Avant-propos : Profondeur de champs est fier de revisiter la tradition des romans-feuilletons en publiant chaque samedi, à partir de cette semaine, un extrait de roman. Premier ouvrage à inaugurer cette rubrique, Les carnets noirs du type qui disparut de Catherine Rosane, finaliste du concours Yann Queffélec du premier roman.
Les carnets noirs du type qui disparut, Catherine Rosane – Partie I
Mai-juin 2000
Ils se rencontrèrent, un jeudi d’Ascension, dans un bar, à Paris.
Un endroit où elle venait souvent, à différentes heures du jour et de la nuit.
Un endroit où il ne venait jamais.
Elle aimait bien, il y avait une bibliothèque avec des romans, on pouvait en retirer sans même le signaler à condition d’en laisser un autre en échange. A chaque visite, elle remplaçait les ouvrages insipides par le Voyage au bout de la nuit. Rapidement, Céline écrasa les camarades de son ombre.
– Il y a déjà de nombreux exemplaires du Voyage, vous pourriez essayer Mort à crédit ?
– Non. Je pense aux voisins, quand même.
– Aux voisins ?
– Les autres livres ! Vous auriez envie, vous, d’être collé à la mort ?
– Comment vous appelez-vous ?
– Hannah.
– Moi c’est
– Non !
– Comment cela non ?
– Ne me dites rien. Rien sur vous.
– C’est un jeu, vous aimez le mystère ?
– J’aime les inconnus. Je ne sais ce qui se passerait si vous cessiez de l’être.
Et de la main, elle survola la table pour lui imposer le silence.
– Tu as aimé ?
– Oui.
– On va se revoir ?
– Je ne sais pas.
– Pourquoi ?
– Je ne revois pas souvent les hommes.
– Je ne suis pas les hommes, je suis un homme.
– Le singulier, c’est compliqué.
– Pourquoi ?
– Je ne sais pas.
Hannah s’était enfuie sans bruit dans les dernières heures de la nuit. Il l’imagina agrafant sa jupe au 3ème étage, boutonnant son corsage au 2ème, attendant de franchir la porte cochère pour chausser ses sandales. Il sut alors qu’il s’écoulerait longtemps avant qu’il puisse l’interroger sur ce léger foulard de soie verte qu’elle portait autour du cou, à tout instant.
Même dans les draps au plus profond de ses bras.
Il était retourné plusieurs fois dans le bar où il n’allait jamais.
A défaut d’eau il buvait un sauvignon très minéral au goût de torrent et de galets, il lisait, rédigeait des articles sur le cinéma – sa passion- ou préparait un documentaire sur la disparition du pronom féminin dans les parlers de banlieue –son métier. Travailler sur le roman commencé plusieurs mois auparavant, il n’en était plus question.
Un soir, dans son dos, Hannah fut là .
– Vous êtes revenu.
Il ne se retourna pas.
– Vous espériez me revoir ?
Il ne se retourna pas. Alors elle se plaqua contre lui et l’enlaça, écrasant ses seins contre ses omoplates, l’embrassant légèrement au creux de la nuque.
L’embarrassant légèrement.
Ils restèrent longtemps des inconnus.
Contrairement à leurs bouches, à leurs corps, qui se découvraient en secret. Qui commençaient de s’attacher. Qui se parlaient, comme du fond d’un souterrain. Elle aimait faire l’amour en silence, en pleine lumière, en animal.
En boucle.
Cela faisait presque peur cette intensité, on aurait dit qu’elle accomplissait un parcours à l’envers jusqu’à un endroit d’elle vital et inaccessible. Un soir, elle se rendit chez lui, sans prévenir. Elle ne prévenait jamais, s’il n’y avait personne, tant pis. Elle retrouvait le chemin du bar et prenait un autre homme. Ou pas, ça dépendait de son envie, de sa fantaisie. Peu à peu, ce fut plutôt pas, elle s’en fit la réflexion en remontant sa rue, ce soir-là .
Il n’était pas là .
Elle l’attendit sur le trottoir d’en face en fumant une cigarette.
Elle le vit arriver de loin, sur un vieux vélo. Elle ne savait pas qu’il circulait à vélo, comme ces choses qu’on ignore sur les autres et qu’ils font quand on n’est pas avec eux. Un acte intime.
Cette vision la glaça. Elle s’échappa
– Hannah !
descendit en courant dans la bouche de métro.
Ne revint pas avant longtemps.
Un lundi, bien plus tard, elle revint.
Elle entra sans un mot et s’apprêtait à se diriger vers la chambre lorsqu’il la saisit par le bras, l’arrêta.
– Non.
–Â Quoi, non ?
– C’est fini, je ne veux plus. Rester étrangers l’un à l’autre, je ne peux plus. Les gestes, les caresses. Ca ne me suffit plus. Tu te rends compte que tu ne connais même pas mon prénom ?
Il la sentit se raidir contre lui, vaciller, se retirer en un instant loin de la question.
– Mais bon sang pourquoi est-ce si dur que ça ? Que tu ne veuilles rien me dire sur toi, j’ai déjà vu ça, mais que tu ne veuilles rien entendre de moi, rien connaître ? T’en as vraiment rien à foutre, hein ? Moi ou un autre, moi et les autres… c’est ça ? Eh bien c’est fini.
Elle se dégagea d’un mouvement du coude, récupéra son sac sur la table comme on rafle une poignée d’osselets, courut vers la sortie, en quelques secondes elle ne fut plus qu’un bruit de pas au bas de l’escalier. D’un bond il fut à la fenêtre et cria vers la silhouette qui s’éloignait, vers le dos et la chevelure qui battait dans le vent :
– Je m’appelle Gabriel, tu entends Hannah ? GABRIEL !
Hannah s’arrêta net, le corps fauché par ce cri qui la prenait à la gorge et se mettait à serrer, serrer. Puis elle repartit. Gabriel perçut la blessure. Et aussi cette façon de vider la vie de ses possibles sans se retourner, de transformer au plus vite les choses en passé. Perplexe, il retint le « tu es complètement FOLLE » qui trépignait dans sa bouche.
Il en serait bien resté là , avec elle. Mais c’était trop tard : flottait dans l’appartement une envie de la revoir, furieuse comme un parfum.
Un soir, Gabriel trouve un mot glissé sous sa porte : Nous habitions Ventabren, un petit village près d’Aix. Il sourit mais n’appelle pas Hannah. Il y a une autre fille, maintenant. Elle parle tout le temps, même en faisant l’amour, ça l’amuse plutôt.
Quelques semaines plus tard, au retour d’un reportage, il tourne la clé dans la serrure et s’étonne du silence qui l’accueille. L’autre fille est là pourtant, assise en tailleur dans un fauteuil. A la main, elle tient un bouquet froissé, composé de feuillets marqués chacun d’une seule phrase. Nous habitions Ventabren, un petit village près d’Aix/ Nous allions déménager/ Mon père était parti avant nous, dans le sud-ouest/ Laissez-moi revenir près de vous. La fille agite le bouquet avec la désinvolture du client réclamant l’addition dans un restaurant. Gabriel la déteste aussitôt et à jamais. De ce geste vulgaire, plus que d’avoir fouillé dans son courrier. Il lâche son sac sur le canapé. Passe ses doigts dans ses cheveux un peu longs. Les femmes le trouvent beau, dans le genre taiseux ombrageux brumeux, mais juste là , ça n’a pas beaucoup d’importance.
– Tu poses ça et tu t’en vas.
–Â Pardon ? Je crois que tu me dois
– Je répète : tu poses ces lettres, tu rassembles tes affaires et tu pars. Et je voulais te dire : j’ai en horreur que tu jacasses sans arrêt quand on fait l’amour. Tu dégages.
– T’es vraiment un salaud, même à ses yeux à elle, tu sais ! Elle te supplie et tu t’en fous, tu ne
–Â Je te donne cinq minutes.
Gabriel s’enferme dans la cuisine et se fait un café. Un instant plus tard, il entend la porte claquer et la fille disparaître. Derrière elle, l’appartement reprend sa respiration, son immobilité suspendue. Il envoie un texto à Hannah. « Je t’attends. »
Enfin elle est là sur le seuil, essoufflée comme si elle avait traversé Paris en courant à peine le message reçu. Gabriel est heureux, il en oublierait presque qu’il l’a envoyé il y a trois jours.
– Bonsoir Hannah, je pensais que
– Mon frère est mort, un jour, à vélo. Il s’appelait comme vous. J’ai faim, vous n’auriez pas un yaourt ?
Bon, je vous ai tout dit, on peut passer à autre chose, maintenant ?
Et quand Hannah dit « autre chose », Gabriel voit assez bien où elle veut en venir. Il éclate de rire en plongeant sa main sous les cheveux de la jeune femme, vers la nuque.
– Tu appelles ça tout dire ? Tu me balances deux phrases coups de poing, tu engloutis mon dernier yaourt bulgare et tu penses que ça suffit ? Plutôt minable, comme déposition !
Hannah pousse un soupir, repousse une mèche,
– Je n’ai pas envie de parler de mon passé, je ne vois pas à quoi ça sert de remuer tout ça.
– Oh, à deux trois trucs, te retrouver toi-même, être en mesure de nouer une vraie relation avec un homme… Etre juste. Arrêter de fuir. Je continue ?
– J’ai de vraies relations. Physiques, certes, mais plus intenses que bien des gens. Bien plus vraies.
– Il n’y a pas que l’intensité qui compte.
–Â Ah oui, et quoi alors ?
– L’inverse : la fragilité. Trouver la bonne distance. Avoir peur de perdre l’autre. Et puis partager, prendre le risque de se montrer tel qu’on est.
– Perdre l’autre c’est ma vie, vous comprenez ? La peur au ventre tout le temps, qui demain aura disparu…
– Et si tu me parlais de ça justement ?
–Â Non !
– Alors raconte-moi quelque chose sur toi. D’absurde, de drôle, de minuscule, mais de vrai.
– Et après nous ferons l’amour ?
Gabriel ne répond pas tout de suite, il réfléchit.
– Ecoute, j’ai une proposition à te faire.
Hannah est d’avance sceptique.
– Hum ?
– A chaque fois que tu viens, tu me parles de toi. De ton histoire, de ta vie. Et ensuite, ensuite seulement, nous faisons l’amour.
– C’est moche. C’est du chantage.
– Disons plutôt que… c’est un pacte. D’abord la parole, ensuite le plaisir. Çà me semble équitable. Mais attention, il faut que ton récit en vaille la peine.
– J’ai compris. Me voici dans le rôle Shéhérazade.
– Ma foi c’est une excellente comparaison. Sauf qu’au lieu de te menacer de mort, je te promets l’amour.
– Pas de secrets, pas de sexe.
– C’est ça.
– Je ne veux plus jamais vous voir à vélo.
-….
– Et aussi : j’aurai besoin de yaourts.
– J’en achèterai des cargaisons. Avec de vrais morceaux de fruits, au caramel au beurre salé, à la
– Nature uniquement. Brebis. Bio.
– Et si tu me parlais de ça ?
–Â Des brebis bio ?
–Â Pourquoi les aimes-tu tant ?
– Je ne vois pas l’intérêt, vraiment ! C’est ma tante, quand j’étais jeune, elle faisait sans arrêt à manger, des trucs invraisemblables, ça m’a dégoûtée. Fin de l’histoire.
Gabriel croise les bras en hochant la tête,
– Eh bien, avec une telle économie de moyens je pourrai écrire ta biographie sur un dé à coudre ! Allez, viens.
Il l’entraîne vers le canapé, la déshabille lentement, décourage ses initiatives.
– Et si tu te laissais faire un peu ? Si tu me faisais confiance ? Si tu acceptais de ne pas savoir ce qui va se passer ? Un, deux, trois j’irai jusqu’à toi…
– ………………………..
– quatre, cinq, six caresser tes cuisses…
– ……………………….
– sept, huit, neuf…
– Oui ? Sept, huit, neuf ? J’attends, chuchote Hannah.
Gabriel la blottit contre lui.
– Qu’est-ce qu’elle faisait comme cuisine, ta tante ?
– De tout. Des soufflés, des daubes, des chipirons.
– Des chipirons ??
– Des calamars, vous voyez ? Mais surtout, surtout de la cuisine thaï.
– Elle cuisinait pour oublier ?
– Pour que nous, on oublie.
– La disparition de ton frère.
– Le vide.
– Le vide.
– La mort d’un enfant, ça ne brise pas le lien qu’on avait avec lui. Ca crée un trou noir entre les survivants. Ca aspire tout.
Gabriel aurait le temps d’apprendre le thaï du nord, le malais de Pattani et le bru oriental avant qu’Hannah reste dormir chez lui. Quand elle s’en va, il installe son ordinateur sur ses genoux, au lit. Et commence à écrire.
Juin 1985
– Hanna, Hannah, ouvre !
Il est tôt, Hannah dort comme on dort à son âge.
Soudain elle se retrouve debout au milieu de sa chambre.
– Ouvre Hannah, je t’en prie !
Une nouvelle volée de coups frappés sur la persienne de sa porte-fenêtre, et cette voix, cette voix.
Elle ouvre.
Le soleil se rue à l’intérieur, comme un chien fou au milieu d’une route.
Sa mère déboule à la suite du soleil, elle a visiblement couru et court encore, traverse la pièce, est-elle à la poursuite de quelque chose, cherche-t-elle à prévenir quelqu’un d’un danger imminent, finalement elle jette quelques mots au passage : ton frère. Il est mort. Ton frère est mort.
Elle sort par la porte sans un regard pour Hannah. Hannah ramasse les vêtements qui traînent là , un pull un jogging, les enfile et s’engouffre à son tour dans le couloir.
Dans l’entrée de la maison, Pascal, l’autre frère, l’aîné, à peine éveillé et pourtant l’air de quelqu’un qui traiterait désormais le sommeil en étranger.
Les gendarmes sont dehors en discussion avec la mère,
-vous voulez voir le corps ?
La mère ne comprend pas tout de suite, le corps, ils veulent dire son fils ?
– Non, non, Ã quoi bon.
– Parfois ça aide.
– Je ne vois pas comment, en aucune façon.
Les gendarmes ne discutent pas, ils savent de quoi ils parlent, de quoi ne pas parler en l’occurrence, décider pour une mère qui vient de perdre son enfant, autant demander à la terre de cesser de tourner.
– Il ne faut pas rester seule, hasardent-ils tout de même.
– Je ne suis pas seule, j’ai mes autres enfants.
Les deux hommes l’observent avec circonspection, elle n’a pas l’air d’avoir besoin d’eux, mais enfin on n’est jamais sûr, certaines s’effondrent tout de suite, s’accrochent -ne me laissez pas, restez- d’autres plus tard, mais cela ne les concerne plus.
La camionnette bleu marine s’éloigne dans la poussière du chemin. Pascal la suit des yeux le plus loin possible, au bas de la colline, puis sur la route vers le village, jusqu’à ce qu’elle disparaisse aussi totalement que si elle n’était jamais venue. Enfin il se retourne et marche vers les deux femmes :
– il va falloir prévenir papa.
– Certainement pas, dit la mère.
– Comment ça ?
– Nous n’allons rien lui dire. Du moins pour l’instant.
Pascal, Hannah et la mère sont assis au salon, tous volets fermés. Non qu’ils aient songé à préserver la fraîcheur intérieure contre l’étouffement du dehors. Ils ont simplement omis de les ouvrir. Comme ils ont omis de reprendre le cours de la vie quotidienne : se laver, manger, boire un café. Enchaîner les choses. Il n’y a plus d’enchaînement possible, juste ce moment qui dure.
Dedans, il fait un noir de tombe. La maison est devenue une vaste salle d’attente. Ils se demandent ce qu’il y a à faire, ce serait bien d’avoir quelque chose à régler, à prévoir, mais les pompes funèbres, le transfert à Bayonne, tout est organisé.
Il reste à prévenir. La famille, le père. Les enfants regardent leur mère. Ils ont vingt et dix-sept ans, mais elle est, aujourd’hui, et pour longtemps, la seule l’adulte. Elle est là , mains posées sur les genoux, silencieuse, et quand elle prend la parole, Pascal et Hannah comprennent qu’elle réfléchissait, elle concevait un plan, elle inventait leur avenir.
– On va faire comme ça. Oui. Pascal, tu vas rester avec moi, j’ai besoin d’un homme ici pour préparer le déménagement. On devait déménager, alors oui c’est logique, on continue d’avancer. Hannah, tu vas partir à Biarritz retrouver ton père et ta grand-mère et les prévenir.
– D’accord.
– Tu comprends pourquoi ? Vous connaissez votre père.
– C’est vrai, on ne peut pas lui annoncer comme ça, au téléphone. Ce serait cruel.
– Hannah, appelle Air Inter, réserve-toi un billet sur un vol en fin de journée. Pascal, on va ranger sa chambre. J’allais faire les cartons, autant commencer par les siens.
– Mais, qu’est-ce qu’on garde ?
– Ne t’inquiète pas, on saura.
Trier les affaires de Gabriel, ça fait quelque chose qui n’a pas de nom. Hier encore il aurait détesté qu’on y touche, il aurait hurlé, eux n’auraient jamais pensé y plonger ainsi. Ils se posent en silence des questions nouvelles. Quand on meurt, nos affaires meurent-elles aussi. Sont-elles orphelines. Gardent-elles nos empreintes dans leur doublure. Attendent-elles simplement de passer dans d’autres mains, dans l’indifférence la plus pure. Qu’en aurait pensé le défunt s’il était vivant, mais lui vivant, les questions tombent d’elles-mêmes.
Les vêtements, c’est un peu comme remplir une valise ou ranger du linge propre et repassé, surtout pour la mère. Pascal se surprend, par une tournure d’esprit qu’il ne s’explique pas, à rouler en boule les t-shirts, à écraser violemment les chemises. Qu’est-ce que ça peut faire, au fond ? Au fond rien, mais à la surface des mains, c’est simplement brûlant. Il recommence en pliant.
– Je peux garder son blouson en souvenir ? demande Hannah.
La mère fait oui de la tête. Hannah l’enfile aussitôt sur son pull en laine.
– Tu ne vas pas avoir chaud comme ça ?
Chaud, qu’est-ce que ça veut dire chaud ? Et puis il y a les livres, les papiers, les lettres, et tout ce dont ils ignoraient l’existence : des cahiers à spirale, sur la couverture desquels figurent des dates. Ils hésitent, la mère finit par en feuilleter un, très vite, puis ferme les yeux, comme sous le coup d’un vent froid. Ce sont des journaux intimes. Impossibles à jeter.
– Mais on ne va pas les lire, quand même ?
– Non, bien sûr que non.
Et puis il y a ces petits objets –plumes, cailloux, vieux couteau- qui ne veulent rien dire en soi, mais Pascal se dit que si on les assemblait, ça formerait le portrait de son frère. Il est presque l’heure de déjeuner pour ceux qui déjeunent, soudain la mère s’interrompt dans un hoquet. Les deux jeunes se figent aussitôt. Pascal tend la main vers elle, vers son poignet, comme si elle s’était ouvert les veines et que la douleur allait s’épancher de là , qu’il fallait juste la laisser couler. Il la regarde avoir perdu son fils, un fils qui n’est pas lui. La mère a de longs cheveux noirs. Elle parle par dessous, et ses mots sont un souffle, épuisés d’avoir traversé une forêt.
– Votre père. Il va m’appeler de Biarritz dans quelques minutes. Son coup de fil quotidien.
Voilà donc ce qui l’anéantit soudain. Ils restent accroupis ou à genoux, les mains sur le carton en cours.
– Qu’est-ce que tu vas lui dire ?
–Â Rien. Je ne vais rien lui dire.
–Â Comment tu vas faire ??
–Â Je ne sais pas. Je trouverai.
Assis, de nouveau, dans les canapés du salon.
La pièce s’est soudain vidée de tout et ne compte plus que deux objets : la pendule sur la cheminée, le téléphone sur le guéridon. La pendule le téléphone. La pendule le téléphone. Pascal, Hannah et leur mère semblent redouter une mauvaise nouvelle. Pourtant c’est juste l’inverse. La mauvaise nouvelle est là , confinée, impatiente de se répandre, et ils ne la diront pas.
La sonnerie retentit. Ils sursautent d’autant plus qu’ils ne font que ça, l’attendre.
La mère ne décroche pas tout de suite. Et finalement.
– Allô ? Ah chéri, c’est toi. Oui, ça va.
Non, rien de spécial. Ah si ! J’ai trouvé de bons déménageurs, grâce à Marianne, tu vois qui est Marianne ?
Non, tout est fourni. Ah, chez vous aussi ? Un temps de rêve.
Les oliviers ? Qu’est-ce que tu veux dire ? C’est vrai, je vais les regretter. On emporte un peu de leur huile, c’est déjà ça.
Je ne sais pas trop, je crois que la Provence, ce n’est pas pour moi. Non, pas malheureuse, mais perpétuellement nostalgique. J’ai hâte de retrouver mon pays. Je m’en moque de la pluie !
Tu as l’air d’excellente humeur dis donc !
Pardon, comment ai-je pu oublier de t’en parler : Hannah a bien réussi la philo. Je ne sais plus. Attends. Si, ça me revient : peut-on fuir le réel, quelque chose comme ça. Elle te racontera.
Mince, comment tu vas faire ? Ca va te prendre un temps fou ! Ah bon, c’est vraiment gentil de sa part.
Tu t’inquiètes pour ma mère ? Eh oui, elle commence à vieillir tiens. Elle est tellement heureuse qu’on revienne dans la région, ça va lui faire du bien, on pourra s’occuper d’elle.
D’accord, comme prévu. A demain chéri.
Oui, à demain au téléphone.
Elle raccroche sans un tremblement, sans une larme.
Hannah et Pascal la regardent, une inconnue. Le coup de fil a duré aussi longtemps que d’habitude. Simplement elle répète : il ne m’a pas demandé des nouvelles de votre frère. Il ne m’a pas demandé des nouvelles de votre frère.
Les deux autres hochent la tête, mesurant ce qu’ils ont frôlé.
Car c’est une chose de ne rien dire.
C’en est une autre de dire : rien.
Au sud, Bidart, St Jean de Luz. LÃ , le Casino Bellevue.Â
L’hôtel du Palais. Au loin, la ligne droite des plages landaises, taillée au couteau vers le nord. Du hublot, Hannah regarde la Côte basque d’après la mort de son frère. Elle peut citer le nom de chaque rocher, de chaque édifice. Mais elle ne peut plus rien en dire. Elle constate cette implacable indifférence de la terre, des rochers, des arbres, du soleil, du ressac, de la transparence du ciel. Qu’est-ce qu’il fout donc le pays, son pays à lui ? A maintes reprises, il a signé ce corps de cicatrices, d’égratignures. Le sable de la plage a façonné la plante de ses pieds, le soleil a doré le bombé de son front, le vent a formé l’épi au sommet de sa tête. Aujourd’hui, la Côte Basque se vautre. Elle regarde ailleurs, elle ne sert à rien. Elle se laisse recouvrir d’étrangeté. Et Hannah ne sait plus comment être ici.
Pour la première fois de son existence, elle prend un taxi à l’aéroport. Ses parents sont toujours venus la chercher. Sa tante, son oncle. La voisine, parfois. La solitude s’introduit dans cette rupture des habitudes.
Elle est descendue du taxi et se tient devant l’immeuble. Dans un instant elle va briser leur insouciance à tous, cette inconscience qui, étrangement, lui est comme une autre –paisible- moitié du monde. Il y a encore des proches qui ne savent pas, il y a encore un endroit où Gabriel n’est pas mort. Elle n’a pas évoqué avec sa mère le comment, comment on annonce ces choses-là . Existe-t-il seulement une bonne manière ? Papa, j’ai une mauvaise nouvelle. Papa, je suis venue te dire que ton fils. Gabriel. Mon frère. Elle pousse la porte du hall, appelle l’ascenseur. La montée. Combien de secondes dure-t-elle ? Toujours trop, d’ordinaire. Hannah ne quitte pas des yeux le bouton lumineux qui grimpe en zigzag le long du mur de la cabine. Les portes s’ouvrent et elle tombe nez à nez avec son père. Il sourit. De surprise, de joie, cette joie particulière quand s’annonce à la porte quelqu’un qu’on aime et qu’on n’attendait pas. Hannah avait tout imaginé mais pas ça, d’avoir à broyer ce sourire entre deux portes d’ascenseur.
– Ma chérie, j’allais faire le plein d’essence !
Il lui faut une seconde de plus pour saisir, non pas le pire d’abord, mais l’étrangeté de la présence de sa fille, il capte sa posture, son expression, ajuste son visage sur le sien, pour longtemps ils auront ce visage en commun.
– Oh Papa, il est arrivé quelque chose.
Le père répond par une question, sa question est la bonne réponse.
– C’est le petit ? Il devine : il est mort ?
Hannah fait oui de la tête, rendue muette par sa perspicacité. Comment, parmi toutes les hypothèses ? Elle le serre dans ses bras, ils rentrent chez eux enlacés. Le père pleure. La grand-mère est là , elle n’a pas le temps de sourire Hannah crache une bouchée de mots amère, informe. Le père ne dit rien, il sanglote en silence, c’est la grand-mère qui réclame le récit, elle veut savoir, elle a besoin d’ordonner les événements. Hannah raconte.
– Il est mort, il a eu un accident, il est mort, un accident de vélo.
– Ca s’est passé ce matin, sans doute vers 6h.
Non, il ne pleuvait pas, ça ne glissait pas, il faisait une chaleur étouffante même pour un 15 juin, c’est vrai c’est la Provence, je n’ai pas l’habitude.
Ca a eu lieu à un kilomètre de la maison, dans le virage, tu vois ?
Une camionnette l’a percuté de plein fouet. Il n’a pas souffert.
Non, tu ne pourras pas le voir, je ne l’ai pas vu non plus, il a été emmené tout de suite, il arrive demain directement au funérarium de Bayonne.
Je ne sais pas ce qu’est devenu le conducteur de la camionnette. On n’en a pas parlé.
La grand-mère pose des questions précises ou insolites qui n’en finissent pas. On dirait qu’elle accomplit un travail, qu’elle dispose d’une liste à épuiser. Est-ce qu’il y avait du vent. Entendait-on les cigales. Comment était-il habillé. Quels sont les derniers mots de lui dont Hannah se souvient. La grand-mère se tait un instant et demande si elle peut avoir une mèche de ses cheveux ?
– Moi aussi, renchérit le père, comme si c’était une fameuse idée.
– Je ne sais pas Grand-mère, je ne sais pas.
– On pourra le voir, au funérarium ?
– Je ne crois pas.
– Mais pourquoi, si moi je n’ai pas peur ? Si pour moi ça compte ?
– Maman ne préfère pas. Elle veut que vous gardiez de lui une image… une image de lui vivant. Lui n’y tenait pas non plus d’ailleurs.
– Tu veux dire… qu’il avait laissé ses dernières volontés ?
– Non non, pas exactement. Mais Maman se souvenait… Elle a eu une discussion avec lui un jour. En tout cas il voulait être… incinéré.
– A quinze ans, il avait déjà une opinion sur la question ?
– Il avait une opinion sur tout, tu le connais.
La grand-mère se redresse sur sa chaise. Jusque-là elle suivait, le chemin était familier, mais maintenant…
– On ne va pas l’enterrer dans le caveau familial ?
– Non.
– Et… ta mère sait …ce qu’il voulait qu’on fasse… de ses cendres ? interroge le père.
– Oui. Qu’on les disperse dans l’océan depuis le rocher de la Vierge.
La grand-mère et le père sont anéantis, avalés par leur chaise.
– Personne ne peut me demander de faire ça, poursuit le père. Personne.
– C’est déjà arrangé, Pascal et moi on va s’en charger.
Le père continue, comme si il n’avait pas entendu.
– Tu t’es rendue sur les lieux de l’accident ? Vous y avez déposé des fleurs ?
– Non ! Non ! Tu n’auras qu’à y aller, toi ! Tu n’imagines pas tout ce qu’on a fait depuis ce matin…
– Mais oui, bien sûr, je te demande pardon.
Ensuite Hannah doit tout recommencer. Ce frère rentre lentement dans une histoire qu’on raconte. Qu’on déploie. On le recouvre de mots, à défaut de terre brune.
– Comment l’avez-vous découvert ?
– Les gendarmes sont montés prévenir Maman.
– Elle l’a donc appris en premier, seule ?
–Â Oui.
– Mon dieu ; et Pascal ?
– Quoi Pascal ?
– Comment a-t-il réagi ?
– Je ne sais pas. Il tient le coup.
Ils sont assis dans la cuisine, autour de la table. Finalement la grand-mère se lève, regarde autour d’elle, les mains sur les hanches, où en était-elle avant ? Elle allait préparer le dîner. Elle reprend où elle en était restée, ouvre une bouteille de vin, attrape des verres, les place devant son gendre et sa petite-fille. Avant de poser une dernière question.
– Je me demandais… Que faisait-il sur la route à vélo à 6h du matin ?
– Et maintenant, dit la grand-mère qui connaît le mode d’emploi des catastrophes, il faut prévenir Irène.
Irène, c’est son autre fille, la sœur de la mère. La grand-mère et le père regardent Hannah. Elle comprend. Elle est celle qui annonce. Quand on commence on ne peut plus arrêter, les autres attendent que ce soit vous. Vous avez passé le plus dur, vous savez ce qu’est d’avoir en face de soi un visage qui se décompose, un corps qui se referme, chaque fois vous allez mieux vous en sortir, affiner l’approche. Agencer les mots dans le bon sens.
Hannah s’empare du téléphone, elle compose le numéro, les deux autres écoutent fascinés. Il y a peu, ils étaient à la place de la tante d’Hannah, dans l’ignorance. Ils ressentent une forme de curiosité, malgré eux. Irène est astrologue, un peu mage, un peu sorcière. Elle est rarement prise au dépourvu. Elle se tient au bord du monde, pas dedans. Elle a le temps de le voir venir. Ainsi elle se doutait bien de quelque chose, pour un peu elle s’y attendait : ce matin, une photo de Gabriel s’est décrochée du mur, le cadre s’est brisé. Existe-t-il un mot pour qualifier les personnes qui apprennent de vous les mauvaises nouvelles sans vous en faire payer le prix ?
Deux heures plus tard, Irène franchit le seuil, un panier à la main.
– C’est idiot, mais j’ai apporté de quoi dîner, de quoi manger les jours suivants, aussi. J’ai fait des conserves d’axoa cette semaine.
– Comment faites-vous pour être si courageuses ? demande le père.
Les femmes esquissent un sourire. Elles savent qu’elles ne s’écrouleront pas tant qu’il y aura un repas à préparer, un enfant à conduire à l’école, une blessure à soigner. La tante a versé le vin dans les verres, la grand-mère a sorti des œufs du Frigidaire, du jambon de Bayonne, des tomates, des piments. Hannah est dégoûtée.
– Comment est-ce que vous pouvez penser à manger ? Ne fais rien pour moi Grand-mère. Je ne peux rien avaler.
La grand-mère se retourne, sévère.
– Eh bien tu vas faire ce qu’on te dit, tu vas essayer. Pense à lui. Il voudrait que vous continuiez à vivre. Justement parce que lui, il ne peut plus. Pour lui, et pour longtemps, tu vas manger, rire, aimer, vivre. Et fort, en plus. Je prépare sa pipérade préférée. Alors crois-moi, tu vas goûter.
C’était une drôle de façon de s’exprimer, mais ça se tenait.
Au point que pendant des années, Hannah allait faire de son mieux pour aimer et rire.
Manger, c’était plus compliqué.
Vivre, c’était autre chose.
– Irène, tu avais vu dans son thème astral qu’il allait mourir à quinze ans ?
Ce n’était pas une boîte. Ni un vase.
Ce n’était ni en granit, ni en albâtre, ni en bois.
Cela ne pesait pas lourd dans le sac à dos de Pascal, qui ne pouvait s’empêcher de se demander tout en marchant qu’elle pouvait bien être la formule mathématique adéquate – étant donné le poids initial du corps du défunt, et sachant que le cercueil pèse…calculez le poids des cendres à l’arrivée.
La mère avait retrouvé dans les affaires de son fils une sorte de coffre à secrets laqué rouge qui, disait-elle, ferait parfaitement l’affaire. Gabriel avait été incinéré avec le contenu : de vieux bons points (ils avaient été assez rares pour être conservés), quelques pièces de monnaie, un jeu de tarot de Marseille, et même un Carambar.
Il était 5h30 du matin, Hannah et Pascal avançaient d’un même pas dans Biarritz déserte, un chemin qu’ils connaissaient par cœur, longer la côte depuis la Grande Plage, remonter devant l’église Ste Eugénie, le Port des Pêcheurs. Le temps était aussi clair qu’en Provence.
Ils ne se disaient rien. Ils avaient quelque chose à accomplir, ça n’allait pas avec la parole. Une passerelle en bois tenait le Rocher de la Vierge à bout de bras. Pour la première fois, ils la remontèrent comme on effectue une traversée : sans être certains qu’il existât un sens inverse.
Ils n’avaient rien prévu de particulier, sentant d’instinct qu’ils sauraient. Ils avancèrent le plus loin possible, l’eau se fracassait sur les rochers dans un bruit de verre brisé, le bruit emplissait leurs oreilles, le vent leurs bouches, les embruns les auréolaient d’un halo de gouttelettes, l’océan leur pleurait dans les yeux. Les cheveux d’Hannah tourbillonnaient, tu ressembles à une Gorgone, articula Pascal. Elle fouilla dans sa poche à la recherche de son foulard vert et attrapa ses mèches au lasso.
Pascal ouvrit lentement son sac et en sortit le coffret. Il le présenta à Hannah, le coffret reposait dans leurs quatre mains, ils ne se quittaient pas des yeux, ce sont bien les cendres de notre frère, il ya cinq jours toutes ces molécules étaient simplement agencées différemment, Pascal avait chahuté avec Gabriel comme ils le faisaient souvent, il en gardait la marque sur ses côtes, j’ai des bleus laissés par quelque chose dans ce coffre, Hannah avait hurlé sur Gabriel qui écoutait la musique trop fort, quelque chose dans cette boîte avait répondu qu’elle ne comprenait rien aux variations Goldberg, qu’elle ne comprenait jamais rien à rien.
Pascal guettait le vent.
Il y eut une soudaine accalmie, une apnée de l’océan.
Il ouvrit la boîte. Hannah le regarda, lui sourit, saisit une pleine poignée et la lança d’un geste de semeuse. Pascal jeta de toutes ses forces le coffre ouvert, minuscule cercueil, qui tourna sur lui-même et se vida avant de toucher l’eau. Comme dit-on enterrement quand c’est la mer qui engloutit ?
Ils restèrent à contempler le mouvement des vagues. Gabriel avait rejoint les flots comme il avait quitté la terre, à 6h du matin. Et puis Hannah se mit à chanter, d’une voix douce et assurée « This the end, my only friend, the end », Pascal approuva d’un hochement de tête et reprit avec elle « of everything that stands, the end. I’ll never look into your eyes again »
And all the chidren are insane.
All the chidren are insane.
(La suite samedi prochain)
Un roman de Catherine Rosane
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A samedi prochain.