Lire le premier épisode ici.
Pour les Anciens, l’usage de la magie répond avant tout à une quête d’efficacité. Chercher à être efficace, à produire donc des effets sur le réel, c’est poursuivre certains buts précis. Il s’agit souvent d’amour : inspirer l’amour, retrouver l’objet de son amour ou s’en venger, retrouver parfois sa capacité à faire l’amour.
La reine de Carthage, Didon, pleure le départ d’Enée et son ultime recours avant son suicide, est de pratiquer la magie [1]. Médée, elle, ne choisit pas la mort pour elle-même, mais pour sa rivale : les présents qu’elle ensorcelle servent l’accomplissement de sa vengeance [2].
La magie sait tuer comme elle sait guérir. Médée réunit ces deux faces du même savoir. Ovide en donne un bel exemple quand dans le même chant, il nous présente Médée rajeunissant Eson puis causant la mort de Pélias. Pour aider Jason et venger la parole non tenue du roi Pelias de lui remettre la Toison d’or une fois accomplis les exploits exigés, Médée use de sa magie pour faire rajeunir un vieillard, Eson, après l’avoir découpé en morceaux et avoir fait bouillir ses restes dans un chaudron. Le rituel magique opère. Le vieillard redevient jeune homme. Mais le charme est trompeur, fait pour abuser les plus avides. Les filles de Pélias, croyant sur parole Médée, se font à leur insu l’instrument de la vengeance de la magicienne car si le premier rajeunit bel et bien, le deuxième, leur propre père, reste à l’état de ragoût [3]. Ainsi les pouvoirs de la magicienne sont au service de ses intentions.
[caption id="attachment_7598" align="alignleft" width="500"] Médée et Jason neutralisant le dragon gardien de la Toison d’or[/caption]Cette différence d’intention (guérir/nuire) a conduit les lettrés du Moyen Age à établir la célèbre distinction entre magie blanche et magie noire ; la magie poursuivant la destruction d’un être étant immédiatement classée comme magie noire. Cette magie noire englobe en fait toute pratique qui tend à utiliser les morts comme moyen d’action ou à causer la mort d’un tiers. La nécromancie ou divination grâce aux morts répond à ces critères.
Cela invite à nous demander quelles peuvent être les conditions pour que la magie opère.
Les pouvoirs de Médée
Ses mots ont une force : ils peuvent contraindre des puissances à agir. Qui utilise la magie, croit que la parole qui nomme les choses possède en elle-même la puissance d’agir et de faire agir.
Et l’interdiction qui pèse sur ces moyens de divination, ou d’accès au sacré, n’est pas sans rappeler que la magie, pour efficace qu’elle soit, est avant tout ce que le culte officiel n’encadre pas. Ce n’est d’ailleurs pas tant le rite en lui-même qui définit la magie, qui permet d’établir les limites, la distinction entre magique et religieux, que le regard que la société porte sur ce rite.
« Nous ne définissons pas la magie par la forme de ses rites, mais par les conditions dans lesquelles ils se produisent et qui marquent la place qu’ils occupent dans l’ensemble des habitudes sociales. [4]»
Ainsi comme toute praticienne des arts magiques, Médée sait préparer des philtres ou des potions. Dans ces philtres apparaissent comme ingrédients des plantes ou morceaux de corps d’êtres vivants passés par la mort. Les incantations, les chants ou mélopées qui accompagnent la préparation font partie intégrante du rituel au point que cette partie chantée, le « carmen » en latin, est fondateur du rituel car il conditionne son efficacité. Une des particularités de l’art magique, c’est que lors de rituels étranges par leurs aspects, certains dieux seulement sont invoqués. L’invocation n’est pas seulement un appel : non qu’il s’agisse pour le dieu simplement de donner sa « bénédiction » à la réussite de la cérémonie magique, on le convoque, on exige sa présence. On le fait assister au rituel et cela par la contrainte. Cette manière particulière de s’adresser aux dieux est ce qui reproché à Rome aux praticiens de la magie. Il ne s’agit pas d’amadouer ou de persuader les dieux mais de les tenir à la disposition du praticien.
[caption id="attachment_7597" align="alignleft" width="500"] “Médée”, mise en scène Caroline Binet, Théâtre Denise-Pelletier[/caption]Médée, tout au début de la pièce de Sénèque, invoque les puissances de la Nuit, des Enfers, en précisant qu’il s’agit de « puissances que Médée plus qu’une autre a le droit d’invoque [5]».
Pourquoi est-il plus permis à Médée qu’à une autre d’invoquer, d’appeler par leur nom ces divinités ? Sur quoi fonde-t-elle son droit ? Peut-être sur son malheur qui l’autorise à parler : « voce non fausta precor », « ma prière se fait d’une voix/ par une parole qui n’est pas heureuse». Sa prise de parole a en effet de quoi déconcerter. Sa parole n’est pas « heureuse », pas « favorable ». Si sa prière n’est pas heureuse, c’est qu’elle est donc “mauvaise” ou “sinistre” parce qu’elle s’adresse aux puissances infernales et qu’elle présage la destruction, la mort, la catastrophe. Mais il y a aussi, dans cette formule, un écho inversé à une formule conventionnelle de la piété antique. Pour éviter qu’une parole néfaste ne soit prononcée lors d’une cérémonie religieuse, les assistants proclamaient, en effet, une formule rituelle qui devait assurer le bon déroulement du rite : fauete linguis, « Soyez(-nous) favorables par vos langues », et un flûtiste, dit-on, devait alors éloigner tout bruit parasite en jouant de son instrument. La prière de Médée est exactement l’inverse de la formule traditionnelle, d’autant plus qu’elle annoncera bientôt son intention de perturber la cérémonie nuptiale de Jason. Elle transgresse la fameuse formule, où être favorable consiste à se taire. Médée choisit de parler et c’est en cela que sa voix ne peut être que non fausta. Elle fait entendre un langage qui ne prétend pas plaire. C’est ainsi que Michelet représente sa sorcière, misérable créature dont le malheur explique les actes. Sa misère l’exclut ; elle s’exclut comme on l’exclut. Elle ne peut qu’être réduite, que se réduire, à un rôle de sorcière [6].
Mais peut-être est-ce également sa connaissance qui lui permet de prendre la parole et d’appeler par leur nom les dieux. Car justement elle connaît leur nom. A l’instar d’Erichto, la sorcière de Lucain, qui connaît le nom secret des divinités, ce nom qu’on ne dit pas, mais qui est le « vrai nom » des dieux [7], Médée grâce à son savoir de magicienne, se permet de sortir du silence et d’arracher au silence les dieux, en les nommant.
Quant au « plus qu’une autre » du vers 8, cité ci-dessus, il laisse penser qu’il existe des degrés de droit pour communiquer avec ces dieux liés aux degrés de savoir acquis par le magicien. Et ce savoir, qui s’apprend par degrés et dont les degrés donnent des droits, ressemble à l’initiation exigée des fidèles des cultes à mystères, comme les cultes isiaques ou dionysiaques  [8].
Pourtant, quand on se tourne vers Médée, et plus précisément vers son nom, il n’y a rien qui évoque un savoir. La racine *-med n’implique ni conception scientifique ni techniques particulières. Elle donne en grec μÎδομαι qui signifie “prendre soin de”, et μήδομαι qui signifie “méditer, inventer”, en latin medeor qui signifie “guérir” d’où viennent medicus, medicina, medicamentum, remedium. Médée peut donc signifier à la fois, “celle qui prend soin”, comme “celle qui est ingénieuse”.
Dans ce nom s’entrelacent, à la fois, non le savoir mais l’ingéniosité qui permet le savoir, ainsi que le soin accordé à autrui qui peut entraîner la guérison ou la mort.
Origines du pouvoir et pouvoir des origines
Le nom de Médée évoque donc moins le savoir que la puissance, et cette puissance, ses pouvoirs, lui sont conférés par son illustre naissance. Sénèque insiste largement sur ce point dans Médée : « le soleil nous regarde, l’ancêtre de ma race » (v. 28-29), « Médée, la fille d’Aiétès, l’enfant de l’Arménie » (v. 179), « le soleil l’avait donné à Aiétès, pour qu’on le reconnût comme son fils » (v. 571-572), « la petite fille du soleil » (v. 210).
Son père Aiétès, (ou Aétès), roi de Colchide est fils d’Hélios, le Soleil. Sa mère est l’Océanide Idye, nom qui signifie en Grec la savante. Ainsi se mêlent en elle du côté paternel les éléments solaires, du côté maternel les éléments aquatiques. Mais les éléments aquatiques sont présents également du côté de son père qui est le frère de la magicienne Circé, célèbre pour avoir été vaincue par Ulysse. En effet, « ils descendaient tout deux d’Hélios Lumière des vivants / et avaient pour mère Persée, la nymphe océanide [9]. »
On peut donc établir un arbre généalogique :
Ainsi l’eau semble jouer un rôle prédominant dans son ascendance. Or, si c’est de cette ascendance que ses pouvoirs lui viennent, il semble que l’eau soit un élément de pouvoir déterminant.
Cette famille possède de puissantes magiciennes – Circé étant la tante de Médée, pour qui l’eau, comme pour le reste des hommes, est un élément essentiel à la vie ; mais pour elles, il est essentiel à leur survie et à l’aboutissement de leurs désirs. Circé, entourée d’eau dans son île, ne peut assouvir ses désirs que grâce aux hommes que la mer lui amène. Tandis que pour Médée, la mer est tout à la fois ce vers quoi on la chasse et ce qui lui permet de s’enfuir.
Cette mer lui permet de survivre, et de porter vers d’autres terres ses regards et ses pouvoirs. Mais cette eau est paradoxalement ce qui la retient prisonnière au milieu de la plus libre, de la plus ouverte des routes. Elle, qui s’est expatriée, se trouve condamnée à errer de terre en terre, et à n’être en somme que de passage. Peut-être peut-on même dire qu’elle est la Passagère par excellence, c’est-à -dire la prisonnière du passage [10].
Quant au soleil, il luit en elle car les descendants d’Hélios ont un éclat des yeux bien particulier. D’ailleurs, Circé reconnaît sa nièce grâce à ce trait caractéristique [11]. On peut noter toutefois que les traditions mythologiques admettent des variantes : Denys de Milet et Diodore de Sicile faisant d’Hécate, la déesse de la magie, la mère de Médée ; d’autres en font sa confidente dont dépend entièrement l’efficacité de ses incantations et de ses rites.
« Tuque, Triceps, Hecate, quae coeptis conscia nostrisÂ
Adiutrixque venis cantusque artisque magorum »
« et toi, Hécate aux trois têtes, qui viens pour recevoir la confidence de mes desseins et donner l’aide dont tu favorises les chants et l’art des magiciens [12] ».
Son ascendance solaire lui offre donc d’être reconnue comme magicienne par ses pairs, tandis que son ascendance marine lui permet de trouver dans la mer un refuge, une route pour fuir, mais qui n’est de fait qu’une prison passagère, à l’image de ce qu’elle est, une passagère, éternellement de passage.
Pourtant, le mythe de Médée fait d’elle une descendante des dieux, une femme bienfaitrice, avant de faire d’elle une princesse magicienne et cruelle. Charles Segal évoquant Circé écrit : « Sa magie est une extension de sa propension au désir, au pouvoir sur les hommes [13]».
Dans le cas de Médée, il semble que ses pouvoirs fassent d’elle une guérisseuse tant qu’elle reste inexpérimentée dans le domaine du désir. Son expérience amoureuse est, avant tout, expérience de la douleur. « Saevit infelix amor », s’écrie-t-elle [14]. « Il me brûle, mon amour malheureux !» C’est à partir de cette expérience du désir et de l’amour, qui ne se passe et ne peut se passer, semble-t-il, sans une expérience de la douleur et du malheur, que les pouvoirs de Médée deviennent destructeurs : c’est à cet instant que de guérisseuse elle devient magicienne, au moment où ses capacités et ses pouvoirs ne peuvent plus servir qu’à briser l’ordre du monde, c’est-à -dire l’ordre établi.
Arnaud Fabre
[1] Virgile, Enéide., IV, 474-503
[2] Sénèque, Médée, 570-576
[3] Ovide, Métamorphoses, VII
[4] Hubert & Mauss, Esquisse d’une théorie générale sur la magie, Paris, 1902-1903, repris dans Sociologie et anthropologie, PUF, 1973, pp.1-141
[5] Sénèque, Médée, v.8-9, Paris, Belles Lettres, 1996. « Quosque Medeae magis / fas est precari »Â
[6] Michelet, La sorcière
[7] Lucain, la Pharsale, VI, 732
[8] Voir sur ce rapprochement Fritz Graf, La magie dans l’Antiquité gréco-romaine, Belles Lettres, coll. Pluriel, chap. IV « Comment devenir magicien ? – Les rites d’initiation.»
[9] Odyssée, X, 138-139
[10] Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, coll. Tel, Gallimard, Première partie, chap.I « Stultifera navis »
[11] Apollonios de Rhodes, les Argonautiques, IV, 1669
[12] Ovide, Métamorphoses, VII, 194-195, Paris, Belles Lettres, 1966, trad. par Georges Lafaye
[13] Charles Segal, « Tantum medicamina possunt : la magie dans les métamorphoses d’Ovide », in La Magie. Actes du colloque international de Montpellier, Tome III, 2000, pp.45-70, et plus particulièrement p.55.
[14] Sénèque, Médée, 136