Je me suis longtemps flatté de snober les voyages. Ayant été éduqué dans la culture de la randonnée et du paysage français, lire à vingt ans la première phrase de Tristes Tropiques m’a fait du bien : enfin un grand esprit venait confirmer mon intuition que l’exotisme est suspect. Ne consomme-t-on pas les voyages comme d’autres produits, à la chaine, dans une sorte de boulimie d’ailleurs, pour fuir un quotidien décidément trop vide? Le touriste-voyageur se consacre pendant des jours voire des semaines à la satisfaction de ses désirs tout en fournissant l’effort minimum : manger, boire, flâner, bronzer, se prendre en photo. Au retour, il pourra dire qu’il a « fait » Marrakech et Istanbul, la Thaïlande et l’Argentine. Être grand voyageur fait monter votre cote sociale.
Allez, inutile de se cacher : j’ai moi aussi été happé par le désir d’évasion. Je suis devenu insatiable de nouvelles saveurs, de paysages dramatiques, du spectacle des autres. Tout en exigeant le confort à l’occidentale, je traque l’authenticité de la rue orientale ou africaine. Prendre un avion grand consommateur de CO2 ne m’accable plus de scrupules. Argument ultime : le tourisme est bon pour l’économie, et les gens sont bien contents de nous voir débarquer, un peu comme nous aimons les groupes de Russes ou Chinois visitant Paris : certes ils sont un peu envahisseurs, mais leur intérêt nous flatte et ils dépensent sans compter.
Je pensais récemment avoir trouvé une parade en décidant de partir visiter des zones sensibles, en proie à de récents conflits. Les Balkans et la Côte d’Ivoire sont a priori deux destinations moins attrayantes que les palais de Toscane, les bazars d’Istanbul et les Highlands écossaises. Je voulais faire du tourisme historique et politique : comprendre pourquoi les Serbes et les Bosniaques s’étaient tapés dessus ; comment l’Etat le plus prometteur d’Afrique de l’Ouest avait sombré à son tour dans l’horreur. En parlant à de vraies gens, en poussant les portes, j’espérais faire tomber les masques, recueillir des confidences. Je voulais, en toute modestie, comprendre le mal et me recueillir devant la souffrance. Et voilà comment je suis tombé dans le panneau du tourisme de guerre dans les Balkans.
Belgrade : une odeur de soufre
On part avec l’idée que l’implosion de l’ex-Yougoslavie a été particulièrement sanglante, et que les plaies ne sont toujours pas refermées. À tort ou à raison, Belgrade sonne à nos oreilles comme la capitale d’un peuple pas franchement pacifique. On s’attend à des discours aux relents nationalistes.
Or tout semble parfaitement calme de prime abord. Les bâtiments sont un peu décrépis, la chaleur estivale diffuse une lumière jaune poussiéreuse, ce qui ne manque pas de donner à la ville un air authentiquement slave. On se prend à éprouver un sentiment de quiétude, une sensation de plaisir, en glissant à vélo dans la verdure environnante, le long du Danube et de la Stava. Sur « Ada », l’ile artificielle aménagée au sud de la ville, petits et grands viennent barboter, nager et dormir en toute simplicité. Vraiment, vit-on si paisiblement ici ?
Nous voilà rassurés, mon compagnon de voyage et moi, quand les souvenirs d’un passé à moitié digéré font surface au détour d’une conversation bien arrosée sur l’une des nombreuses barges-café qui stationnement sur la Stava. Appelons-la Marta. Serbe, elle doit bien avoir la quarantaine, et vit en France depuis une quinzaine d’année. Marta confirme : la guerre (ou plutôt les guerres) n’étaient pas une partie de plaisir. Les Croates et les Bosniaques étaient cruels, ils cachaient bien leur jeu, et les médias occidentaux ont tout gobé. Milosevic ? Toute la jeunesse manifestait contre lui à la fin des années 1990, certains se faisaient tuer, et personne n’en parlait. J’ose cette question : l’Occident avait-il d’autre choix que de bombarder Belgrade en 1999 pour stopper le nettoyage ethnique entamé par l’armée serbe au Kosovo ? Malheur à moi. Pourquoi Belgrade, et pas le Kosovo ? Et puis ces Albanais… des bandits, des affreux.
Enfin le récit dramatique et l’amertume que nous sommes venus chercher ! Cependant, trois jours à Belgrade, les vestiges de l’ex-Yougoslavie, le mausolée de Tito, le folklore rom de la Skadarlija et le charme austro-hongrois de Zemun ne nous ont pas encore totalement rassasiés. On nous parle de ruines laissées à l’abandon, consécutives aux bombardements de l’OTAN, nous voulons voir ça.
Sur Kneza Miloša, une artère importante du centre, l’ancien Ministère de la guerre traversé par un missile trône bien en évidence et ne semble pas voué à la destruction. Il faut le laisser, nous dit-on, il faut se souvenir. Les Serbes cultivent la ruine avec goût : le long de la Stava, des dizaines de carcasses de péniches rouillées attendent que quelqu’un viennent les démonter ou leur redonner vie. Des restaurants, des cafés ouvrent ici et là , mais personne ne semble pressé de faire le ménage.
Mostar outragée, Mostar martyrisée, mais Mostar…
Les ruines, on les retrouve en Bosnie, notamment à Mostar. Cette petite ville célèbre par son pont martyrisé, détruit à coup de roquettes, puis reconstruit à l’identique, vit encore avec de nombreuses cicatrices. Certes les abords du pont ont été rendus à leur splendeur ottomane originelle ; les pavés de pierre polie sont presque trop propres et trop lisses. Les jeunes Bosniaques (sont-ils Croates ou Musulmans ?) font passer le chapeau avant de sauter du pont, un business très lucratif semble-t-il.
En dehors de la carte postale subsistent encore ça et là quelques hôtels et bâtiments administratifs délabrés. Le plus spectaculaire est sans doute cette ancienne banque, immeuble fantôme qu’un gardien des lieux auto-désigné, ancien militaire à la dérive, propose de nous faire visiter. Il nous gratifiera de l’épique récit de ses tribulations jusque dans la Légion étrangère, et nous montrera en prime les impacts de balles bien visibles sur son abdomen.
Sarajevo, renaissance impudique
Sarajevo, quant à elle, a quasiment terminé de panser ses plaies. Dix-sept ans après la fin du siège qui coûta la vie à plus de 10 000 personnes, il reste peu de traces des tirs de mortier quasi-quotidiens. La ville affiche une jeunesse étonnante, un farniente qui n’a rien à envier aux centres-villes méditerranéens. Les tours de verre et les nouveaux riches se multiplient. Le Festival international du film attire les stars anglo-saxonnes. L’un des symboles de cette renaissance est la reconstruction quasi-achevée de la Vijecnica, bibliothèque néo-mauresque construite à l’époque austro-hongroise et pilonnée pendant le conflit. Mais de bibliothèque il n’en est plus question, la municipalité ayant prévu d’y installer son siège, le tout financé à grand renfort de deniers européens.
On se résigne à accepter que la stabilité et l’enrichissement de ce pays se fassent au prix des mafias et des baronnies locales. L’Etat bosniaque se décompose en deux sous-Etats, la revancharde République serbe de Bosnie, et la monstrueuse Fédération croato-musulmane, elle-même éclatée en une dizaine de cantons et une centaine de municipalités. À l’indice de perception de la corruption de Transparency International, la Bosnie-Herzégovine est classée 72e, une performance peu reluisante mais qui se situe au niveau du Brésil, tout juste derrière l’Italie (69e).
C’est davantage la mise en vente de la mémoire qui choque à Sarajevo. Il n’y a pas de volonté d’oubli, de pudeur vis-à -vis d’un passé récent douloureux. Non seulement on n’échappe pas à la vue des impressionnants cimetières qui parsèment les collines de la ville, mais, comme à Belgrade et à Mostar, la mise en scène semble particulièrement soignée. Plutôt que de nourrir un dialogue intercommunautaire qui reste difficile, c’est le touriste qu’on abreuve de photos et de récits dramatiques, car lui paie, et tout de suite.
Nous flânons sur Ferhadija, cette délicieuse artère piétonne aux faux airs de Vienne, par une douce lumière du soir. Les visites de mosquées, d’églises orthodoxes, même d’une synagogue, ont fait descendre sur nous l’esprit de conciliation. Nous tombons alors, au beau milieu de la rue, sur une publicité intitulée ‘Srebrenica’ en majuscules et illustrée de photos en noir-et-blanc. La mention d’une « Galerie 11/07/1995 » laisse penser qu’il s’agit d’une exposition temporaire à ne pas rater. Nous pénétrons dans un bâtiment moderne, climatisé, doté d’un ascenseur dernier cri qui nous propulse au quatrième étage. La pénombre ambiante tente d’imposer le silence et le respect, mais l’accueil sans façon de l’hôtesse et l’afflux de touristes court-vêtus nous en dissuade. Après avoir déboursé une dizaine d’euros – tarif sans commune mesure avec les standards locaux – nous parcourons, dans une pièce unique, des photos grand format évoquant la vie des survivants du massacre. Comme tous les visiteurs, nous passons finalement plus de temps devant un film compilé à partir d’images d’archives, qui retrace les principales étapes de l’horreur. Des explications succinctes, beaucoup de pleurs et de cris, et cette musique pathétique que nous entendrons à  Mostar dans les films montrant la destruction du pont.
De retour dans la douceur du Sarajevo de 2013, on ne peut s’empêcher de se penser voyeur et complice du mal. Que disent au juste ces survivants de Srebrenica dont on fait du malheur une affaire juteuse, et que sont devenus leurs bourreaux ? Que fait cette exposition pour les réconcilier, et à travers eux, les Musulmans et les Serbes de Bosnie ? A cet égard, il faut saluer le travail effectué par le musée d’histoire de Sarajevo, situé un peu à l’écart du centre-ville. Dans la grande salle très bien documentée consacrée au siège de la ville, de grands panneaux expliquent comment les procès des criminels de guerre se déroulent à la Haye. On est heureux de lire que tous les fugitifs ont été arrêtés, et que les classes mixtes de Sarajevo font le voyage aux Pays-Bas.
Ainsi le tourisme de guerre a de beaux jours devant lui dans les Balkans. De la volonté de comprendre à la fascination du mal, il n’y a qu’un pas. On dit que le mauvais goût est bien pire à Cracovie et ailleurs autour de la Shoah, au point qu’il fallut le courage d’un fils de déportés, Norman Finkelstein, pour dénoncer il y a plus de dix ans « l’industrie de l’Holocauste ». En France, on continue de boire jusqu’à plus soif les récits dantesques de la Première guerre mondiale. Plus près de nous, Tzvetan Todorov met en garde contre « l’étrange charme de la guerre » qu’exercent sur nous les photos choquantes qui nous parviennent de Syrie, charme auquel ce touriste de guerre japonais assume avoir succombé depuis longtemps. En attendant que la guerre et l’héroïsme reviennent chez nous, on tue l’ennui comme on peut.
Renaud Thillaye – Toutes les photographies sont © Renaud Thillaye
Un Commentaire
Beau reportage, qui semble faire écho également , un peu plus loin de nous, à un article de 1928, paru dans le “Berliner Tageblatt”, dont l’auteur Stephan Zweig s’interrogeait déjà sur le tourisme de la 1ère guerre, reportant d’une façon similaire ses impressions sur la tristement fameuse ville belge d’Ypres, alors qu’il y revenait après bien des années : après le Front de l’Ouest, après les gaz, après les obus, après les ruines, alors que la ville fait peau neuve et que fleurit l’industrie de la mémoire et du souvenir.
En dépit de son malaise certain face à ce qu’il nomme le « great show de la Belgique », voici comment conclut Zweig, pacifiste convaincu :
« Il est effroyable – presque aussi accablant que de songer aux morts – de pousser à son terme l’idée que, de la même manière que la terre puise son engrais dans les cadavres, les vivants se nourrissent aussi des morts, que les descendants insouciants peuvent observer les souffrances d’un demi million de leurs frères en jouissant du même confort et d’une aussi bonne organisation que s’ils allaient au cinéma (…) Que pour dix marks, en l’espace d’une demi-heure, la cigarette à la bouche, ils peuvent, confortablement et pour leur entière satisfaction, observer le martyre qu’ont enduré quatre ans durant un demi-million de personnes, avant d’envoyer quelques dizaines de cartes postales où ils écriront que la promenade vaut le détour.
Et pourtant !
Et pourtant : c’est une bonne chose qu’en quelques points de ce monde, ils reste encore quelques signes atrocement visibles du grand crime. Au bout du compte, il est même bon que cent mille personnes viennent pétarader ici dans le confort et l’insouciance, car qu’ils le veuillent ou non, ces innombrables tombes, ces forêts empoisonnées, cette place en miette sont des sources du souvenir. Et tout souvenir est d’une certaine manière formateur, même pour la nature la plus primitive et la plus inerte. Tout souvenir, qu’elles qu’en soient la forme et l’intention, ramène la mémoire vers ces effroyables années que l’on ne devra jamais oublier ou désapprendre. »*
*S. Zweig, Le Monde Sans Sommeil, 2013, ed. Payot et Rivages
Thomas Kahn