Se retrouver parmi des bataillons d’asiatiques armés de leurs Canon et Phillips, se bousculant pour sortir leur têtes pâles d’admiration et chuchotant en chorale des “oooh!”; des adolescentes américaines, fort impressionnées par le courant du nu masculin propre aux sculptures de la Renaissance, et pour qui l’ultra-mini-jupe semble idéale pour visiter les musées et églises de Toscane en hiver; des surveillants italiens courant dans tous les sens et criant “NO PHOTO!” aux masses de collégiens de province en plein milieu de leur rébellion naturelle; c’est voir la déjà faible possibilité de parvenir à capter l’esprit d’une oeuvre disparaître presque totalement. Nous, on tient quand même, au milieu de la foule, à lancer vers la personne qui nous accompagne un semi-regard rapide et posé, imitant ce qu’on suppose être le calme que donne la sagesse et l’intelligence. Levant à nouveau les sourcils graves et lourds vers la statue, on affirme: “1527, si ma mémoire est bonne”, alors qu’on vient de chercher discrètement la date sur le dépliant distribué à l’entrée.
Crédit: Wahooart
.
C’est un exercice difficile que d’assumer la compréhension d’une création qu’on sait provenir d’une âme supérieure à la nôtre. La plupart du temps, on perd ce combat dans lequel le petit tente d’intégrer et affirmer dans sa conscience ce que le grand a produit et continue de lui nier.
Dans ce court couloir mal illuminé de la Galleria dell’Academia de Florence, l’esprit intimidant qui provient de l’immense génie des oeuvres exposées donne souvent place à une immature et incontrôlable confusion. Elle est caractéristique des endroits touristiques et fait naître chez les plus sérieux un sentiment d’indignation et de honte. Ils refusent désespérément d’être classés au même niveau que tous les autres visiteurs. Cependant, ce n’est pas l’évident contraste entre le désordre presque sauvage de la masse humaine et le produit d’une parfaite élévation de l’esprit représentée dans les oeuvres de Michel-Ange qui s’avère le plus choquant. Lorsqu’on arrive à s’extraire de tout le contexte qui nous entoure, c’est avant tout le profond choc entre les oeuvres en soi qui attire l’attention. Il faut s’asseoir d’abord. Respirer calmement, devenir sourd, fermer les yeux et ensuite les rouvrir, muni d’un autre regard. L’extase devient alors possible. C’est un conflit entre deux styles, deux personnalités, et deux époques, provenant des mêmes mains créatrices mais qui varient d’importance dans la conception du créateur lui-même.
Affirmer que Michel-Ange est parmi les plus grands génies de l’histoire de l’art occidental, l’image du créateur par excellence, est aussi cliché que réalité. Il est difficile, voire impossible, d’interpréter unanimement son oeuvre. Si des centaines d’experts ont accepté le défi d’écrire sa biographie, ils ont rarement osé affirmer une seule vision de l’oeuvre. Elle est immense. Il serait inutile ici de lister tous les domaines dans lesquels elle a exercé son influence. Intéressons-nous simplement à ce qui intéressait Michel-Ange lui même, plus que tout: la sculpture. Il faut donc revenir à ce couloir tragique de la galerie de Florence. Lorsque l’on rentre, on n’a qu’un seul objectif: retrouver le symbole de la perfection artistique, revendiqué dès sa conception comme l’image des vertus civiques florentines. Il est présent dans toutes les affiches de la ville, toutes les vitrines, tous les hôtels, tous les magasins. Au début, on a peur de la désillusion. Notre esprit têtu a souvent trop imaginé une oeuvre et se retrouve déçu en voyant que la statue ou le tableau est trop petit par rapport à ce qu’on avait idéalisé. De lui, tout le monde parle, tous viennent pour le voir. Tous traversent les belles salles qui précèdent le couloir en courant et ignorant des Da Vinci et Lippi pour accourir à l’attraction principale. Au fond du couloir, immense et parfait, le David rend les visiteurs aveugles à tout autre objet exposé. La peur de la déception, mélangée avec une frénétique curiosité, donne alors place à une surprise et à une admiration profondes qui monopolisent l’esprit.
C’est l’enfant privilégié de Michel-Ange, sa plus grande sculpture, le préféré de la ville, le fils tant attendu. On commence par voir, de loin, un jeune et immense corps masculin, d’une parfaite beauté mathématique, fort mais pas musclé, droit et décontracté. Lorsqu’on s’approche peu à peu on remarque l’énorme taille des ses mains puissantes et relaxées. Ces mains sont le début de la confusion qui se prépare à nous envahir et nous faire sentir totalement perdus. On ne sait pas les comprendre. On pourrait faire une petite interprétation académique en expliquant pourquoi les mains, représentatives du moyen par lequel l’artiste tout comme le guerrier exercent l’activité qui leur est propre, sont d’une importance cruciale. Mais ce n’est pas ce qu’on a envie de faire. On préfère avoir recours à l’imagination. On veut les avoir, ces mains, on veut les voir exercer toute leur puissance. On veut qu’elles se ferment, terribles et impitoyables, qu’elles détruisent tout ce qu’elles approchent. Mais on veut aussi qu’elles restent comme elles sont: décontractées, encore plus admirables par leur innocence et par le fait de posséder une force brute et innée sans le savoir. Finalement, c’est le regard. On ne sait pas quoi dire, quoi écrire, quoi penser sur ce regard. Les traits adolescents du visage, les joues minces et lisses, les lèvres encore gonflées par la puberté, semblent incohérents avec les yeux terribles et profonds, violents et insaisissables. On sait comment l’histoire se termine. On sait qu’il va lancer cette pierre avec une telle force et agilité que sans même s’approcher du grand Goliath, il sera capable de vaincre le duel. On ne sait pas s’il veut combattre, mais on sent toute l’énergie de sa détermination et de sa fermeté. Ce sentiment disparaît dès qu’on observe le corps élégant et indifférent. On se perd et on essaye à nouveau de se concentrer. Une noble douleur semble s’emparer de ce jeune prince. Elle le force à exterminer implacablement une menace qui lui apporte plus de tristesse que de rage. Le moment est unique. Ni Donatello ni Verrochio l’ont pensé. Personne ne l’avait jamais représenté avant le combat. Michel-Ange a vu dans la complexité psychologique du moment la plus riche expression artistique que ce brave personnage biblique puisse inspirer.
.
Crédit: Ilimoni
.
Dans la Florence du XVème siècle, on disait que les blocs de marbre choisis par Michel-Ange contenaient déjà une sculpture à l’intérieur. Il se contentait simplement de la libérer en éliminant tout ce qui était superflus. Sa conception de l’art était un parfait parallèle avec les valeurs de son époque, où le côté divin de l’homme était exalté et sa beauté idéalisée. David est l’image de cet esprit: en transformant l’intimidant bloc de cinq mètres de haut sur lequel il a travaillé seul pendant trois ans, Michel-Ange s’est affirmé comme le meilleur artiste de son époque. C’est un véritable hommage à la beauté divine, à l’équilibre et au caractère noble, grandiose et puissant de l’homme. La dignité est absolue, la force au service de la liberté, l’harmonie imprégnée dans les proportions et les perspectives. Tout est là. David est Michel-Ange, un certain Michel-Ange. Celui qu’on appelait “il Divino”, image de la splendeur artistique de l’Italie. Ses premiers biographes, ses proches, ont insisté à le définir comme un homme profondément religieux, généreux, amical et spirituel. C’est le Michel-Ange de la Haute Renaissance, fasciné par la Mythologie Antique et la perfection du corps humain. C’est l’enfant parfait de Florence et de Rome, le génie incontestable, le point de repère de tous les artistes de l’époque. Mais ce n’est pas le seul côté qu’on connaît de lui. Michel-Ange occultait un caractère bien plus sombre, rebelle et mystérieux. Une facette parfois aussi invisible dans cette galerie, que caché en lui-même. Et pourtant elles sont là, dans ce même musée, ces autres sculptures qui montrent un Michel-Ange bien différent.
Pour les voir, il faut donc revenir au couloir encore une fois, au tout début, avant que la célébrité de la jeune star de l’Accademia l’emporte sur toutes les autres statues. Lorsqu’on traverse la grande barrière de géants hollandais et trouve le chemin entre les énormes ventres germaniques, on arrive sur le côté droit de la galerie. On se trouve alors face à ce que certains considèrent être le plus grand chef-d’oeuvre de Michel-Ange, un travail splendide et unique, révélateur des plus profonds secrets de l’âme artistique de cet homme. Et là, on se dit: “Merde! J’en avais jamais entendu parler…”. Trois blocs de pierre de taille moyenne, vieux et dégradés, souvent oubliés sur le côté de l’allée, créent un contraste délicieux avec la perfection immaculée du David. Ils ont perdu la pureté de la blancheur du marbre, fatigués par la lutte éternelle qu’ils ne pourront jamais vaincre. Ils sont prisonniers de la paresse d’un créateur qui les a abandonnés, humiliés dans leur terrible condition, épuisés dans leur effort inutile. I Prigioni , “les captifs”, les oeuvres que le maître n’a jamais conclu, les esclaves crées pour ornementer le sarcophage d’un pape, où ils auraient perdu tout leur prestige et leur gloire. Leur force est leur principale faiblesse: l’inachèvement. Le premier, on l’appelle l’Atlas. Assis, les jambes à moitié incorporées dans la pierre comme sur un banc de sable mouvant, il tente de pousser avec son bras incomplet mais puissant, l’énorme bloc qui dévore sa tête jusqu’aux épaules. Il est muet, sourd et aveugle. Il est perdu dans le noir intérieur du marbre, désespéré dans sa cage d’où jamais personne ne pourra le libérer. L’entourant, deux autres prisonniers s’éveillent sans jamais ouvrir les yeux, tentant de s’étirer contre la pierre qui les retient. Les deux phases les plus opposées de la vie humaine y sont parfaitement représentées. L’un, jeune et enfantin, semble attendre le confort maternel si urgent dans les matins de solitude. Il est innocent et tranquille, les pieds enfoncés dans la pierre, un bras caché derrière le dos faible, comme attaché au lit dur et froid. Il se frotte longuement le visage pour tenter de récupérer d’un sommeil trop long et trop fatigant. De l’autre côté, une force brute lutte pour libérer son corps de la matière. Tentant brusquement d’exploser sa cage de marbre avec ses bras nerveux et contractés, il est terrifiant. Son visage imparfait et gâté s’élève et cherche le cri de la libération. Son tronc maigre et pâle se gonfle et s’étire vers le haut dans un effort surhumain. Ces trois captifs commencent par nous surprendre. Le plus on les regarde, le plus ils nous stressent et nous dépriment. On a envie de rester là pour attendre, pour assister à leur libération impossible. On a envie de prendre un marteau et de finir le travail, on veut les entendre crier, casser cette cage terrible et impitoyable. On veut voir toute leur rage, force et puissance détrôner le David et envahir la galerie. Ils nous perturbent et nous étouffent. On ne peut pas rester trop longtemps.
Et pourtant, c’est Michel Ange. Non pas il Divino, non pas le préféré des Médicis et l’élu des papes, mais celui qu’on appelait “il Terribile”. Le maniériste, refusant la perfection des proportions, le calcul mathématique de la beauté et l’équilibre logique. Il exagère ses courbes, choisit des formes sombres et terribles, des mouvements passionnels. En ne cherchant qu’à libérer la vision profonde et indépendante qui l’oriente, il affirme que Dieu lui-même a créé l’homme en l’enlevant d’un bloc d’argile. C’est le Michel-Ange qu’on croyait fou, dramatique et mélancolique à la manière d’un artiste du XIXème. Violent et excentrique, insolent et négligé. Sa terribilitá devient la source involontaire de son génie. Jamais ces captifs seraient restés dans l’atroce condition qui les définit s’il les avait finis. I Prigioni sont le reflet de cet autre Michel- Ange, vivant dans une époque d’instabilité sociale et de crise de valeurs. Ce sont les seules statues qu’il a commencées des presque cinquante qui lui ont été commandées. Elles sont issues de la volonté de créer un style fondé sur les distorsions qu’impose la totale libération des sens. C’est le Michel-Ange qu’on oublie souvent, tout comme on oublie ces captifs sur le côté de la galerie, perdus dans l’immense ombre affreuse de l’élu, le magnifique, l’invincible et indétrônable David.
.
Perdus au milieu de la foule, on suit la vague d’enthousiasme. On fuit ces trois prisonniers lourds et tristes. On cherche à rejeter un léger sentiment de culpabilité qui se perd totalement lorsqu’on arrive aux pieds du géant. On vient voir ce qu’on aime, ce qu’on attendait, ce qui nous paraît agréable et nous fait sentir bien. Le Michel-Ange qu’on veut connaître et qu’on nous a fait connaître. Le divin, le merveilleux, le parfait, celui qui nous a tant fait rêver lorsqu’on s’excitait sur les descriptions imprécises et vagues de notre guide touristique.
.
Lourenço Jardim de Oliveira