Il travaillait rue de Berri, une jolie rue parisienne qui débouche sur les Champs-Elysées. Le long des trottoirs, les hôtels de luxe, assez discrets mais reconnaissables à un menu extrêmement cher et aux cinq étoiles affichées sur la façade, reconnaissables aussi à quelques taxis patientant devant l’entrée et à un hôtelier en costume grenat, suggérant un univers de luxe et de volupté, mal accordé à cet environnement prosaïque et banal d’immeubles qui se succèdent, les uns après les autres, un hôtelier ridicule.
Il marchait dans cette rue, l’air affairé. Son visage de parisien coiffé de courts cheveux bruns était figé. Il ne s’agissait pas de mauvaise humeur, pas du masque arrogant de l’homme pressé. Juste du visage plat, de celui qui marche et ne pense à rien. Du moins à rien de profond, de décisif. C’était le visage automatique du marcheur au but précis. Il y avait quelque chose de maladroit, de balancé dans la démarche, le poignet serrant une sacoche en cuir noir, aux multiples rabats. Sous son costume noir, une chemise grise à la coupe ajustée habillait élégamment ses épaules. Peut-être ai-je accordé une trop grande attention aux détails car l’ensemble était extrêmement habituel : ce n’était qu’un homme en costume allant travailler dans une rue parisienne.
Mais là où rien de particulier n’apparaissait, une impression radicale émanait de lui. Peut-être la force réelle de cette impression prenait-elle place dans ses yeux : une lueur de folie dilatait ses pupilles, une lueur de folie qui n’avait rien de maladif. Pas une folie clinique. Mais la lueur ne restait pas cantonnée à son regard, elle irradiait tout le corps, tous ses membres et tous ses gestes. Impossible pourtant de dire ce qui n’allait pas, il n’y avait de symptômes ni dans son apparence ni dans sa démarche. Les passants, ceux qui sur le même trottoir marchaient dans l’autre sens et le frôlaient en coup de vent, bien que certains aient manifestement senti quelque chose chez cet homme, quelque chose de bizarre, perdaient dans l’instant cette impression et s’éloignaient en oubliant instantanément cet homme, un homme après tout très normal.
Qui était cet homme ? Que sentait-il ?
Il travaillait dans un fonds d’investissement. Il scrutait des courbes, ouvrait ses courriels, discutait des nouveaux projets avec ses collègues en réunion. Et il s’en foutait complètement. Il y avait bien quelques défis parfois, quelques moments où il oubliait que si tout cela avait peut-être un sens, cela n’en avait pas pour lui. Que les fonds d’investissement, c’est de la merde, qu’il lui fallait trouver vite une échappatoire à ce travail, à cette vie, parce que le risque majeur, c’est qu’avec le temps on s’habitue.
Il était perdu, comme un homme qui perd tous ses repères, qui ne sait pas s’il doit prendre une décision, s’il peut modifier réellement cet état de choses, si autre chose de mieux est possible. Il marchait dans la rue, l’œil hagard et si dans son visage, on voyait qu’aucune pensée décisive ne l’atteignait, c’est parce que ces angoisses, ces introspections, se noyaient dans un sentiment de mal-être. Il se sentait mal, n’aimait pas ces gens avec qui il travaillait. Sa grande révolte se fragmentait en angoisses et ses angoisses devenaient des aigreurs.
Là était l’enjeu : il ne fallait pas qu’il oublie, cet homme remarquable, cet homme qui avait compris. Il ne fallait pas qu’il oublie que les fonds d’investissement, c’est de la merde.
Raphaël Campiglia