Chronique littéraire
Dans un entretien, Georges Steiner affirmait que “la langue française lutte pour sa survie, chaque jour son influence se réduit. Une civilisation qui doit lutter pour sa langue est forcément dans une situation difficile. Et puis la France est un pays qui est aujourd’hui en deuil de ses propres mythes révolutionnaires. Ce sont les deux crises dont elle doit se sortir. La France est à la fois universelle et provinciale et c’est une position critique. Sans une reprise de la force créatrice de la France, je ne vois pas l’Europe se ressaisir.”
Qu’un américain épris de culture française nous appelle au sursaut étonnera certains. Mais dans le monde qui est le nôtre, certains attendent une voix. Une voix différente et particulière. Une voix sensible et éclairante.
Le livre d’Isabelle Albert, Le trader et l’intellectuel, la fin d’une exception française, qui vient de paraître aux éditions de l’Aube, est le constat de cette révolution silencieuse, insidieuse et sournoise qui se déroule en France depuis les années 1980 : le déclassement de la France.
Silencieuse avec des élites politiques qui ont abdiqué par fascination devant les élites économiques. Insidieuse par le renversement des valeurs conduisant à la fin du primat de la pensée et du savoir sur le commerce et l’argent. Sournoise avec le désengagement des responsabilités publiques dans une société atomisée où le souci de soi l’emporte sur la vie collective et la poursuite effrénée de l’accumulation de richesses sur la justice sociale.
Mais ce brillant essai n’est pas un constat défaitiste ou altermondialiste de la prédominance du monde de la finance. Au contraire, Isabelle Albert développe une analyse fine et intelligente de la mutation des élites françaises. Avec cette conclusion iconoclaste qui bousculera les certitudes bien pensantes : « Revalorisation de la pensée et compétitivité économique ne sont pas antinomiques, bien au contraire, c’est leur alliance qui fera la grandeur retrouvée de la France. »
Or, ce sont les élites qui font les changements dans l’histoire. Leur psychologie est déterminante, comme le rappelait un certain Charles de Gaulle : « Sentiment de sa supériorité morale, conscience d’exercer une sorte de sacerdoce du sacrifice et de l’exemple, passion du risque et de l’entreprise, mépris des agitations, prétentions, surenchères, confiance souveraine en la force et en la ruse de sa puissante conjuration aussi bien qu’en la victoire et en l’avenir de la patrie, telle fut la psychologie de cette élite partie de rien et qui, malgré de lourdes pertes, devait entraîner derrière elle tout l’Empire et toute la France. »
Car ce qui se joue aujourd’hui, c’est la place réservée demain à l’idée que se font les hommes d’eux-mêmes. La quête de la condition humaine et la place de l’homme dans le monde nourrissent l’histoire même des idées philosophiques portées depuis des siècles par la pensée française, nourrie des humanités grecques et latines et de la littérature.
Or, une des raisons de donner une telle importance à la littérature est que sans elle, l’esprit critique, moteur du changement historique et meilleur garant de la liberté des peuples, serait atteint d’une régression irrémédiable. Parce que toute vraie littérature est une mise en question radicale du monde où nous vivons.
Sans citoyens responsables et critiques, conscients de la nécessité de soumettre constamment à examen le monde où nous vivons pour tenter de le rapprocher de celui où nous voudrions vivre, la France perdra sa raison d’être et de vivre. Et sa voix, celle de ses écrivains, de ses poètes, de ses philosophes, de ses scientifiques. Bref, notre voix.
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Par Alexandre Duval-Stalla, avocat et écrivain