Ernest Hemingway to Irving Penn: “Your photos are really good. What camera do you use?” Irving Penn to Ernest Hemingway: “Your novels are excellent. What typewriter do you use?"
Regards photographiques (épisode I)
Chaque image a une histoire. C’est toujours au détour d’une anecdote, d’un hasard de parcours, d’une rencontre impromptue que Florentin Juillet raconte ses clichés, pris l’an passé aux Etats-Unis. Il nous livre ces quelques instants de vie captés par la photographie, par ces images furtives, surgissant comme des morceaux de réalité, au cœur de la ville américaine. C’est guidé par son professeur, Tony Ward, spécialisé en photographie érotique, cheveux laqués et lunettes décalées, que Florentin développe dans sa photo un regard précis, très inspiré par le graphisme de la bande dessinée.
Série 1
A quelques centaines de mètres du campus de UPenn, on trouve West Philly, des dizaines de kilomètres d’habitations délabrées, partagées entre les ghettos noirs et les zones gentrifiées peuplées de hipsters à barbes… Florentin s’y est longuement baladé, son appareil autour du coup, pour tenter de capter la réalité abrupte de la question urbaine à l’Américaine.
Beaucoup de choses sont dites dans la verticalité de cette photographie. Tout en haut de cet immeuble habité, des fenêtres condamnées par des parpaings et, plus bas, celles du deuxième étage éventrées. Garée devant l’édifice insalubre, une vieille voiture, emblème du mythe américain. Au premier plan, des rayons de lumière éclairent cette réalité sèche, dévoilée sans symbolisme par le cliché de Florentin.
Une bande de jeunes traîne dans le ghetto et s’arrête au niveau de Florentin alors que passe une bande de ruff riders hurlant sur leurs motos. « Tu prends des photos pour un magazine ? ». « Oui. » « Parce qu’on est les prochaines Beyoncé ». Alors Florentin les fait poser sur le muret. Mais ils sont jeunes, immatures sans doute, et ne se laissent pas vraiment photographier. Le groupe et l’individu dans leur mouvement spontané de repli.
Trois chaises vides, comme laissées vacantes un instant avant. Nous sommes dans une rue commerçante de West Philly, un samedi après-midi. Ces chaises feraient presque croire à la possibilité d’une activité aux alentours. Leurs occupants semblent pouvoir revenir d’un instant à l’autre. Mais le cliché ment : le panneau « open » trône là, triomphant, semblant nier que ce quartier est mort. La Philadelphie qui vit n’est assurément pas ici.
« What are you doing in Illadeplhia ? » C’est ainsi que ces deux types désoeuvrés alpaguent Florentin. L’ennui. « T’as pas peur de te balader avec un si gros appareil ? » Le dialogue s’installe. Ils sont rappeurs. Leurs noms : Shump Buckets et T-Y. Parfois, trompant le vide des heures, ils répètent à l’intérieur de cette maison, au 4916 de la rue. Cette photo devait être la jaquette de leur album alors en préparation. Plus tard, Florentin tentera de les contacter, en vain.
Série 2
Foggy, le bon ami anglais, étudiant à Edimbourg, rencontré à Philadelphie. Coupe hipster, boucles sur le devant, côtés dégarnis, comme pour aller avec la musique qu’il aime, la dubstep. Ce soir-là, il a invité sa copine et son ami Florentin à un concert à New-York. Philadelphie-NYC, 2 heures de route. Une pizza à 99c, de l’alcool, puis ils vont au concert. Florentin tente d’entrer avec son gros appareil argentique. Deux videurs l’en empêchent. Il fait venir une responsable, lui ment, obtient d’elle un pass-media. Va narguer les vigiles au passage, à coups de flash. Et photographie la soirée. Dans les toilettes, il se lance dans des réglages en prenant Foggy en photo. Et sort ce cliché, un peu miraculé, aimé sans être désiré. Le meilleur de la série.
Quelques moments plus tard, avec le même pass-media, Florentin se faufile dans le pit (entre la barrière de sécurité et la scène), d’où il peut voir de face tout le public. Une hystérie étrange à la vue de l’appareil. Le quart d’heure de gloire. Les gens veulent être sur les photos –qu’ils croient officielles- de la soirée. La foule se perd peu à peu, au fil de l’espace, dans un fondu vers le noir et déjà, dans le coin inférieur gauche, on aperçoit quelqu’un qu’on reverra plus tard…
Même soirée, plus tard. Une fille traîne par là. Florentin veut la prendre en photo. Elle accepte, mais l’appareil n’était pas bien réglé. La seconde fois, au signal de Florentin, ne s’embarrassant pas de mots, elle s’approche et, sans crier gare, se met à quatre pattes, presse ses seins contre la barrière, en soutenant le regard. Ce cliché, dégoulinant à l’image des cernes profonds de la jeune femme, jaillit de cet instant volé, semblant montrer la foire à l’homme, engourdi de fatigue et de désir.
De nouveau aux toilettes. Beaucoup plus tard. Le jeune apparu dans la foule tout à l’heure, perdu en bas à gauche de la photo, sourit à présent à Florentin depuis l’urinoir voisin. Ne donnant pas l’air d’avoir plus de 14 ans, habillé sans précaution, ou avec la précaution d’apparaître négligé, il arbore ses lentilles blanches phosphorescentes avec fierté. C’est sans doute l’esprit embrumé qu’il accepte de se faire photographier par Florentin. La photo envoûte surtout par la puissance non naturelle de ce regard, mais aussi par la fraîcheur des gris du cou et des épaules du jeune homme, tantôt glacés, tantôt tendres.
Quentin Jagorel