Ce texte relate une sorte de choc artistique, de rencontre sensible, lors d’un concert privé un soir à Buenos Aires, au milieu du brouhaha pénible de la mondanité…
Pour Thomas.
Si chaque personne était capable de pénétrer dans la tête de ceux qui l’entourent, ceux qu’elle aime ou apprécie, pour ainsi saisir leurs pensées, leurs peurs, leurs ambitions ou opinions, aussi agréables ou terribles qu’elles puissent être, alors même les consciences les plus brillantes et tolérantes seraient incapables d’établir des relations de confiance avec d’autres individus. C’est le centre de la complexité et de l’intérêt mystérieux des relations humaines.
L’humanité repose sur l’omission.
L’honnêteté n’étant appréciable que lorsqu’elle respecte ces limites et ne trahit pas sa propre finalité, il est délicat de promettre à une personne la description personnelle – et non objective – des impressions qu’elle nous inspire.
S’il semble désagréable pour celui envers qui on tente « d’être sincère » d’écouter les véritables pensées involontaires et incontrôlables qu’on forme sur lui, il est bien plus difficile de les exprimer – plus en raison d’ailleurs du terrible processus qui consiste à rompre l’indépendance de notre conscience vis-à -vis des autres, que pour la peur de blesser la personne concernée.
L’idée me semblait terriblement ridicule. Trop gênante pour en rire mais suffisamment humble pour inspirer de la solidarité. C’était mon pote, fallait y aller. Bien sûr, il était également nécessaire de mentir, d’affirmer avec conviction mon envie d’être présent et de participer.
En arrivant, la typique ambiance socialement cordiale où l’urgence désespérée qu’on sent dans l’air dévoile la superficialité des conversations s’était déjà installée. Je me suis dit que je pouvais aussi le voir comme un salon plein de gens sympas, des bons amis, avec beaucoup d’ambiance et d’animation. Ça n’a pas marché.
Près de la cuisine, trois hommes écoutaient deux jeunes filles, plus excitées que belles, s’enflammant sur une conversation qu’elles trouvaient sans intérêt mais absolument nécessaire pour montrer leurs charmantes et hystériques capacités sociales. Chaque jeune homme tentait sans succès d’oublier la présence des deux autres en interrompant les filles à chaque opportunité pour s’affirmer dans le débat. C’était un deux pour trois. Il n’y avait pas d’amis. Dans le coin opposé, proche de la fenêtre, deux jeunes demoiselles trouvaient dans leur faux intérêt pour l’évènement musical prêt à commencer une compensation de leur désavantage physique et faisaient un long et convaincant éloge de l’artiste, naïvement content de voir se manifester tellement d’intérêt pour son art et regrettant secrètement l’aspect externe de ses interlocutrices.
Sur le canapé, un mec venait de trouver la parfaite imitation de la pose décontractée et respirait doucement pour éviter de trop changer la position de son corps contracté, alors que ses yeux attendaient que quelqu’un les trouve irrésistibles. A l’autre bout du canapé, deux filles qui auraient pu être jolies attendaient encore que l’alcool leur trouve un sujet de conversation et connaissaient probablement déjà le nombre de petites planches de bois qui couvraient le sol du salon. Meilleures potes.
J’ai couru vers la table du milieu, j’ai pris la bouteille de whisky en lâchant un long et excessif sourire qui a parcouru cordialement la pièce, et j’ai attendu assis par terre contre le mur.
Quand le spectacle a commencé je voyais tout flou. Ma vision n’influençait ni mes pensées ni mes sensations.
Pour se laisser séduire par le magique et délicieux charme de la musique, il faut oublier pour quelques instants que l’artiste est un être humain, comme nous. Écouter c’est oublier l’homme. C’est uniquement en négligeant l’origine de la mélodie et en voyant dans le musicien un être supérieur inspiré par quelque esprit divin, que l’on peut aspirer à apprécier véritablement son art. Il fallait aussi être bourré.
Ma vision n’important plus, et ma mémoire était perdue.
 Je pouvais sentir et apprécier la beauté d’une façon étrangement lucide, pleine et simple.
Alors que l’aspect et l’attitude des gens dans la salle m’étaient entièrement indifférents, et la conscience que j’avais de leur présence était presque nulle, l’artiste qui chantait et jouait sa guitare sous la seule lumière du salon devant un mur de fenêtres, m’intriguait irrésistiblement.
Je ne me souviens pas s’il chantait ou jouait bien. Je ne sais pas si c’était un amateur, un professionnel, ni si j’aimais ou pas sa musique. Je suis content d’avoir oublié le moment physique.
Il était convaincu que la musique le faisait revivre, trouver dans ce moment ce qu’il ne pouvait voir à l’horizon du destin. Les illusions ne lui avaient point apporté de bonheur. Les désillusions non plus. Que peu de lignes lui suffisaient pour se tuer ou donner la vie. L’artiste n’avait invité que ses ennemis ce soir. Il est alors unique.
Je ne sais plus quel genre de musique il jouait, ni de son style ni de ses paroles. J’avais tout oublié dans ce salon. Même l’artiste n’a survécu à son propre effet. Quelque musique mélancolique m’animait et tout ce que j’écoutais je pouvais directement le transformer en sensation, sans penser cette musique, sans prendre le temps de l’apprécier.
J’ai posé mon bol de whisky, vide depuis longtemps. Le salon s’est illuminé à nouveau, les gens ont applaudi, tout le monde s’est précipité et s’est bousculé pour saluer l’artiste.
Deux filles lui parlaient convulsivement ; quelques mecs commentaient les deux filles ; deux filles dans le coin regardaient les mecs parler.
J’ai récupéré ma vision, j’ai retrouvé ma mémoire.
Lourenço Jardim de Oliveira
4 Commentaires
J’adore votre article. J’ai parfois aussi cette impression de vivre ou plutôt de ne pas vivre du fait de cette comédie sociale trop souvent omniprésente dans notre société. Lorsqu’il m’arrive de prendre suffisamment de recul pour m’en rendre compte , deux alternatives s’offrent alors à moi : vivre reclus en ermite en attendant que ça passe (en général au bout de 3-4 jours passé enfermé on fini par se dire qu’au fond c’est pas si mal de parler aux gens); ou tâcher d’oublier tout cela et revenir beaucoup plus rapidement à ma simple place de figurant et cela grâce au prompt renfort de grands bols de whisky (ou de mug de rhum, je ne suis pas sectaire…).
Magnifique… Merci…
Merci Lourenço d´avoir matérialisé ces pensées et de les avoir partagé avec nous. Je m´identifie avec tes observations de cette scène si récurrente, parfois, et banale de nos vies. J´ai particulièrement apprécié le passage central qui décrit ce garçon qui devient le protagoniste d´un moment d´évasion, qui s´élève à travers ta description comme un sauveur qui nous soulage de cette ambiance lourde socialement, et qui parait ainsi quasiment provoquer une expérience mystique. Il me semble que c´est juste de dire que pour apprécier et sentir la musique, et cela s´applique je pense aux diverses manifestations artistiques, il faut s´oublier en tant qu´homme, oublier que l´artiste est un homme, et savoir reconnaitre la présence d´une souffle créateur qui inspire la beauté qui nous est ainsi transmise. En revanche, je ne suis pas sure qu´il faille etre ivre pour expérimenter cela. Je crois profondément que cette sensibilité fine et subtile (en opposition à l´environnement ordinaire) qui est pointée du doigt ici, se développe dans l´altérité mais aussi dans la reconnaissance et exploration de ce “quelque esprit divin” que tu mentionnes, et dans la reconnexion avec l´émerveillement face à la beauté.
Je déplores ce type de scènes, qui m´a peut-etre diverti un jour. Je me réconfortes en tentant de rechercher ce qu´il y a “d´authentique” et de “vrai” dans les personnes qui m´entourent, de jongler et de réguler les tensions qui émanent de ma volonté de connaitre et de saisir les pensées de l´autre, en gardant toutefois une distance de sécurité qui soit susceptible de préserver le mystérieux, qui fait l´intérêt des relations humaines. Oui, cette inévitable attraction de captiver et de saisir l´autre, sachant au fond de moi-meme que je résisterais toujours à laisser l´autre en faire autant avec moi.
De temps à autres, un peu de frivolité ne fait pas de mal, mais la recherche du vrai et du beau ne peut se voir substituée par un culte hédoniste à la mondanité que l´on retrouve, hélà s, souvent dans nos environnements habituels.
Sans doute, une bonne occasion pour remettre en question la gestion de notre sociabilité.
Merci Lourenço d´avoir matérialisé ces pensées et de les avoir partagé avec nous. Je m´identifie avec tes observations de cette scène si récurrente, parfois, et banale de nos vies. J´ai particulièrement apprécié le passage central qui décrit ce garçon qui devient le protagoniste d´un moment d´évasion, qui s´élève à travers ta description comme un sauveur qui nous soulage de cette ambiance lourde socialement, et qui parait ainsi quasiment provoquer une expérience mystique. Il me semble que c´est juste de dire que pour apprécier et sentir la musique, et cela s´applique je pense aux diverses manifestations artistiques, il faut s´oublier en tant qu´homme, oublier que l´artiste est un homme, et savoir reconnaitre la présence d´une souffle créateur qui inspire la beauté qui nous est ainsi transmise. En revanche, je ne suis pas sure qu´il faille etre ivre pour expérimenter cela. Je crois profondément que cette sensibilité fine et subtile (en opposition à l´environnement ordinaire) qui est pointée du doigt ici, se développe dans l´altérité mais aussi dans la reconnaissance et exploration de ce « quelque esprit divin » que tu mentionnes, et dans la reconnexion avec l´émerveillement face à la beauté.
Je déplores ce type de scènes, qui m´a peut-etre diverti un jour. Je me réconfortes en tentant de rechercher ce qu´il y a « d´authentique » et de « vrai » dans les personnes qui m´entourent, de jongler et de réguler les tensions qui émanent de ma volonté de connaitre et de saisir les pensées de l´autre, en gardant toutefois une distance de sécurité qui soit susceptible de préserver le mystérieux, qui fait l´intérêt des relations humaines. Oui, cette inévitable attraction de captiver et de saisir l´autre, sachant au fond de moi-meme que je résisterais toujours à laisser l´autre en faire autant avec moi.
De temps à autres, un peu de frivolité ne fait pas de mal, mais la recherche du vrai et du beau ne peut se voir substituée par un culte hédoniste à la mondanité que l´on retrouve, hélà s, souvent dans nos environnements habituels.
Sans doute, une bonne occasion pour remettre en question la gestion de notre sociabilité.