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  • Bernardo Soares, le voyageur immobile : Exploration en terres pessoennes (2/3)

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    Ber­nardo Soares, le « semi-hé­té­ro­nyme », reste ce­lui qui – des soixante écri­vains nés de l’ima­gi­na­tion de Pes­soa – fut le plus proche de son créa­teur. Ce « double » de pa­pier de Pes­soa, dont l’exis­tence ima­gi­naire fut la moins ta­pa­geuse, pour ne pas dire la plus confor­miste.

    Soares, ce­lui aussi au­quel Pes­soa confia le soin de ré­di­ger en prose sa grande oeuvre, de­meu­rée in­ache­vée : Le Livre de l’in­tran­quillité.

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    Nous vous pro­po­sons, pour la deuxième par­tie de cette ex­plo­ra­tion pes­soenne, d’ac­com­pa­gner les mé­di­ta­tions sen­so­rielles de Soares/Pes­soa et la « pro­me­nade éter­nelle » de ce­lui qui tenta de don­ner une forme lit­té­raire aux « plus in­fimes va­ria­tions de la vie psy­chique. » (R. Sa­lado)

    «… et de la hau­teur ma­jes­tueuse de tous mes rêves, me voici aide-comp­table en la ville de Lis­bonne » 

    Les fa­mi­liers du Livre de l’in­tran­quillité se rap­pel­le­ront sans dif­fi­cul­tés les quo­ti­diennes pro­me­nades dans Lis­bonne du pe­tit bu­reau­crate Ber­nardo Soares – dont l’exis­tence mo­no­tone n’au­rait rien à en­vier aux jour­nées in­ter­mi­nables du fonc­tion­naire Adrien Deume dans Belle du Sei­gneur :

    « Je sais bien que le jour où je se­rai nommé chef comp­table sera un des plus grands jours de mon exis­tence. Je le sais avec une an­ti­ci­pa­tion amère, iro­nique, mais aussi avec cet avan­tage in­tel­lec­tuel d’une cer­ti­tude. » 

    Ber­nardo Soares, double hé­té­ro­ny­mique de Pes­soa et ré­dac­teur du Livre, est un su­jet des plus dé­li­bé­ré­ment en­nuyeux, des plus pro­pre­ment quo­ti­diens, à l’exis­tence aussi morne que ré­pé­ti­tive.

    On lui connait peu d’amis, pas d’amours. Ali­gner quelques chiffres sur un ca­hier et des­cendre la rue des Dou­ra­dores – qui re­lie son bu­reau à sa pe­tite chambre – sont les seules ac­ti­vi­tés que le lec­teur par­ta­gera avec Soares au long des 439 pages de cette « au­to­bio­gra­phie sans évé­ne­ments ». Ber­nardo

    Soares : au­to­por­trait de Pes­soa en no­made sta­tu­fié ? Ce­pen­dant, si Pes­soa ca­chait der­rière son exis­tence so­ciale in­cer­taine une vie in­té­rieure d’une inef­fable ri­chesse, il en est de même pour son ju­meau Soares :

    « Et moi, as­sis à ma table, dans cette chambre ab­surde et mi­nable, moi pe­tit em­ployé ano­nyme, j’écris des mots qui sont comme le sa­lut de mon âme et je me dore d’un cou­chant im­pos­sible sur de hautes et loin­taines mon­tagnes ».

    « Etre le Chris­tophe Co­lomb de son âme par le rêve » 

    « A nous (mes rares sem­blables et moi) qui vi­vons sans sa­voir vivre, que reste-t-il si­non le re­non­ce­ment comme mode de vie, et pour des­tin la contem­pla­tion ? […] Consi­dé­rant que nous ne pou­vions te­nir pour as­su­rée d’autre réa­lité que celle de nos sen­sa­tions, nous y avons trouvé re­fuge  en les ex­plo­rant, telles de vastes terres in­con­nues »

    Vivre en sen­tant, ex­traire de la vie sa part de rêve. Mé­ta­mor­pho­ser le concret de la réa­lité en un voyage in­té­rieur et sen­so­riel. Cette dé­cla­ra­tion li­mi­naire ou­vrant le Livre de l’in­tran­quillité ap­pa­raît comme le vé­ri­table crédo exis­ten­tiel de son ré­dac­teur Ber­nardo Soares : « Etre le Chris­tophe Co­lomb de son âme par le rêve ».

    Les près de cinq-cents frag­ments com­po­sant le Livre de l’in­tran­quillité – dont cer­tains conti­nuent à ce jour d’être ex­hu­més par les ar­chéo­logues Pes­soens – pour­raient donc ap­pa­raitre comme une ré­ponse au pro­jet sui­vant : « la plu­part des gens pensent avec leur sen­si­bi­lité et moi je sens avec ma pen­sée.»

    « Quelle gloire noc­turne que d’être grand sans être rien ! »

    Quand il ne consigne pas des chiffres pour son pa­tron Vasques, Soares part en voyage. Il ne quitte ce­pen­dant ja­mais Lis­bonne. Sort ra­re­ment de la rue des Dou­ra­dores. Il est un ex­plo­ra­teur de l’im­mo­bile, un rê­veur de l’inerte :

    « Je me trouve dans un tram, et j’exa­mine len­te­ment, à mon ha­bi­tude, tous les dé­tails concrets des per­sonnes qui se trouvent de­vant moi. Pour moi les dé­tails sont des choses, des mots, des lettres.

    Cette robe que porte la jeune fille as­sise en face de moi, je la dé­com­pose en ses di­vers élé­ments : l’étoffe dont elle est faite et le tra­vail qu’elle a de­mandé – puisque je la vois en tant que robe, et non pas comme simple étoffe ; la fine bro­de­rie qui borde le ras du cou se dé­com­pose à son tour : le­ga­lon de soie dont on l’a bro­dée, et le tra­vail qu’a de­mandé cette bro­de­rie.

    La vie so­ciale tout en­tière gît sous mon re­gard. (…)

    J’ai le ver­tige. (…)

    Je des­cends du tram, épuisé, som­nam­bu­lique. J’ai vécu la vie tout en­tière. »

    Pes­soa/Soares se livrent ainsi une poé­tique du pro­saïque : un rayon de lu­mière, une mouche, une rue et ses pas­sants de­viennent les su­jets in­épui­sables de leurs rê­ve­ries. Soares, grâce à sa phé­no­mé­nale ap­ti­tude « à sen­tir » (« l’odo­rat est un bi­zarre sens de la vue »), est le peintre du par­cours ver­ti­gi­neux de ses sen­sa­tions. Les « streams of conscious­ness » wool­fiens ou les mo­no­logues in­té­rieurs de Joyce viennent alors se pla­cer en écho de la lo­gor­rhée pes­soenne.

    Et, de ce bou­le­ver­se­ment per­ma­nent des sens du pe­tit aide comp­table, nait le Livre de l’in­tran­quillité. Au centre de cette « in­tran­quillité » (de­sas­sos­sego en por­tu­gais/dis­quiet en an­glais), un mou­ve­ment per­ma­nent vers la sen­sa­tion :

    « si j’écris ce que je res­sens c’est qu’ainsi je di­mi­nue la fièvre de res­sen­tir »

    « je sens, je gre­lotte de fièvre, je suis moi. »

    Agathe Char­net

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    Cet ar­ticle n’au­rait pu être ré­digé sans l’ap­port pré­cieux du sé­mi­naire de Mas­ter de Ré­gis Sa­lado à l’Uni­ver­sité De­nis Di­de­rot : « Pes­soa ou l’in­tran­quillité à l’oeuvre »

    Toutes les ci­ta­tions de Pes­soa sont ex­traites du Livre de l’in­tran­quillité, Chris­tian Bour­geois, 1999