Note introductive : lisez la nouvelle, et lisez le commentaire ensuite. Le récit Tlön Uqbar Orbis Tertius, du recueil Fictions, ne fait que 20 pages !
Jorge Luis Borges, l’une des plumes les plus imaginatives du XXème siècle, était également, à mon sens, un génie visionnaire capable d’anticiper rien de moins que l’un des avenirs potentiels de notre humanité.
Dans son esprit, et dans celui du lecteur conquis de Tlön Uqbar Orbis Tertius, Tlön et la réalité ne sont qu’un seul et même univers. Le choix du titre Fictions colore l’ensemble du recueil de l’ironie subtile de l’auteur qui décrit notre univers réel sous couvert de fantasmagorie. Selon moi, Borges nous décrit ici l’avenir. Cette audacieuse proposition, quoiqu’ explicitement suggérée à la fin du récit, mérite d’être démontrée en postulant que la représentation du monde des habitants de Tlön ou d’Uqbar est caractérisée par trois éléments-clés :
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L’espace y est aboli. (“Pour eux, le monde n’est pas une réunion d’objets dans l’espace. Il est successif, temporel, non spatial”)
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La dimension dominante est le temps (“Les hommes de cette planète conçoivent l’univers comme une série de processus mentaux, qui ne se développent pas dans l’espace, mais successivement dans le temps”)
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Enfin, et c’est la caractéristique la plus discutée, ce que Borges appelle le panthéisme idéaliste : l’égalité comporte l’identité (ce qui permet indirectement de construire la réalité et de projeter ces fameux Hrönir ou objets poétiques).
On pourrait également convoquer l’omniprésence de l’audiovisuel dans la représentation active du monde des tlöniens, prenant forme au travers des objets poétiques, mais il s’agit d’un corollaire de la troisième proposition. La perception étant la clé de voute des phénomènes pour Merleau-Ponty dans la “Phénoménologie de la perception“, ou pour Husserl dans “Idées directrices pour une phénoménologie pure et une philosophie phénoménologique“.
Le mot poétique étant utilisé ici au sens de facteur d’objet en projet (on s’épargnera les références linguistiques que Borges maitrise parfaitement, poétique étant issu du grec poiein, lui-même issu de l’indo-européen préhistorique réputé pour désigner le concept de pouvoir – qui possède la même racine).
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Reprenons donc les caractéristiques choisies. Ne sont-elles pas davantage les caractéristiques de notre monde actuel que celles du début du XXème siècle ?
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Personne ne pourra nier que le monde rétrécit à vue d’oeil. Les transports et surtout les nouvelles technologies de l’information et de communication réduisent les distances donc l’espace, à une vitesse délirante. L’abolition totale des distances nous guette.
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Les concepts de flux urbain, de productivité ou de jour/homme attribuent au temps une primauté chaque jour plus indéniable. Les habitants des villes sont les premiers touchés : leur représentation de l’univers se distord en faveur du temps. L’accélération est le résultat d’un effet d’optique, qui a tendance à nous faire percevoir son rétrécissement. Mais au contraire, le temps croît en importance dans notre perception, au détriment de l’espace. Cette accélération traduit justement sa prégnance sur notre perception. N’allons-nous pas à la campagne pour – l’espace d’un week-end ou d’un été- ressentir autrement le temps qui s’écoule ?
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L’importance croissante de l’audiovisuel dans notre représentation de l’univers se constate, elle, de façon plutôt immédiate (il suffit d’observer le retrait relatif du goût – au sens physiologique et non pas culturel – dans nos modes de nourriture, de l’odorat et du toucher dans nos modes de vie modernes – qui n’ont pratiquement plus de justification économique). A titre de comparaison toutes les industries audio-visuelles sont pour le moins florissantes. Pourtant, paradoxalement, Borges décrit un monde d’aveugle dans ce récit, le développement de l’audiovisuel mentalisé hors de la réalité matérielle métamorphose le monde jusqu’à abolir les distances, jusqu’à l’aveuglement. Voilà sans doute pourquoi le toucher devient à terme dit-il, le fondement de la géométrie tlonienne. Mais laissons pour un moment l’aval, la matière et revenons à l’amont, l’idée.
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La dernière proposition (L’égalité équivaut à l’identité) est d’assez loin la plus problématique.
Au point culminant du récit, Borges convoque -pour renforcer les argumentaires et pour éclairer le lecteur- plusieurs philosophes réels tels Hume, Berkeley, Spinoza et Schopenhauer. En schématisant, on pourrait réduire ces oppositions à celles, séculaires et récurrentes, des idéalistes face aux matérialistes, des Tlöniens face aux Humains. Borges recommande explicitement un ouvrage visiblement incontournable par ces mots : Schopenhauer (le passionné et lucide Schopenhauer) formula une doctrine fort semblable dans le premier volume de Parerga et Paralipomena.
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Personnellement, je vais suivre les conseils du Maître, et je peux vous assurer que ce livre est en tête de liste de mes prochaines lectures.
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A mon humble niveau, j’observe simplement que de nos jours l’avènement d’Internet fait ostensiblement évoluer la notion d’identité et fera nécessairement évoluer la notion d’humanité en mettant en lumière notre diversité. Au surplus, depuis la fin du siècle dernier, la prise de conscience progressive de l’unicité de l’environnement nous renvoie à notre propre unicité, et par conséquent à notre unité. La proposition “l’égalité équivaut à l’identité” renvoie justement à l’idée d’unité, et donc, a fortiori, à l’idée de Dieu, l’unité primordiale. Ceci explique d’ailleurs pourquoi cette question est la plus discutée à la fois dans le récit et dans notre réalité. La condition nécessaire et suffisante de cette dernière proposition n’est autre que la croyance en l’existence de Dieu. Mince condition donc, que Borges appelle “cette heureuse conjecture qui affirme qu’il y a un seul sujet, que ce sujet indivisible est chacun des êtres de l’univers et que ceux-ci sont les organes et les masques de la divinité “. Le voilà le panthéisme idéaliste, la voilà cette troisième et dernière caractéristique de Tlön.
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Les deux premières caractéristiques de cet univers fictif, celles du temps et de l’espace, cette pondération des dimensions primordiales semble devenir chaque jour un peu plus nôtre. La troisième et dernière condition n’est autre que croire.
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Ainsi, la fin du récit suggère que le monde de Tlön deviendra le nôtre quand l’idée semée par Borges portera ses fruits, quand – réclame-t-il ?- les commentaires atteindront la portée et l’auditoire critique, quand – dit-il – la presse internationale divulguera à l’infini la “découverte”.
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Une nouvelle fois, je me soumets aux recommandations du maître, et par ces mots, je commente et je divulgue.
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Ce texte tire sa puissance du fait que les théories avancées ne peuvent être contredites. Aussi improbables et irrationnelles soient-elles, elles ne peuvent être démenties par un argumentaire logique. Il n’est pas aisé de contredire l’idéalisme, tout comme il est impossible de contredire le matérialisme. L’analyse que nous venons d’entreprendre démontre que la différence se situe essentiellement dans la pondération des dimensions espace et temps. Il suffit de faire évoluer le curseur temps ou le curseur espace pour que bougent en rythme le curseur idée et le curseur matière.
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Borges était aveugle, sa perception de la dimension espace n’était pas la nôtre.
Il serait intéressant d’étudier la proportion des idéalistes parmi les myopes, et celles des matérialistes parmi les hypermétropes. Quoi qu’il en soit, le nombre de myopes augmente à vitesse grand V : Quelles conclusions -certes hâtives ou intuitives – peut-on en tirer sur l’évolution de notre perception de l’espace ?
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Le doute infuse dans l’esprit du candide que je suis, jusqu’Ã provoquer un trouble jouissif.
Ce monde fictionnel a-t-il jamais été un autre ? Les contradicteurs et les sceptiques censés appartenir à Tlön ne sont-ils pas les mêmes que ceux de notre propre  monde ? Ne sont-ils pas Hume et Berkeley, Spinoza ou Schopenhauer ?
“Le temps du monde fini commence” observait Paul Valéry : l’espace se réduit et le temps s’accélère. “Si nos prévisions sont exactes, d’ici cent ans quelqu’un découvrira les cent tomes de la Seconde Encyclopédie de Tlön” nous dit Borges en conclusion. Ne manquera plus alors qu’une unique condition pour que Tlön se réalise : croire.
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Maxim M Blondovski
3 Commentaires
Merci PDC ! Et pour les inconditionnels de Borges : blondovski.tumblr.com
votre lecture est intéressante, mais très armée de philosophie pour moi … personnellement, j’ai toujours aimé penser que cette nouvelle de Borges était une longue et minutieuse métaphore du pouvoir de la littérature de créer n’importe quel monde possible … il me semble à cet égard que la référence au miroir au tout début de la nouvelle nous informe que l’auteur va tenter un tour de passe passe littéraire. mais je vais la relire avec votre perspective !
Merci pour votre commentaire. L’allusion au miroir en effet ne s’imbrique pas naturellement dans le raisonnement constructiviste et idéaliste que je propose. J’ai constaté que le miroir est l’une des quatre hantises de Borgès (avec le poignard, le tigre et le labyrinthe). Ces images reviennent souvent au fil de son oeuvre. Mais vous avez raison, il est probable que cette introduction joue un rôle dans la construction de cette thèse. Je vais la relire moi aussi 🙂