laisser de côté Hérodias – dont la présence dans le livre m’a toujours paru faire montre d’un manque d’esprit de suite, et être redondante – et concentrer toute leur attention sur Un cœur simple et Saint Julien » (Pourquoi lire les classiques, Seuil, 1993, p. 106).
Calvino a raison sur un point : le troisième conte, Hérodias, est raté, en tout cas très inférieur aux deux autres. Quand le livre parut, en 1877, Hyppolyte Taine fut le seul à lui accorder la préférence, et peut-être pour dénigrer les travaux d’Ernest Renan, par comparaison.
L’erreur de Calvino vient de ce qu’il ne conçoit pas le raisonnement suivant : Hérodias est raté et Flaubert était assez grand écrivain pour le savoir. Pourtant, Flaubert – l’exigence personnifiée ! – a publié Hérodias à la suite des deux autres. Il faut donc en déduire que ce troisième conte est indispensable à la compréhension de l’ensemble ; loin d’être « redondant », il complète Un cœur simple et La Légende de saint Julien l’Hospitalier ; il prouve « l’esprit de suite » qui lie les trois textes ; il en donne la clé. Cette hypothèse est confirmée par le titre : Trois Contes. Flaubert a voulu que ses contes soient trois, qu’ils forment un triptyque.
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Mais jouons les naïfs et ouvrons le livre.
Un cœur simple commence ainsi : « Pendant un demi-siècle, les bourgeoises de Pont-l’Évêque envièrent à Mme Aubain sa servante Félicité. » La phrase est saisissante de précision, qui livre deux noms de personne, un de lieu, une durée, en même temps qu’elle suggère une société figée, inégalitaire et mesquine, qu’elle nous fait entendre la monotonie, le vide et la férocité des conversations.
Ce n’est pas tout.
Trois mots ont une connotation religieuse : évêque ; envièrent, puisque l’envie est un des sept péchés capitaux ; félicité, soit le bonheur de ceux qui verront Dieu. Or c’est le sujet du conte, comme le prouve sa fin : « Et, quand elle exhala son dernier souffle, elle crut voir, dans les cieux entr’ouverts, un perroquet gigantesque planant au-dessus de sa tête ». Que, dans sa naïveté, Félicité confonde une colombe et un perroquet ne change rien à l’affaire : c’est le Saint-Esprit qui descend. Quoi d’étonnant ? Ne lit-on pas, dans le Sermon sur la montagne : « Heureux les pauvres en esprit, car le royaume des cieux est à eux (…) Heureux ceux qui ont le cÅ“ur pur, car ils verront Dieu » (Matthieu, V, 3 et 8). Pour une servante au cÅ“ur simple qui s’appelle Félicité, qui n’avait rien à envier à sa patronne et qu’on a souvent vu prier, c’est bien le moins qu’elle quitte la Normandie pour le Paradis, le Second Empire pour l’empyrée.
Autant Félicité était simple, autant Julien semble énigmatique. Le deuxième conte nous transporte dans un décor de hennins, de ponts-levis et de gibier. « Et Julien monta vers les espaces bleus, face à face avec Notre-Seigneur Jésus, qui l’emportait dans le ciel. » C’est une vie de saint, comme si Flaubert avait voulu donner à  La Légende dorée de Jacques de Voragine (1255) les pages inspirées qu’on y cherche en vain. Luxe rare chez Flaubert, il y a même une phrase laide et fautive : « Le rebord du vallon était trop haut pour le franchir » ; – « Inadmissible », écrivait André Gide à Tunis, le jour de ses soixante-treize ans (Journal, 22 novembre 1942).
Jusqu’à la dernière phrase – « Et voilà l’histoire de saint Julien l’Hospitalier, telle à peu près qu’on la trouve, sur un vitrail d’église, dans mon pays », – l’auteur privilégie la focalisation interne ; Hérodias au contraire est écrit « du point de vue de Dieu ».
Le sujet du troisième conte vient des évangiles attribués à  Matthieu (XIV, 1-12) et à  Marc (VI, 14-29). On reconnaît Hérode, tétrarque de Galilée, Vitellius, futur empereur, Salomé, Jean-Baptiste ; sous le nom d’Iaokanann, c’est ce prophète qu’on décapite : « La lame aiguë de l’instrument, glissant du haut en bas, avait entamé la mâchoire. Une convulsion tirait les coins de la bouche. Du sang, caillé déjà , parsemait la barbe. Les paupières closes étaient blêmes comme des coquilles ; et les candélabres à l’entour envoyaient des rayons. »
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Si l’on récapitule, on a donc un triptyque qui comprend : sur un volet latéral, une servante en orant, contemporaine de l’auteur, avec le Saint-Esprit au-dessus d’elle ; sur le panneau central, un saint de légende qui porte le Christ ; et sur l’autre volet, la tête du Baptiste sur un plat d’orfèvrerie. L’ensemble forme une sorte de retable, presque peint tant les couleurs sont vives, presque sculpté tant le décrit est saillant, – et Calvino salue ici un art « visuel » qu’il rapproche de la tapisserie, de la miniature, du « vitrail de cathédrale » (p. 107), – un retable de mots.
En publiant Hérodias, c’est son retable que Flaubert sauve ; en l’écartant, c’est une contribution à l’art sacré que Calvino s’empêche de voir. Mais concédons qu’il se rachète à la fin de son article : «Les Trois Contes sont peut-être le témoignage d’un des plus extraordinaires itinéraires spirituels que l’on ait jamais accomplis en dehors de toutes les religions » (p. 108).
En dehors, en effet, puisqu’on sent partout, diffuse et discrète, l’ironie du maître à l’égard de la religion instituée : « À force de prier Dieu, il lui vint un fils » (Julien). Flaubert cherchait un sacré à lui, du côté de l’art. À preuve, cette phrase ahurissante, au début d’Un cœur simple : « Quant à la propreté, le poli de ses casseroles faisait le désespoir des autres servantes. » Quel ton pour parler des casseroles ! Et comment croire au désespoir des bonnes négligentes ? Il faut garder la phrase, mais en changeant trois mots : quant au style, le poli de ses phrases faisait le désespoir des autres écrivains. Là , ça va mieux, on comprend le livre, on comprend qu’à travers le sacrifice d’Iaokanann, les folies de Julien et la courage de Félicité, Flaubert parle de lui, – de son ascèse et ascension vers l’écriture.
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François Comba