Episode 1, en association avec la compagnie de danse Art’Core.
Imaginez un studio au plancher patiné, un mur de miroirs, des barres collantes de sueur et un piano. A présent, ajoutez les danseurs à cette image. En première position, les talons collés, les cuisses pressées l’une contre l’autre, et les pointes de pieds en en-dehors, les épaules tirées en arrière et le menton levé, ils déposent délicatement leur main sur la barre comme les premières notes s’élèvent.
Ces danseurs ont peut-être sept ou vingt-cinq ans, fantômes des Ballets russes du début du XX° siècle ou danseurs du New York City Ballet, ils sont Français ou Cubains, débutants ou étoile, homme ou femme ; mais ils parlent la même langue. Ils ont appris à danser comme ils ont appris à parler, un continuel retour aux bases, de l’apprentissage des sons à la formulation d’une phrase, d’un exercice de pliés à une variation du répertoire.
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Le 1er novembre 2013, le Boston Ballet présentait « La Bayadère » à une salle comble applaudissant à tout rompre, aussi enthousiaste que les spectateurs de la veille et ceux du lendemain. Depuis la première représentation au théâtre du Bolchoï de Saint-Pétersbourg en 1877 jusqu’à l’interprétation du corps de ballet de Boston 135 plus tard, le ballet de Marius Petipa a traversé les époques et les continents. Mais la force du ballet est restée intacte et la tradition continue d’éblouir.
« La Bayadère », histoire tragique des amours de la bayadère Nikiya et le guerrier Solor est un exemple parmi la multitude des ballets du répertoire classique. Marius Petipa, un nom aussi reconnu que Rudolph Noureev, Roland Petit ou encore George Balanchine. Les danseurs des théâtres russes du Bolchoi et Mariinski rivalisent avec ceux du New York City Ballet. Et la danse classique se pose en dénominateur commun à tous ces noms.
Il est utile ici de remonter le temps. Nous sommes le 19 janvier 1671, dans la salle des machines du palais des Tuileries. Devant le roi Louis XIV et le reste de la cour, la représentation Psyché, tragédie-ballet fruit de la collaboration de Molière, Jean-Baptiste Lully et Pierre Beauchamp est donnée pour la première fois. En sa qualité de maître de ballet au sein de l’Académie royale de musique créée en 1669 par Louis XIV, Pierre Beauchamp est chargé de régler les parties dansées. L’avènement du ballet à la cour lui permet de regagner ses lettres de noblesse et de connaître un nouvel essor après les ballets de cour italiens de la Renaissance.
Cette période correspond également aux premiers balbutiements de la danse que l’on qualifie désormais de classique, selon l’appellation issue des Ballets russes de Diaghilev. En effet, Pierre Beauchamp est à l’origine de la codification des cinq positions et d’une certaine norme en termes d’écriture chorégraphique ; ces cinq mêmes positions que l’on apprend durant la première année de danse et qui constituent la base de tout enchaînement chorégraphique des plus grands ballets, reposant sur les codifications de Beauchamp.
Par la suite, l’histoire de la danse classique peut être grossièrement ramenée au développement d’une norme, d’une codification, d’un langage, compris et parlé au-delà des frontières. Déjà évoquée plus haut, la Russie, après la France de Louis XIV détient un rôle important. Marius Petipa y mena presque l’intégralité de sa carrière et y créa « La Belle au Bois Dormant » en 1890, « Casse-Noisette » en 1892 ou encore « Le Lac des Cygnes » en 1895, peut-être les plus connus parmi la soixantaine de ballets qu’il chorégraphia tout au long de sa carrière.
Car Marius Petipa était avant tout un chorégraphe. Comme l’auteur joue avec les mots, le chorégraphe joue avec les pas. Il est important de souligner que le terme de « chorégraphe » ne désigne pas uniquement le créateur d’une pièce, d’un ballet ou d’une variation. Il fait également référence à celui qui après lui avoir donné le jour, peut faire vivre la création. En somme, le chorégraphe est l’élément clé dans l’articulation tradition et modernité.
J’évoquais plus haut « La Bayadère » de Petipa, merveilleux exemple de renouveau. Repris par Marius Petipa lui-même en 1900, et enrichi de nouvelles variations au cours du siècle, on doit cependant à Rudolph Noureev le ballet tel qu’il est dansé aujourd’hui par l’Opéra de Paris. En effet, alors directeur artistique du Ballet de l’Opéra de Paris, il décide en 1992 de réintroduire ce chef d’œuvre du répertoire auprès du public français. En se basant sur la reprise majeure de 1941 du ballet de Kirov, Noureev réarrange le troisième et désormais dernier acte, le « Royaume des Ombres », prouesse technique et un des tableaux les plus émouvants, éliminant les scènes les plus désuètes.
Plus récemment, en octobre 2011, l’ancien danseur étoile Jean-Guillaume Bart a présenté au public parisien une version inédite du ballet « La Source », créé en 1866 et dont l’action se déroule également dans un Orient enchanteur. A partir du livret et sans aucune trace des premières représentations du ballet, il recréé entièrement la chorégraphie et confie à Christian Lacroix la confection des costumes. Le répertoire classique peut désormais compter cette nouvelle création élaborée partir d’un livret vieux de 145 ans.
Ainsi, comme autant de façon de parler et d’accents ; autant de mises en scènes que de compagnies. Cependant, la permanence d’une technique rigidement codifiée apporte à la danse classique une notion d’éternité et de stabilité. Ce langage a traversé les ans et de magnifiques pièces ont déjà été écrites et si les mots sont déjà connus et appris par des générations de danseurs, de belles phrases restent encore à écrire.
A cet égard la nomination du jeune Benjamin Millepied pour remplacer Brigitte Lefèvre à la direction de la danse de l’Opéra de Paris à partir d’octobre 2014 est porteuse de promesses. Il affirme ainsi vouloir encourager la création chorégraphique, quitte à introduire des néologismes dans une langue qui a parfois elle aussi tendance à vieillir.
Marion Soulé