Des six longs-métrages d’Asghar Farhadi, Les enfants de Belle Ville réalisé en 2004, est le deuxième. Mettant en scène le thème du dilemme cornélien dans toutes ses implications, le sujet du film n’est pas tant le problème de la peine de mort et du pardon, que celui du choix comme torture et comme condamnation. Dans ce corps à corps, chacun des personnages est enfermé dans une situation irrémédiable – déchiré entre le coeur et la raison, l’égoïsme et l’altruisme, sa propre vie ou celle d’un autre.
Six personnages forment le coeur du film et portent un récit tragique et poignant, piqueté d’espoir et de légèreté. De ces personnages, Akbar est la clé – Akbar qui nous apparaît en premier et qui sera absent tout le reste du film. Akbar dont la fin ne nous dira pas s’il sera pendu ou non pour avoir tué Malieh, la fille qu’il aimait à 16 ans.
Le film s’ouvre sur son anniversaire dans le centre de détention de Belle Ville. Ses amis lui organisent une surprise pour ses 18 ans, mais le jeune homme s’isole avant de s’en prendre à son ami A’la, de rage, de peur, de détresse. Parce qu’Akbar est majeur, il peut maintenant être condamné à mort pour son crime. Son anniversaire sonne une sentence.
Lorsque le jeune A’la sort de ce même centre de détention quelques jours plus tard, il jure de convaincre M. Abolqasem – le père de la jeune femme tuée par Akbar – de renoncer aux charges contre ce dernier. Pour cela, il veut obtenir l’aide de Firouzeh (sublime Taraneh Allidousti), la courageuse et optimiste soeur d’Akbar.
A cette tornade de personnages et de volontés distinctes, s’ajoute la femme de M. Abolqasem, qui n’est pas la mère de Malieh mais celle de Somayeh, jeune fille handicapée qui accepte le sort comme il vient, et forme avec A’la un duo de coeurs purs au dessus de la raison – qui seront finalement unis dans la douleur, sacrifiés par le groupe des « autres ».
L’intrigue paraît complexe et les personnages semblent dès l’ouverture condamnés, si ce n’est à la potence, sur l’autel du regret. Les enfants de Belle Ville est ainsi ancré dans les méandres et les maux de la société iranienne : plus qu’un film qui dénonce la peine de mort, il est à comprendre comme un film-épisode, pris au milieu d’une histoire, sans début ni fin. Tout au long de ce long-métrage, le spectateur n’est pas seulement confronté à la cruauté de la peine capitale, mais également à l’absurdité non moindre du machisme ordinaire et de l’inégalité terrible de la position de la femme dans la société iranienne.
Cette discrimination de genre dénoncée par Farhadi est flagrante dans la séquence du tribunal, où M. Abolqasem veut faire accélérer la mise à mort d’Akbar. On lui explique que pour accélérer la procédure, il lui faudrait payer le prix de la différence hommes-femmes. Car Malieh a été tuée par Akbar, or le Coran indique que la vie d’un homme vaut deux fois celle d’une femme. Aussi Akbar ne peut pas être exécuté simplement selon la loi du talion : le calcul serait mauvais. La condamnation est donc retardée de plusieurs années, et pour l’accélérer il faut verser « le prix du sang » (ou autrement dit, le prix de l’infériorité de la condition de femme).
Mais malgré son sentiment d’injustice face à cette discrimination terrible (« la vie de ma fille innocente vaut bien plus que celle de son assassin ! ») c’est pourtant bien ce même M. Abolqasem, qui traite son épouse comme une esclave, frappe Firouzeh, et avait forcé sa propre fille Malieh à épouser un autre homme alors qu’elle était amoureuse d’Akbar – annonçant lui-même le drame dont il ne se remet pas. En quelques sortes, c’est bien le père qui est responsable de la mort de sa fille, mais son refus de pardonner est devenu son unique conviction, plus forte que la religion même dont les représentants voudraient le forcer à donner son absolution.
Car Farhadi met également en scène les contradictions internes du Coran et de la loi islamique (il développera aussi ce thème dans Une séparation). En Iran, la religion donne droit au père à la loi du talion « oeil pour oeil, dent pour dent », à laquelle il s’accroche férocement pour venger la mort de sa fille et apaiser ses fantômes. Pourtant, le mollah (grand sage des Enfants de Belle Ville), tente de lui faire changer d’avis sur le pardon. Persuadé de le ramener à la raison, il lui lit les versets appelant à pardonner car Dieu, dit-il, « n’est pas intransigeant, il est miséricordieux ». « Alors j’en veux à Dieu » dit M. Abolqasem.
Dans cette vision de l’Iran, Farhadi nous laisse entièrement spectateurs, plaçant souvent sa caméra dans un angle extérieur, dans la pièce voisine de la conversation, et notamment à la fenêtre de la maison bleue de Firouzeh. A deux reprises, on voit avec elle A’la apparaître à la fenêtre ; et quelques instants plus tard, c’est elle qu’on voit se débattre derrière ce même écran de la vitre sans qu’il y ait eu un mouvement de caméra, tandis que les cris du bébé retentissent dans la chambre bleue, laissant le spectateur mal à l’aise, l’attention partagée entre les cris de l’enfants et le spectacle de Firouzeh derrière la fenêtre.
Les couleurs et les sons sont importants dans Les enfants de Belle Ville, participant à notre accommodation au décor et à nos repères du bien et du mal. Le bleu est associé à Firouzeh, et A’la porte d’ailleurs du bleu lorsque le spectateur comprend l’amour qui les unit malgré eux, à l’improviste (et qui surprend également le spectateur tellement occupé au sauvetage d’Akbar, qu’il en oublie les signes précurseurs de la romance)…
Cet amour là ne fait qu’ajouter à la tragédie grandissante de tous nos personnages, et pourtant tout semble naturel, évident. Cette femme qui un peu plus tôt était la grande soeur d’Akbar, plus âgée, mère d’un enfant et épouse d’un vieillard drogué, devient soudain une femme qui rougit, séduit, rit. On comprend que le vieillard que l’on a pris pour le mari de Firouzeh n’est qu’une trace du passé – pourtant cet épisode de la vie de l’héroïne reste en arrière plan du récit, évoqué à demi-mots tout comme la raison pour laquelle A’la était en prison et celle pour laquelle Akbar a tué Malieh, car dans ce compte à rebours on a pas le temps pour disséquer les fantômes du passé.
A’la et Firouzeh tombent amoureux au milieu du combat pour la vie : ils font physiquement partie d’un camp résolu à vivre et à aimer, vêtus de bleu et se débattant dans la misère, affublés d’un enfant symbole de la renaissance ; tandis que M. Abolqasem et son épouse de noir vêtus, enfermés dans les regrets, forment le camp de la mort.
Mais cet élan et cet espoir là en lequel on croit l’espace d’un instant, s’éteint avec les réalités de ce drame magnifiquement scénarisé. Derrière le combat et l’idéologie se cachent un prix fort : celui des réalités et du pouvoir de l’argent.
Le dénouement transgresse tous les dilemmes jusqu’ici traversés. Maudits comme les plus grands couples de l’histoire, A’la et Firouzeh se retrouvent confrontés à choisir entre leur amour ou la vie d’Akbar – car le seul compromis que le couple Abolqasem accepte est de marier la fille handicapée Somayeh à A’la.
Devant la souffrance des personnages, Farhadi nous laisse seuls. Le film s’achève sans que l’on connaisse le choix d’A’la face à ce choix cornélien, dont on sait que quelle que soit l’issue, elle aura fatalement des conséquences négatives. C’est, bien au delà des problèmes sociétaux, toute la morale de la condition humaine que Farhadi met en scène dans les épreuves que traversent ses héros.
Le long-métrage qui suit Les enfants de Belle Ville, La fête du feu (2006), ne questionne pas tant le problème du dilemme interne que du discernement du vrai et du faux, du bien et du mal. On retrouve (comme dans trois des six films d’Asghar) une Taraneh Allidousti magistrale, non plus en soeur payant le prix d’un choix impossible, mais en jeune fiancée heureuse et rieuse. L’idée de son mariage la transcende et son personnage s’oppose pleinement à celui de Modjeh (Hedieh Tehrani), femme riche que la conviction que son mari la trompe avec une voisine rend folle. Le film tourne autour du doute, de la fragilité du mariage, mais aussi de la confrontation entre deux milieux.
Comme dans Une Séparation, deux couples sont mis en relation : le couple riche qui emploie du personnel, et ce même personnel qui observe la vie conjugale désastreuse de la classe avantagée. Comme dans Une Séparation toujours, on sent ce peu de considération de l’homme riche sur cette femme de ménage : venue initialement pour arranger les débris des disputes du couple, elle est prise à partie, mise en charge de l’enfant, son voile est volé par l’épouse qui veut espionner son mari, puis elle est amenée de force à la fête du feu (la fête du dernier jour du calendrier iranien) pour garder Amir-Ali l’enfant du couple pendant que le père trahit enfin son secret… Sur Taraneh Allidousti, on sent toute la fatigue de la femme de ménage. Toute la journée elle a hâte de retrouver son fiancé, et elle est entraînée de force dans les machinations d’une vie de couple désastreuse et du poids de l’adultère. Persuadée que la femme est folle et le mari honnête, la jeune femme de ménage sera la complice involontaire à la veille de son propre mariage, de l’écroulement de celui des autres. Lorsqu’elle se rend compte de la vérité, elle est le témoins involontaire de l’intimité des autres, tout comme le spectateur impuissant.
La fête du feu lance ainsi pleinement la réputation de Farhadi en tant que réalisateur et scénariste des femmes, qui sublime les personnages féminins dans leur condition, leur force et leur caractère.
Après une fable sur le dilemme cornélien, c’est magnifiquement que Farhadi donne une leçon sur le doute et ses épines – toujours dans l’analyse du fonctionnement de la société iranienne.
Cette tension, sorte d’angoisse qui nous tient au long d’une histoire de 24h , est reprise et amplifiée dans A propos d’Elly (2009). Réunissant parfaitement les codes du thriller, Asghar commence joyeusement son film par une virée près de la mer Caspienne. Plusieurs couples d’amis – iraniens modernes et aisés – partent en week-end avec leurs jeunes enfants et Elly, une amie de Sepideh qu’ils ont l’intention de présenter à leur copain célibataire, le bel Ahmad. Là encore, comme dans La fête du feu, une journée se passe et des doutes poussent les personnages à se mentir puis à se dévoiler. Face à un drame terrible aux circonstances mystérieuses (la disparition d’Elly) les acteurs, (tous absolument incroyables et notamment Golshifteh Farahani), mesurent les conséquences des dissimulations au sein de leurs propres groupe, mais également de leurs couples. Enfermés dans un quasi huis-clos, ils touchent du doigt les limites des relations, mais aussi le problème du mariage et du divorce en Iran ainsi que la vitesse à laquelle l’horreur peut survenir. Encore une fois, Asghar réussit à tenir ses spectateurs en haleine et à maintenir le doute jusqu’au bout. La surprise est un art parfaitement maîtrisé dans chacun de ces films, montant ici en puissance dans un suspens haletant.
Viennent ensuite Une séparation (2011) puis Le Passé (2013). Ces deux derniers longs-métrages, acclamés par la critique, font définitivement d’Asghar un réalisateur des rapports de couple et du divorce, et en font également le réalisateur iranien le plus célèbre en France. Sans aucun doute, c’est un réalisateur dont les personnages forts sont des femmes ; toutes les femmes : souvent peu éduquées ou de faible condition sociale (ouvrière dans Les enfants de Belle Ville, femme de ménage dans La fête du feu et dans Une séparation) il met aussi en scène des personnages féminins des milieux plus aisés pour faire le tour de la condition de l’être-femme en Iran.
Le poids des secrets mais aussi celui des regrets, le poids des ambitions personnelles sur celui de l’amour, rejaillit dans ces deux derniers films avec une maîtrise dont la réputation n’est plus à faire.
Une séparation met à nouveau en scène les contradictions de la religion déjà abordées dans Les enfants de Belle Ville ainsi les rancoeurs conjugales, orchestrées dans un drame multiple et une tornade de personnages qui luttent chacun à leur manière mais – et c’est là le plus beau – dont chacun peut être pleinement compris dans ses choix. Comme dans ses autres films, le dénouement se présente sous forme d’apogée du doute dont seul le spectateur peut décider de la fin qu’il décide de lui accorder.
Dans Le Passé, si la mise en scène est parfaite et si la tradition du mystère est reprise et portée au plus haut par un très beau trio de comédiens, l’intrigue manque pourtant de de poigne par rapport à ses films précédents. Le premier long-métrage hors d’Iran d’Asghar se focalise plus que jamais sur les rapports de couples et les relations familiales, sur la psychologie profonde des personnages également – mais sans pour autant arriver à la puissance des films précédents, qui lient les sentiments les plus extrêmes à une légèreté déroutante sur fond d’analyse sociétale.
Si Le Passé est selon moi un Asghar un peu en-dessous de l’oeuvre Farhadi, on parle ici d’un réalisateur-scénariste-décorateur, artiste complet et génie désormais incontesté qui s’est emparé pleinement du cinéma iranien tout au long des années 2000. Primés deux fois à Berlin (Ours d’Argent et Ours d’Or pour A propos d’Elly et Une séparation), récompensé d’un César, d’un Golden Globe et d’un Oscar pour Une Séparation, et du Prix du Jury Å’cuménique à Cannes pour Le Passé ; il a également reçu en juin 2013 la Médaille Grand Vermeil de la Ville de Paris. C’est dire.
Les films de Farhadi sont des contes moraux, qui dressent un portrait subtil de la société iranienne contemporaine ; mais surtout, Asghar Farhadi est un réalisateur qui réalise la prouesse de rendre accessible et universelle une réflexion complexe sur le doute et la vérité, la justice et le mensonge et ce en assignant au spectateur la plus belle des places : celle du juge libre de penser et d’interpréter.
Coline Aymard