Tout le ciel au-dessus de la terre (Le syndrome de Wendy), dernier spectacle de l’artiste espagnole Angélica Liddell est la troisième pièce de sa trilogie consacrée à la Chine, entamée en 2011 avec Maudit soit l’homme qui a confiance en l’homme : Un projet d’alphabétisation, puis en 2012 avec Ping Pang Qiu. La pièce s’est jouée pour la première fois au Festival d’Avignon 2013 avant d’être programmée dans le cadre du Festival d’Automne, en janvier 2014, au Théâtre de l’Odéon.
Sur la grande scène de ce théâtre néo-classique à l’italienne, un monticule de terre, quelques pins « plantés » d’un côté et de l’autre, et deux crocodiles suspendus dans l’air. Jusqu’ici, et en se laissant porter par le titre de la pièce, on peut croire qu’il s’agit de l’île de Jamais Plus et Tic Tac, du crocodile de Peter Pan avec la montre dans le ventre. Mais allons plus loin. De la pénombre qui borde la scène, on voit apparaître une femme vêtue de blanc. Elle s’approche lentement de l’île de terre avec les bras ouverts et une respiration sonore, noyée, qui se confond et se mêle au sifflet du vent. Est-ce Angélica ? Est-ce Wendy ? La question s’impose. La femme tourne autour de l’île et comme au milieu d’une transe, elle enlève sa robe, elle se couche sur le monticule de terre et, accélérant sa respiration bruyante, elle se masturbe. Elle gémit et répète un mouvement de bassin constant, qui grandit et s’accentue, comme si elle voulait “pénétrer” la terre, s’enfoncer en elle, s’y “frotter” pour atteindre l’extase totale.
Quatre personnes entrent ensuite en scène alors qu’Angélica reprend des forces. L’île se remplit de jeunes comme dans Peter Pan mais aussi comme dans Utoya, cette île norvégienne où le massacre de 2011 eut lieu – le terrible épisode pendant lequel l’autoproclamé néo-fasciste Anders Behring Breivik tue un par un 69 jeunes militants du parti travailliste norvégien, parce qu’ils sont “marxistes”. Pendant son procès, l’homme déclare avoir voulu “défendre l’ethnie norvégienne” des immigrants, musulmans en particulier, comme le furent les juifs ou les tziganes pour Hitler, voulant d’une certaine manière atteindre la “beauté” et le “perfection” d’une race unique, occidentale et chrétienne.
En faisant un nouveau passage par l’île et les crocodiles, en pensant aux expériences génétiques nazis pour développer une nouvelle race supérieure et aux études sur l’éternelle jeunesse, revenons à Peter Pan. Pourrait-il être l’un de ces jeunes norvégiens assassinés ? Peut-être, ainsi, son désir de ne plus grandir se serait-il réalisé. Une jeunesse éternelle qui ne s’obtient qu’à travers de l’annihilation de la jeunesse elle-même. Et Wendy qui reste condamnée à l’abandon pour avoir aimé cette jeunesse dont elle ne fera jamais partie, pour avoir tout donné pour Peter Pan. Angélica confesse : “Nous revenons à chaque fois plus vieux, repoussants et déprimants, mais nous avons besoin d’être aimés malgré tout. La seule chose que nous devons décider, c’est jusqu’à quel point nous sommes disposés à nous humilier”. La perte de la beauté et de la jeunesse est irréversible, et Angélica comme Wendy veulent se venger de cette jeunesse perdue. Mais comment tempérer ce ressentiment ? En étant mère ? Nous le verrons.
Dans la continuité, une nouvelle scène se présente, la seule que l’on pourrait qualifier de “dramatique” en termes de drame aristotélicien, dans laquelle deux personnages, Wendy et Peter Pan, discutent de l’amour et du sens de l’autre. Ensuite, deux acteurs masqués apparaissent, ainsi qu’une actrice qui interprète une chanson norvégienne et une autre qui doit réciter un poème en chinois. Les registres s’entrecroisent et les différents matériaux avec lesquels Liddel a choisi de travailler sont exposés dans une espèce de “patchwork”.
Acte suivant, et début de ce qu’on pourrait considérer comme la deuxième partie de la pièce : un couple de danseurs chinois fait irruption sur la scène et est interviewé par l’actrice chinoise. Nous découvrons à travers l’interview qu’Angélica a voyagé à Shanghai où elle a connu ces personnages et les a invités à participer à son spectacle. Un orchestre de onze musiciens, l’Ensemble Mucic Phase, entre en scène et se place sur une plate-forme au fond. Les musiciens interprètent plusieurs œuvres du compositeur sud-coréen Cho Young Wuk, alors que le couple de danseurs chinois valse sur les morceaux suivants :
– La valse du vélo for ever.
– La valse de comment Peter connaît Wendy.
– La valse de la splendeur de l’herbe.
– Entrevue 71.
– La valse des 75 choses que je serais capable de faire pour toi.
– La valse de l’origine de la tristesse humaine.
– La dernière valse.
La danse de salon terminée, les musiciens et les acteurs quittent la scène. Nous arrivons ainsi à la troisième partie du spectacle. Liddell apparaît à nouveau seule en scène. Elle s’approche de la table où a lieu le dialogue entre Peter et Wendy, elle vole les objets qui ont été utilisés dans cette précédente scène et, assise sur la chaise où Wendy était, elle change de vêtements. Elle se vêt d’une combinaison noire, une maille argentée, des bottes noires en cuir à hauts talons et, le micro en main, elle commence à parler au public. Un texte écrit à la première personne – l’écrivaine était présente depuis le début du spectacle mais cachée sous le masque du théâtre. Le voile se lève et Angélica Liddell apparaît complètement, parlant en son nom propre. Les personnages et l’histoire disparaissent et, sur scène, ne reste que sa présence. Angélica exprime ses pensées, ses sentiments, ses émotions, dans un dialogue constant avec la musique : « The house of the rising sun », la version de The Animals. Avec cette chanson qui parle de la vie de quelqu’un qui s’est laissé tomber dans la ruine à la Nouvelle Orléans ou, selon d’autres versions, d’une femme qui suit un parieur et finit par se prostituer dans la Maison du Soleil Levant, elle conseille : « Oh mother, tell your children, not to do what I have done. Spend your lives in sin and misery in the House of the Rising Sun » (« Mère, dis à tes fils qu’ils ne fassent pas ce que j’ai fait moi, gâcher leurs vies en péchés et en misère, dans la Maison du Soleil Levant »)
Le monologue s’entremêle au récital. La parole devient chant et la musique de The Animals dialogue avec le texte. La voix de Liddell grandit et se transforme. L’artiste adopte la gestuelle d’une chanteuse de rock. On la voit occuper toute la scène transformée en rock-start, déployant une puissance vocale et corporelle, dans un engagement total qui nous rappelle Janis Joplin ou Amy Winehouse, nous fait penser à des artistes comme Jacques Brel, transpirant, montant sa voix à la limite du cri et de la sauvagerie. Une voix qui sort des entrailles, physique et organique. Pendant une heure, Liddell décharge et crache un torrent de critiques et d’opinions personnelles, de celles que peu osent. Elle nous fait part de ses conflits personnels, de ses traumas, de ses terribles coups de dépression, de son envie de mourir, de son manque d’énergie pour accomplir des actes quotidiens de la vie, de son incapacité à aimer et à être heureuse, de sa haine pour les gens, mais surtout, de son mépris pour l’amour et la bonté qui sont, selon elle, les « suppléments de dignité » des mères. Et c’est vers la figure de la mère, qui est hypocrite par nature, que la majorité des missiles de Liddel sont dirigés.
“Ser madre es la bomba. Ser madre tiene todos los suplementos de dignidad. En cuanto se les empieza a inflamar la barriga ya reclaman todos los suplementos de dignidad. Puedes ser una mierda de persona, y simplemente por ser madre, tener todos los suplementos de dignidad. Puedes ser estúpida y malvada, y simplemente por ser madre, tener todos los suplementos de dignidad (…) Son buenas por naturaleza, quieren a todo el mundo, no trabajan por dinero, hacen las cosas por los demás y limpian las letrinas por amor para tener algo que escupir cuando las cosas se ponen feas, ése es su veneno, acumulan kilos y kilos de bondad y de amor para poder escupirlo, para librarse de la responsabilidad de sus malas acciones, para hacer sentir culpables a los demás cuando no son capaces de admitir su propia culpa. Las madres. Oh, mummy, I love you mummy, fuck you mother! ” [1].
Liddell vomit sa haine pour les mères, se transformant d’une certaine façon en Peter Pan, défendant les jeunes, refusant de grandir, de vieillir. Wendy est revenue chez elle, elle s’est mariée et a eu des enfants. Angélica continue seule d’île en île, de Shanghai en Shanghai, soumise à une société malade. Elle voudrait disparaître pour ne plus souffrir mais elle ne peut pas, pour elle la douleur est la vie, c’est ce qui la fait aller de l’avant. Liddell est une bête de scène. Son corps habité par une fièvre de flamenco et de rock and roll, de punk et de blues, laisse sortir une énergie volcanique et fragile à la fois. Sa mélancolie misanthrope se déploie dans un présent continu sillonné de ses cris et du refrain de la chanson de The Animals. L’atmosphère de chaos nous tient complètement captifs. Comment finit ce tourbillon de mots, cette musique stridente qui tourne, se réarme et revient tourner dans une spirale sans fin ?
Tout le ciel est un spectacle en trois parties : une première entre fiction et documentaire, une deuxième avec la danse de salon et l’orchestre, puis une troisième avec le violent solo d’Angélica Liddell. L’artiste réunit des éléments et des matériaux hétérogènes et compose avec eux et à partir d’eux, comme une rhapsodie (du grec rháptein, coudre). La rhapsodie peut donc se définir comme ce qui coud, réunit, compose les chants [2]. Jean-Pierre Sarrazac, dans son livre L’avenir du drame, parle de rhapsodie en se référant à une littérature ouverte qui permet le dialogue entre le lyrique, l’épique et le roman, et qui ouvre ainsi la possibilité d’une interaction entre les genres, de façon à ce que chacun puisse s’approprier des éléments qui lui sont étrangers et, ce faisant, les transformer à son tour. L’auteur de rhapsodie est, selon Sarrazac, celui qui reprise tout ce qu’il a déchiré précédemment, et qui effiloche tout ce qu’il vient d’assembler.
« La voix de l’auteur est claire (…) Cette voix est perturbatrice: du théâtre, de la fiction. Elle nous raconte la prise qu’a l’auteur sur le monde. (…) Elle nous déloge su solipsisme dans lequel le vieux théâtre nous avait enfermés. Cette voix qui constitue l’auteur en “sujet épique” ; elle parcourt les chemins mixtes de l’art et de la vie » [3] (…) « L’auteur du théâtre dramatique crée un monde apparemment fait d’une seule pièce ; l’auteur du théâtre épique assemble un patchwork » [4].
Dans Tout le ciel au-dessus de la terre, Angélica Liddell se montre comme un rhapsode masqué, présente derrière ces éléments qu’elle coud et découd dans un geste dialectique et créateur. Liddell se sert d’éléments distincts pour composer le spectacle : l’histoire de Peter Pan, la référence au massacre survenu sur l’île norvégienne, avec des citations explicites tirées des journaux, la rencontre avec le couple de danseurs, l’interview, la chanson en norvégien, le poème de William Wordsworth “Odeonintimations of immortality from recollections of Early Childhood” ou l’extrait du film Splendor in the Grass dont nous entendons en off la dixième strophe du texte de Wordsworth lu par l’actrice Natalie Wood:
What though the radiance which was once so bright
Be now for ever taken from my sight,
Though nothing can bring back the hour
Of splendour in the grass, of glory in the flower;
We will grieve not, rather find
strength in what remains behind;
In the primal sympathy
Which having been must ever be;
In the soothing thoughts that spring
Out of human suffering;
In the faith that looks through death,
In years that bring the philosophic mind.
Tous ces matériaux visuels, sonores, musicaux et textuels sont présentés par Liddel à un même niveau d’importance, et elle reste sur scène avec eux pendant les deux premières parties du spectacle, comme Velázquez dans Las Meninas. Un acte plutôt de crypto-rhapsode qu’on ne voit pas émerger et dont on n’a pas de preuve : il est caché entre la représentation et la présentation de ces matériaux divers. Elle ouvre le spectacle, occultée par l’anonymat de son silence, et apparaît en répétant sans cesse : où est Wendy ? alors qu’une actrice, comme son double, tient le rôle en disant : je suis Wendy. Jeu de miroirs, fiction et réalité. Qui est vraiment Wendy ? La parole se cache à l’intérieur de l’image scénique et renvoie à Artaud : « Il ne s’agit pas de supprimer la parole articulée, mais de donner aux mots à peu près l’importance qu’ils ont dans les rêves »[5]. Une parole qui n’a pas plus d’importance que celle des rêves. Une phrase qui se répète comme le refrain d’une chanson : où est Wendy ? Peut-être derrière tous ces coups de pinceau de textes et d’images. Mais un grand tournant esthétique se produit abruptement, de la moitié à la fin du spectacle. Angélica, seule en scène, parle de sa propre voix. Son solo d’une heure brise l’hétérogénéité, prenant une forme singulière, comme un nouveau spectacle, proche du concert. La pièce est traversée d’un geste performatif. Angélica se réaffirme dans sa position d’auteure et rhapsode, dans un texte où elle exprime son opinion sur le monde et, comme dans la La casa de la fuerza, son regard sur la condition de la femme dans la société contemporaine. C’est un texte viscéral et cru qui provoque, séduit, incommode également, comme ceux de ses compatriotes Rodrigo García ou La Ribot et qui, grâce au geste artistique d’interaction constante avec la musique, transcende le simple discours ou la simple exposition, se transformant en un événement unique et inimitable, en un concert théâtral, en un théâtre-concert, une action-présente.
L’œuvre culmine avec la figure d’un jeune qui entre en scène en portant un vélo. Il a reçu une balle dans l’épaule, il traverse la scène et s’écroule. Avec lui, Wendy, Peter Pan, les danseurs, l’acteur masqué, l’actrice norvégienne, l’actrice chinoise, et elle, Angélica Liddell. Dans un même geste de composition, Liddell réunit à nouveau ces éléments que, pendant les trois heures du spectacle, nous avons vus déployés sur scène, éclatés en mille morceaux dans un chaos d’images et de fragments, répétés et mélangés jusqu’à la saturation. Une expérience qui secoue et perturbe. Mais, comme le dit le poème de Wordsworth, nous ne devons pas nous endeuiller, car la beauté subsiste toujours dans le souvenir.
Denise Cobello
Traduit de l’espagnol (Argentine) par Quentin Jagorel
[1] Extrait du texte disponible ici : https://www.diagonalperiodico.net/culturas/20470-todo-cielo-sobre-la-tierra.html
[2] Mejia Toro Jorge Mario, “La artimaña del canto: El rapsoda Homero o la parodia de la guerra”. Estud.filos [online]. 2006, n.34 [citado 2014-03-22], pp. 63-93. Disponible en: <http://www.scielo.org.co/scielo.php?script=sci_arttext&pid=S0121-36282006000200005&lng=es&nrm=iso>. ISSN 0121-3628
[3] Sarrazac Jean-Pierre, L’avenir du drame, Circé/poche, Paris, 1999, p 45.
[4] Ibid., p. 25.
[5] Artaud Antonin, Le théâtre et son double, Editions Gallimard, Paris, 1964, p 145.