Sophie Calle est une artiste française multidisciplinaire. Son travail d’expression a commencé par la photographie. En 1979, elle a réalisé une expérience consistant à suivre des gens dans les rues de Paris et à les photographier. Ces actions l’ont amenée à réaliser d’autres expériences intitulées Suite Vénitienne, L’hôtel et Les dormeurs. Cette dernière consistait à demander à différents inconnus de venir dormir un certain nombre d’heures dans son lit. Pendant que ces personnes dormaient, Sophie Calle prenait des photographies, analysait les positions des dormeurs, leurs mouvements pendant leur sommeil, etc. Tout ce travail a été présenté à la Biennale de Paris de 1980 et a marqué le début de sa carrière artistique. A partir de cette première exposition l’artiste a essayé de développer un style personnel basé sur le désir de créer des passerelles entre l’art et la vie. Sous forme d’installations, de photographies, de récits, de vidéos et de films, l’artiste construit des situations, des jeux ou des rituels autobiographiques.
Souvent fondées sur des règles et des contraintes, ses oeuvres interrogent la limite entre la sphère publique et la sphère privée ainsi que le caractère interchangeable des positions du voyeur et d’exhibitionniste. Un autre thème de prédilection de l’artiste est celui de la disparition de personnes ou d’objets, dont l’existence est avérée par quelques traces et dont l’absence est enregistrée par la photographie. Elle examine le double jeu consistant à regarder et se faire regarder. Elle réunit des actions, des objets et des éléments de la vie quotidienne afin de leur redonner un sens dans une série de photos, une installation, une performance ou une oeuvre conceptuelle. Elle crée ses histoires à partir de textes qui complètent les photographies auxquelles ils sont associés. Ces écrits accompagnent l’image et sont toujours chargés de théâtralité. Sophie Calle est tout à la fois sujet et objet de ses oeuvres, auteur et personnage. Elle se situe à la frontière entre réalité et fiction où le hasard joue un rôle très important.
A l’occasion du Festival de théâtre d’Avignon 2012 Sophie Calle a été invitée à présenter sa dernière création : Rachel, Monique. Le lieu choisi par l’artiste a été l’Église des Célestins.
Dans celle-ci, il ne reste rien du décor intérieur original. La vaste aile édifiée au XVIIe siècle le long de la rue Saint-Michel a été gravement endommagée par les bombardements de 1944, lors de la seconde guerre mondiale. C’est dans ce bâtiment détérioré par les années et qui ne renferme plus aucune croix, que Sophie Calle a monté son installation. Tout l’espace est envahi par différentes formes d’expression du mot souci, les dernières paroles de Rachel, Monique avant de mourir étant: «Ne vous faites pas de souci. ». Dans la nef, treize plaques et autant de photos de tombes en noir et blanc. Sur presque toutes, le mot «Mother». Sur la dernière, «Daughter».
Dans l’allée gauche, un récit du voyage de Sophie Calle à Lourdes réalisé avec des photos et des textes. C’est en effet au moment où elle venait d’être informée que sa mère était en phase terminale que la photographe décida de partir à Lourdes sur les conseils d’une voyante. Durant ce voyage Calle se mit en quête d’un signe miraculeux susceptible d’aider sa mère. Dans les autres allées adjacentes, des stations illustrent la vie de Monique avant sa mort. Par ailleurs, dans l’abside de l’église, un enregistrement rappelle les 11 dernières minutes de la vie de Rachel, Monique. Dans l’allée droite, l’enregistrement d’un de ses rêves que sa fille a réalisé: un voyage au Pôle Nord. Sophie Calle a voyagé dans l’Arctique pour y enterrer les bijoux et un portrait de sa mère dans un glacier : «On a eu de la chance. Quelques mètres plus au sud et ils échouaient sur le glacier de la Famine». D’un mur sortent un cou et une tête de girafe naturalisée. Sur la pierre, Sophie Calle a écrit à la main: «Quand ma mère est morte / j’ai acheté une girafe naturalisée / je l’ai installée dans mon atelier et prénommée Monique / elle me regarde de haut avec ironie et tristesse». L’installation renferme aussi des photos de la tombe de Monique, sur laquelle elle a fait graver la phrase: «Je m’ennuie déjà . ».
Comme nous l’avons dit, les travaux de Sophie Calle partent souvent de sa propre vie, de son existence, de sa présence et son absence. Mais, dans ce travail précis, elle part d’une autre absence, celle de sa mère. Elle avait installé une caméra au pied du lit dans lequel sa mère agonisait. Elle voulait enregistrer quelques petits moments car on lui avait dit que, quand les gens meurent, ils profitent d’un petit moment de plaisir avant de mourir. Elle voulait donc être sûre de pouvoir entendre les derniers mots, les derniers souhaits, les derniers commentaires, durant les derniers minutes de vie dont profitait sa mère. Sophie Calle a raconté, à l’occasion d’une conférence de presse, qu’elle avait installé cette caméra pour être là même lorsqu’elle n’y était pas. Cette caméra est devenue une amie parce que sa mère considérait qu’elle pouvait lui parler comme si c’était sa fille. Sophie Calle raconte dans cet entretien que, comme finalement elle s’était trouvée à côté de sa mère pendant ses derniers instants, elle n’avait pas eu besoin de regarder le film. En revanche, elle explique avoir vécu un moment assez étrange car elle n’avait pas pu entendre le dernier souffle de sa mère. Elle a dit que ces quelques minutes environ, pendant lesquelles elle ne savait pas si sa mère était encore vivante ou déjà morte, avaient représenté pour elle « un moment insaisissable ». Ce sont les onze minutes qu’elle a enregistrées que Sophie Calle a décidé de montrer. Elles ont servi de point de départ à l’ensemble de l’installation de sa toute dernière oeuvre d’art. C’est à partir de ces matériaux qu’elle a fait, entre autres, les tableaux et les photos avec le mot « souci », le cercueil en bois avec une pendule et les plaques des tombes, puis, le reste des éléments. Constituée de photos, de vidéos, d’objets personnels et de textes courts, cette installation de l’intime est le témoignage d’un travail très personnel sur un sujet sur lequel Sophie Calle revient toujours : l’absence.
Le Festival d’Avignon est considéré comme l’une des plus importantes manifestations internationales du spectacle vivant contemporain. En partant de cette prémisse, nous pouvons dire que l’oeuvre Rachel, Monique est présentée dans un cadre particulier. A son origine le Festival d’Avignon a proposé à la fois des oeuvres de théâtre méconnues du répertoire universel et des textes contemporains. En 1967 il s’ouvre à d’autres disciplines artistiques : la danse, le cinéma, la comédie musicale, etc. Chaque année le public est de plus en plus nombreux. A partir de 1980 le Festival ne se limite pas à l’espace consacré au théâtre français classique, il inclut aussi des spectacles plutôt expérimentaux qu’il serait difficile de présenter ailleurs. Progressivement le festival génère de multiples rencontres et échanges entre mots, corps et images, entre arts de la scène et arts visuels, remettant ainsi en question leurs frontières.
Rachel, Monique au Cloître des Célestins est une étrange proposition dans le cadre d’un festival qui accueille des spectacles vivants. D’une part il s’agit d’une installation, d’autre part il doit y avoir un spectacle. Quelle a alors été la proposition complète de Sophie Calle ?
Elle a commencé ce travail en ayant recours au film des onze dernières minutes de vie de sa mère. Puis, elle y a ajouté différentes photos, divers textes, objets et différentes oeuvres d’art pour composer une installation. Mais, à l’occasion de l’invitation au Festival d’Avignon, elle va ajouter aussi sa présence. Sophie Calle a affirmé pendant la conférence de presse de ce Festival: « comme c’est Avignon je me suis demandé comment jouer le jeu ». Elle s’est donc servie des journaux intimes de sa mère dont elle avait hérité, c’est-à -dire presque vingt journaux, selon l’artiste, qu’elle-même ne connaissait pas. Sophie Calle affirme qu’au moment de les lire elle ne savait pas ce qu’elle y trouverait. Elle lit les journaux pendant les rencontres avec le public et son intention est d’en finir la lecture le dernier jour du Festival. En reprenant ce qu’elle a déclaré lors de son entretien, nous comprenons qu’elle a choisi cet endroit afin de révéler tous les morceaux d’intimité de sa mère qui la concernaient elle-même.
« D’une certaine manière c’est plus facile de les lire dans ce contexte avec l’obligation, avec le rituel et puis, ça me permet de prendre de la distance, c’est-à -dire, que le lire chez soi, découvrir éventuellement qu’elle a dit une saloperie sur moi ou, que sais-je, ou découvrir des choses que je préférerais ne pas savoir d’elle par exemple. Il m’est plus facile de les lire en public parce que ça devient autre chose, ça devient une performance d’une certaine manière, donc ça permet pour moi, s’il y a des choses pénibles à lire, de mieux les supporter ».
La lecture ne suit pas d’organisation précise. Sophie Calle dit dans l’entretien, qu’elle ne savait ni à quelle page elle s’arrêterait chaque jour, ni quel type de réaction susciterait chez elle la lecture de certains passages des journaux intimes de sa mère. Selon l’artiste, elle n’a pas voulu faire un spectacle, s’asseoir, lire et voir des gens assis en train de la regarder, elle a donc préféré murmurer les extraits des journaux de sa mère. Le public ne peut pas entendre la lecture en s’approchant d’elle. Le son n’est pas là où elle est. Il y a un petit panneau qui dit « le son est ailleurs ». Elle parle toute seule, en marchant avec le journal entre les mains. Elle a un petit microphone cravate dans lequel elle parle et le son sort des divers endroits de l’église, des murs ou des pierres où elle a installé des haut-parleurs. Comme la plupart des gens, qui comme moi, attendaient que Sophie Calle commence à lire, je me suis installée près de l’ancien choeur où se trouvait la chaise sur laquelle étaient posés les journaux intimes.
Sophie Calle, après être allée changer de robe, prenait le choeur pour scène et commençait à lire. Mais au lieu de rester dans le choeur, tout en lisant elle se dirigeait vers la partie de la nef de l’église. Elle se promenait en lisant les journaux intimes à travers le vaisseau central de la nef. En se rapprochant de l’artiste, il était étonnant de découvrir que, même de très près, sa voix était inaudible. On ne l’entendait pas du tout. Sa voix ne sort que des haut-parleurs et au volume très bas.
(A suivre)
Denise Cobello