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Techniques d’acteurs 1 : Sur le travail de l’imagination

L’imagination répond-elle d’une technique ?

Quand on est enfant, on n’a pas besoin de s’entraîner pour se raconter des histoires… Mais même si le travail de l’imagination a cela d’insaisissable que les premiers éléments concrets auxquels on peut se raccrocher sont les souvenirs des jeux de l’enfance, le travail de l’acteur – qu’il soit composition, incarnation ou mise à distance – est avant tout une recherche.
A ce titre, l’imagination est pour l’acteur un instrument fondamental. Qu’elle soit mise en œuvre par le corps ou l’esprit, elle est le moyen de la mise en présence de la fiction au plateau, et un « liant » déterminant dans le rapport entre la scène et la salle. En tant que spectatrice, j’ai souvent le sentiment que, plus l’imaginaire de l’acteur est déployé, puissant, englobant, plus le mien se trouve sollicité, stimulé ; plus je m’investis dans l’histoire et les questions qui me sont proposées au plateau, et plus le spectacle est vivant.
C’est en voyant la mise en scène de Die Macht der Finsternis (Le pouvoir des ténèbres) de Tolstoï par Michael Thalheimer à la Schaubühne que je me suis refait dernièrement cette réflexion. Elle s’est confirmée quelques jours plus tard, devant la reprise de l’Onkel Wanja de Jürgen Gosch au Deutsches Theater. L’idée paraît simple, presque naïve, mais je crois qu’il faut l’avoir éprouvée pour réellement la comprendre. Et peut-être l’attention particulière que mes propres recherches me poussent à porter au jeu et au langage scénique de l’acteur (vous savez tout) a-t-elle stimulé un désir de comprendre, donc de formuler, en quoi ce que j’avais sous les yeux différait profondément de ce que j’avais pu voir jusqu’à présent, en France (je ne parlerai pas de mise en scène « française », par souci de justesse et par méfiance quant à un schématisme abusif).
La première chose notable par rapport au Thalheimer est que, bien que ne comprenant pas l’allemand et ne connaissant la fable de Tolstoï que dans les grandes lignes, j’ai été totalement happée par l’action. Ceci n’est pas étonnant en soi : quand une pièce est bien montée, on n’a pas besoin de parler langue pour en saisir le sens. Mais, dans ce cas précis, on ne peut pas dire que la mise en scène apporte des informations quelconques : le dispositif scénique ne permet que des entrées et des sorties, les acteurs apparaissent donc pour dire leur texte, puis sortent.
Comment expliquer alors que le spectacle soit si lisible ? (J’ai comparé ma lecture avec celles d’autres français analphabètes qui avaient entendu la même histoire que moi à quelques détails près et, après vérification, nous avons constaté que nous avions vu juste.) Je crois que cela tient précisément au pouvoir communicatif de l’imagination. Et celle des acteurs y est développée au maximum. N’ayant rien autour d’eux, ils doivent tout inventer, tout créer, et l’immense contrainte physique qu’impose le décor semble les propulser immédiatement dans le nerf de l’intrigue : l’accès aux coulisses se limitent à deux couloirs d’à peine un mètre de haut, creusés à environ dix mètres du sol, dans un mur élevé aux pieds des spectateurs. Les acteurs entrent en scène courbés, rampants, à quatre pattes, les jambes dans le vide ou s’agrippant aux parois comme ils peuvent. Le décor est ce trou à rats où pourrissent les transactions véreuses en même temps que le corps du père.
Dans un tel spectacle, outre le choc produit par la scénographie, la représentation se nourrit de sa propre intensité, car jamais l’attention des acteurs ne s’égare. Le risque et l’effort physiques les maintiennent en tension permanente, les « poussent » vers l’avant, vers la salle, vers les autres acteurs, vers l’action – vers ces « partenaires de conversation » dont parle le tg STAN – et donc vers le jeu. C’est, plus subtilement, le même effet que produit la scénographie du Jürgen Gosch : les acteurs sont prisonniers d’un cadre doré avec pour seul point de chute un muret étroit, couvert de sable humide. Ils se retrouvent livrés à eux-mêmes dans un certain inconfort (bien que l’on soit loin du verre brisé de Luc Perceval), et ce « cadre » des contraintes ouvre un espace immense à l’imaginaire du plateau.
Dès lors, comment susciter, nourrir puis orienter l’imagination de l’acteur, afin qu’elle devienne le moteur de la représentation ? Guidée par l’intuition, elle peut parfois faire fausse route, éloigner le comédien du propos de la pièce, ou du projet du metteur en scène – comme elle peut, au contraire, permettre de grandes trouvailles. Un guide avisé serait alors le metteur en scène lui-même, le « directeur d’acteur » (bien que certains, à l’instar d’Antoine Vitez, récusent ce terme), ce « spectateur naïf, qui sait tout ».

Outre le fait que je ne crois pas une seconde en un spectateur qui « saurait tout » – même en tant que paradigme, cette notion est trompeuse et sans fondement – cette réponse est bien incomplète. Ou plutôt, l’orientation de la recherche de l’acteur peut prendre différentes formes. Il y a différentes techniques, différents « trucs » qui permettent d’entrer dans le concret du rêve.
Eloignons-nous de l’école allemande pour aller voir du côté des maîtres russes. Pour rappel, la pratique théâtrale en Allemagne a plus hérité de Meyerhold, qui fait du corps le premier instrument de l’acteur et fonde sa technique sur un entraînement physique rigoureux, que de Stanislavski, qui travaille une gymnastique plus « mentale », plus « intime ».
Constantin Stanislavski a longuement théorisé le travail de l’imagination. On dit et on lit beaucoup d’inexactitudes sur sa méthode, qui n’a pas grand-chose à voir avec l’école de l’Actors Studio de Strasberg. Certes, le jeu qu’il propose est un jeu psychologique, construit sur la solidité des sentiments : pour Stanislavski, le sentiment rend l’émotion concrète, précise, et évite la vacuité du cliché. Mais s’il parle de faire appel à sa propre expérience pour « reproduire » des sentiments, c’est par opposition à « l’art de représenter », école de jeu prédominante à la fin du XIXe siècle, qui s’appuyait sur des poses et des faciès « mimant » les émotions par des grimaces désincarnées.

Les artistes de l’école de Coquelin raisonnent ainsi : le théâtre est une convention, et la scène est trop pauvre en ressources pour réussir à créer l’illusion de la vie. Il n’y a donc aucune raison pour que le théâtre cherche à éviter les conventions… […] La forme y est plus intéressante pour elle-même que pour ce qu’elle renferme. Elle agit sur nos sens visuels et auditifs plus que sur notre âme. Elle a par conséquent plus de chance de nous séduire que de nous émouvoir.[1]
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Ce n’est pas le statut de l’illusion qui est interrogé ici, mais bien la capacité de la scène à créer de l’illusion. Or, si Brecht et ses héritiers luttent avec tant d’acharnement à l’en déposséder, afin de la remplacer par de la pensée critique, c’est bien qu’elle n’est pas une coquille vide, mais un vaisseau chargé d’histoires invisibles qu’il s’agit de révéler. Un vaisseau dont il a pourtant bien fallu remplir les cales et apprendre à maîtriser : c’est ce qu’a voulu faire Stanislavski.

Chez Coquelin, « le personnage est fixé d’une manière permanente, et simplement reproduit sans qu’aucune émotion profonde y participe ».[1] Pourtant, cet « art de représenter » n’exclut pas l’imagination. Mais cette dernière devient galerie, imagerie, miroir du personnage, une série de portraits sans vie, figés dans des émotions factices. Au contraire, l’imagination selon Stanislavski est l’atelier de l’acteur. Elle renferme les outils et les matériaux qui vont lui permettre de construire son jeu.
La rigueur scientifique voudrait que je m’emploie ici à explorer cet atelier et à en analyser en précision le fonctionnement, mais ce serait une démarche un peu trop laborieuse dans le cadre de cet article – je me réserve la possibilité de développer ce point plus tard, dans un autre papier. Je ne voudrais cependant pas manquer à mon devoir et par là frustrer le lecteur, aussi vais-je tenter de le présenter brièvement.
Stanislavski propose un entraînement de l’imagination qui permet à l’acteur de pénétrer solidement dans la fiction : en effet, il ne s’agit pas seulement de penser à son chien fidèle et au déchirement de sa disparition pour se plonger dans un état de tristesse profonde, encore faut-il tenir ainsi, c’est-à-dire rester dans cet état le temps de la scène, être capable de (le) répéter, d’entrer et sortir de la vie de tous les jours (ou « réalité ») pour travailler au cœur – et au corps – la fiction dramatique, et reproduire ce trajet lors de chaque représentation. Car Stanislavski ne fige rien – et c’est bien là qu’il opère une rupture dans l’histoire de la pratique théâtrale, en cela qu’il le fait consciemment.
Le sésame pour entrer dans le domaine de l’imagination est le « si » :
La pièce, les personnages sont une invention de l’auteur, toute une série de suppositions, de si, de circonstances imaginées par lui. Sur la scène, la réalité n’existe pas. L’art est un produit de l’imagination, comme l’œuvre du dramaturge. Le but de l’acteur doit être de se servir de sa technique pour transformer la pièce en une réalité dramatique.[2]
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Cette « réalité dramatique » se compose, dans l’esthétique naturaliste, d’éléments de décors qui sont en tous points identiques à ceux qui habillent la réalité, à la différence qu’ils « n’existent pas » en dehors de la fiction. A l’acteur, donc, de le faire exister, de l’intégrer à la fiction. Stanislavski décrit un exercice au cours duquel les élèves-comédiens sont invités à découvrir leur espace de jeu. Au commencement, l’acteur est seul éclairé au plateau. Le reste du décor est plongé dans l’obscurité, il ne le voit pas. Puis, le cercle de lumière s’élargit, et les premiers éléments de décors apparaissent. L’acteur prend alors le temps de le rencontrer, voire de les reconnaître. Et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’il se soit « raconté l’histoire » de ce qui l’entoure. Dès lors, il ne saisira pas une cafetière de la même façon si elle a appartenu à sa grand-mère ou s’il l’a acheté deux ans auparavant. Et le spectateur le comprendra.

C’est la même magie qui opéra au Deutsches Theater, comme les acteurs faisaient surgir la datcha de leur cadre d’or, à la différence notable qu’ils n’avaient rien sur quoi appuyer leur regard. Leur jeu consistait en un investissement physique, corporel du texte. Dans une telle dramaturgie, le corps s’affirme comme premier interlocuteur de l’imagination.
L’imagination, les sens et le corps sont interdépendants. L’imagination est la capacité à produire des images. […] Seule l’imagination est capable d’interpréter ce que nos sens transmettent à nos corps. C’est grâce à elle que nous pouvons percevoir. De fait, rien n’existe dans ce monde, avant que nous puissions le percevoir. […] Notre imagination nous rapproche le plus possible de la réalité. Les sens encombrent le cerveau de sensations, et l’imagination s’évertue à les organiser en images, pour ensuite y voir différentes significations. Nous forgeons le monde dans nos esprits, mais il ne s’agit jamais du monde réel ; cela reste toujours une création de notre imagination.[3]
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Declan Donnellan retravaille à sa manière ce rapport de l’acteur à la réalité dramatique en le positionnant face à ce qu’il appelle « la cible » : la cible est ce que l’imagination voit ; elle est externe, et surtout agissante. L’acteur ne se demande pas ce qu’il fait, mais plutôt ce que la cible lui fait faire : quand il dit « je veux la couronne », il lui sera plus utile de « visualiser » la couronne à saisir, plutôt que d’essayer d’éprouver du désir pour un objet qui n’existe pas. Declan Donnellan met ainsi l’accent sur la faculté de « mise en images » de l’imagination, images qui, une fois devenues « cibles », vont mettre l’acteur en mouvement, en quête, en recherche. L’imagination permet de rendre le jeu concret.

C’est ce travail, cette gymnastique de l’imagination qui distingue l’école de Stanislavski de la Method de Strasberg. Chez Stanislavski, il y a toujours entre l’acteur et la fiction que ce dernier cherche à investir le media de la technique. Sur le tournage de Marathon Man, Dustin Hoffman allait faire des tours de piste avant de jouer une scène où son personnage apparaissait épuisé, à bout de souffle. Face à lui, Laurence Olivier attendait patiemment que l’on tourne, fumant une cigarette – de la même façon, et bien que la technique enseignée en Allemagne soit profondément différente de celle des héritiers de Stanislavski, les acteurs de la Schaubühne trainent encore au bar du théâtre quinze minutes avant d’entrer en scène (si la mise costume et le maquillage le leur permettent, bien sûr). Les deux acteurs deMarathon man interprétaient ensuite leur scène avec la même intensité. Quand le jeune Dustin Hoffman s’étonna que le maître anglais n’ait besoin d’aucune préparation, d’aucune « mise en condition », ce dernier lui répondit : « Young man, this is called acting. »
L’anecdote vaut pour ce qu’elle est, mais voici ce qu’on en retient. L’école de jeu de Stanislavski est avant tout une technique précise, qui s’appuie sur une gymnastique de l’imagination, pour construire de la fiction. S’il peut y avoir identification « aliénante », comme dit Brecht, c’est entre le spectateur et le personnage. L’acteur sait ce qu’il fait. Son travail préparatoire est voué à obtenir une imitation fidèle de modèles choisis, pertinents, qui lui serviront pour son rôle, et pour les suivants. Il peut s’appuyer sur des éléments extérieurs et aller jusqu’à faire l’expérience des choses (Meyerhold perdait vite patience quand Stanislavski faisait essayer des cuirasses d’époque à ses acteurs pour qu’ils entrent dans la peau des personnages du Marchand de Venise) mais, à la grande différence de l’acteur de Strasberg, il compose son jeu avec les matériaux qu’il a rassemblés, explorés, éprouvé en amont. Au moment de la représentation, son guide sera le texte et la panoplie d’images et de clés qu’il aura apprivoisées, et non ses seules émotions. Ainsi, son jeu se construit. Il est solide sur la durée.
Si j’insiste ici sur l’importance de la technique, c’est qu’elle est la condition sine qua none au développement de l’imagination. La liberté naît de la contrainte (les plus kantiens d’entre nous le savent), et la technique constitue le cadre dans lequel l’acteur peut évoluer, ou dont il peut décider de sortir, et qui tient la représentation.
En même temps qu’il fonde sa biomécanique et qu’il déplace l’idée d’une imitation fidèle du réel à travers l’étude du mouvement, Meyerhold prend le contre-pied de l’enseignement de Stanislavski, prônant un acteur « conscient », un acteur « qui pense en jouant » : « Nous voulons savoir pourquoi nous jouons, ce que nous jouons et qui nous voulons enseigner ou fustiger par notre jeu. »[4] Il fonde ainsi une nouvelle éthique de l’acteur, réinterroge la responsabilité de ce dernier dans le processus de création artistique, ainsi que les enjeux mêmes du théâtre. Le propos l’emporte sur la fiction, le travail sur la représentation, la démarche sur le résultat.
Ainsi, pour Meyerhold, s’impose une autre condition indispensable à la création de l’acteur, en échange critique et en recherche commune avec le metteur en scène : la joie.
L’acteur ne peut improviser que quand il se sent intérieurement joyeux. En dehors d’une atmosphère de joie créatrice, de jubilation artistique, il ne se découvre jamais dans toute sa plénitude. Voilà pourquoi en répétitions je crie si souvent aux acteurs : « C’est bien ! » Ce n’est pas encore bien, ce n’est pas bien du tout, mais l’acteur entend votre « C’est bien ! » et il se met à bien jouer. Il faut travailler dans la joie et la gaieté ![5]
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Mais la gaieté n’exclut pas le conflit, et le paradoxe peut sembler devenir contradiction quand il affirme son ascendance de metteur en scène sur le comédien : « La solidité de [la] position [du metteur en scène] tient au fait qu’à la différence de l’acteur il connaît toujours (ou du moins doit connaître) l’avenir du spectacle. Il est donc possédé par le tout. Il est donc, de toute façon, plus fort que l’acteur. »[6]

Plus qu’il ne se contredit, Meyerhold pose ici ses limites à l’appréhension, ou à la pensée de l’acteur en jeu. Il ne faut pas oublier que le lieu du conflit est la répétition, où le comédien travaille sa partition et n’a pas (le cas échéant, du moins) une conscience globale du projet qu’il défend – ce qui ne veut en rien dire que, de manière générale, il ne peut pas l’avoir dans l’absolu. Mais de même qu’un cerveau humain ne peut formuler deux pensées simultanément, l’attention de l’acteur en jeu est centrée sur son travail au plateau hic et nunc – sur ce qu’il joue. De loin en loin, Brecht et Stanislavski ne semblent plus si incompatibles : si la représentation n’affirme pas de choix tranché pour l’une ou l’autre dramaturgie, elles peuvent coexister, mais elles occupent dans le travail des temps différents. On ne peut pas faire les deux à la fois, mais rien n’empêche d’aller de l’un à l’autre.
Il semble pourtant que l’on touche, avec Brecht, à la limite du pouvoir de l’imagination. Ou plutôt, on arrive à un théâtre ou elle est reléguée au second plan, derrière la conscience politique. Pourtant, Brecht avait conscience des « besoins » et surtout des enjeux du travail de l’acteur. Dans ses textes rassemblés sous le nom de L’Achat du cuivre, il met son projet de dramaturgie politique à l’épreuve de la réalité de la pratique théâtrale. De plus, s’il tient au metteur en scène d’observer cet effet de distanciation indispensable à l’éveil de toute conscience critique, il n’en exclut pas moins l’importance de la complexité quasi psychologique qui constitue un personnage. Le théâtre politique de Brecht n’est (au départ, en tout cas) pas un théâtre de types.
Si les auteurs dramatiques se mettaient vraiment à porter sur la scène des personnalités connues, ce qui serait des plus souhaitables, ils auraient pour tâche principale de montrer clairement et calmement comment leur vie s’est déroulée. Jamais on ne devrait se contenter de leur faire dire uniquement ce qui paraît nécessaire pour que l’action (connue) qu’ils ont accomplie puisse avoir lieu ; se conformant à la vérité de la vie réelle, on devrait les suivre dans tous leurs détours, dans toutes leurs erreurs, et les représenter de manière que leurs actes (qui remplissent les livres d’histoire) en paraissent d’autant plus incompréhensibles et phénoménaux.[7]
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De quoi parle donc Brecht ici si ce n’est d’ « humaniser » des personnalités historiques, d’en faire, précisément, des personnages, en vue d’une meilleure compréhension, d’un regard plus complexe et avisé sur l’histoire ? Mais la nouvelle dramaturgie et le mode de jeu « distancié » qu’il tente d’imposer au théâtre semblent difficilement compatibles avec ce projet : si « l’important, c’est qu’ils vivent »[8], comment imposer au comédien de rester à distance ?
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La réalisation de l’effet de distanciation relève d’une technique dont on peut apprendre les principes fondamentaux,[explique Brecht dans L’Achat du cuivre.] Toute la force d’un tel mode de jeu repose sur la comparaison continuelle avec la réalité, c’est-à-dire qu’il dirige continuellement son regard sur la causalité des processus reproduits. […] En s’occupant de la réalité, le théâtre permet pour la première fois un usage judicieux et plaisant de l’imagination. La gaieté et le sérieux s’épanouissent dans la critique, qui est créatrice. En somme, il s’agit d’une sécularisation de l’ancienne institution cultuelle.[9]
Chez Brecht, l’imagination est mise au service de la pensée critique. Il complète son idée et admet plus ou moins malgré lui qu’elle reste un moteur essentiel du jeu avec la réponse qu’il cède au Comédien : « Il y a beaucoup de choses que l’on peut laisser à l’imagination. Pour un enfant, une bûche enveloppée d’un chiffon est le plus beau des nourrissons. Sa bûche dans les bras, il ressent tout ce qu’éprouve une mère. »[10]

Par une mise en question éthique du réalisme, Brecht met en lumière les impératifs de la composition et de l’interprétation, ainsi que les paramètres de la réception. Il prône un théâtre héritier de Diderot, un théâtre qui servirait « à divertir et à instruire ». En cela, il fait grand cas du pouvoir de l’imagination – de celle de l’auteur, mais surtout de l’acteur et du spectateur – comme sésame de la fiction ou moteur de la pensée critique. Il affirme ainsi l’influence de la scène sur la salle comme instigatrice des codes de l’échange, de la convention du dialogue : un acteur critique suscitera de la pensée critique, un acteur nourri de fiction invitera le spectateur à partir avec lui à la rencontre des autres personnages et à le suivre dans ses aventures.
Ceux qui ont lu le précédent article de la rubrique auront vu se profiler à l’horizon le « troisième partenaire » (tg STAN) ou le « Quatrième créateur » (Meyerhold) de la création théâtrale. C’est que, quand on pense le théâtre, on en revient souvent aux mêmes pôles : l’auteur (qu’il s’agisse de l’écrivain ou du metteur en scène), l’acteur et le spectateur. Entre eux se tissent des conflits, des rêves communs, des moments de complicité magiques, des ruptures… La représentation, comme la répétition, sont des moments de joie et de confiance, une plongée collective dans l’imaginaire. L’imagination transforme la machinerie en magie, les corps en personnages, et la technique en histoires.
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On en ressent la puissance quand on reçoit intimement une pièce jouée dans une langue que l’on ne comprend pas.
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Pauline Peyrade


[1] Constantin Stanislavski, La formation de l’acteur, Petite Bibliothèque Payot, Paris, Editions Payot & Rivages, 2001, p. 38
[2] Ibid., p. 34
[3] Constantin Stanislavki, op. cit., p. 75
[4] Declan Donnellan, L’acteur et la cible, Montpellier, L’entretemps, 2004, p. 23
[5] Vsevolod Meyerhold cité par Béatrice Picon-Vallin, in Les répétitions, dir. Georges Banu, Arles, Actes Sud, 2005, p. 65
[6] Vsevolod Meyerhold, Ecrits sur le théâtre, tome IV, Lausanne, L’Age d’homme, 2001, p. 362
[7] Ibid., p. 330
[8] Bertolt Brecht, « Comédien et personnage », in Ecrits sur le théâtre, coll. Pléiade, Paris, Gallimard, 2000, p. 792
[9] Bertolt Brecht, op. cit., p. 792
[10] Ibid., p. 513
[11] Ibid., p. 519

Un Commentaire

  • Posté le 29 March 2012 à 09:43 | Permalien

    “Un autre exemple serait l’apparition d’un être inventé, fait de bois et d’étoffe, créé de toute pièces, ne répondant à rien, et cependant inquiétant par nature, capable de réintroduire sur la scène un petit souffle de cette grande peur métaphysique qui est à la base de tout le théâtre ancien. Les Balinais avec leur dragon inventé, comme tous les Orientaux, n’ont pas perdu le sens de cette peur mystérieuse dont ils savent qu’elle est un des éléments les plus agissants (et d’ailleurs essentiel) du théâtre, quand on le remet à son véritable plan. C’est vraie que la poésie, qu’on le veuille ou non, est métaphysique et c’est de même, dirais-je, sa portée métaphysique qui en fait tout le véritable prix.” “Dans le théâtre oriental à tendance métaphysique opposé au théâtre occidental à tendance psychologiques, tout cet amas compact de gestes, de signes, d’attitudes, de sonorités, qui constitue le langage de la réalisation et de la scène, ce langage qui développe toutes ses conséquences physiques et poétiques sur tous les plans de la conscience et dans tous les sens, entraîne nécessairement la pensée à prendre des attitudes profondes qui sont ce que l’on pourrai appeler de la métaphysique en activité.” Antonin Artaud