Un jour, à deux pas des lieux saints des trois religions, le Mur du Temple, le Saint-Sépulcre et la mosquée du Dôme, un vieux témoin de ce pays me confiait tranquillement : « L’Etat d’Israël ne durera pas un siècle. Ils retourneront en diaspora… Mais je ne serai pas là pour le voir. »
Dans L’An Dernier à Jérusalem, Myriam Sâr donne vie à cette prédiction. Isolé sur la scène internationale, défait sur le terrain de la communication, écrasé par son histoire et ses contradictions, fatigué de vivre, l’Etat d’Israël prend la décision de s’auto-dissoudre. Paru le 20 septembre 2011, aux éditions les Provinciales, ce roman d’anticipation avait bien choisi son moment. La tentative avortée de reconnaissance d’un Etat palestinien à l’ONU, avec les peurs et les fantasmes que cela supposait pour les Israéliens, battait son plein. Dans le roman, l’Apocalypse se révèle dénué de complications, tombant sous le sens, presque douce.
Le récit de Myriam Sâr n’est pas celui d’un traumatisme, comparable à l’exode terrifiant des deux millions de Français fuyant l’Algérie indépendante de 1962 vers la France. C’est celui du testament tranquillement rédigé d’un pays qui planifie sa mise à mort.
« Opération Ruth ». Assister à la réunion surréaliste du cabinet du Premier ministre, à Jérusalem. Constater non la faillite de l’Etat, mais l’échec du projet national juif : « nous n’étions pas prêts », affirme doctement le Grand Rabbin d’Israël. Se réfugier aux Etats-Unis. Déconcertante simplicité. Le poids des mots : Ruth est cette femme étrangère qui se convertit au judaïsme, épouse Boaz et donne naissance à la lignée du roi David, celle du Messie d’Israël. Elle symbolise l’entrée dans la Terre promise : dans le roman, son nom devient synonyme de fuite, d’abandon de cette même patrie.
.
Une telle lecture demande de la patience, de la curiosité et une certaine disposition d’esprit. Alors que le conflit israélo-palestinien est un des sujets les plus banalisés et rabâchés sur la scène publique – un des plus passionnels et incompris, sans doute – ce roman guide le lecteur au cœur de l’histoire de l’Etat d’Israël. Le récit fleurit de références culturelles ; son titre n’est-il pas l’inverse de la traditionnelle évocation du repas de Pessah (Pâque) au temps de la diaspora, « l’an prochain, à Jérusalem » ?
La société israélienne n’est pas uniforme. Véritable melting-pot, elle le creuset imparfait et ambigu de Juifs venus du monde entier : Ashkénazes d’Europe centrale et des Etats-Unis, laïques athées qui ont la main haute sur l’économie et la politique ou religieux orthodoxes qui peuplent Jérusalem , Séfarades exubérants du Maghreb, Mizrahim du Moyen-Orient, Falashas d’Ethiopie, « Russes » à la judéité douteuse débarqués après la chute du Mur… Sans oublier le million et demi d’Arabes, rescapés de la Nakba, l’exode et l’épuration de 1948, détenteurs de la citoyenneté mais non de la nationalité, Palestiniens de cœur mais Israéliens de papiers, et les quelques communautés marginales, comme les Black Hebrew polygames et végétariens, qui se sont données rendez-vous sous le soleil d’Israël. Alors que les voisins arabes se distinguent par l’individualisme du clan, Israël se sent fier de son unité nationale, de l’effort collectif. Mais le récit lui ôte cette chance : « Chacun estimait que son parti avait œuvré pour que la chose n’arrivât pas et la chose était arrivée.»
Pourquoi un tel échec ? Quelle est la faute originelle du sionisme ? Le rêve d’un Etat juif était-il irréalisable par essence ? N’était-ce seulement qu’un rêve ? Comment la dynamique nationale peut-elle se poursuivre, entre le soldat de Tsahal qui se bat pour l’annexion de la Judée-Samarie (ou la Cisjordanie, selon son camp), et la junkie de Tel Aviv qui ne supporte plus la seule évocation du judaïsme et d’Israël, et les ménages qui n’aspirent qu’à la tranquillité et au confort yankees ?
.
Au milieu des ruines de la forteresse de Massada, l’armée enterre le drapeau de l’étoile de David, réactualisant le suicide commis en ce lieu, symbole historique de la détermination juive : lors de la révolte des Hébreux contre les Romains, en 70, les légions assiégèrent ce balcon perché sur le Mer Morte où s’étaient retranchés les combattants zélotes, qui choisirent de se donner la mort plutôt que d’être les esclaves de l’Empire. Le suicide, d’ailleurs, est une notion étrangère au judaïsme : il s’agit d’un geste parfaitement païen, gréco-romain, impur, qui ne donne pas droit aux rites posthumes, le hesped. Il est donc paradoxal de constater que les zélotes, fanatiques religieux, aient décidé d’y recourir de manière collective, et que l’Etat d’Israël célèbre en 2012 cet auto-homicide contraire à sa judéité officielle. C’est avec ce même sentiment d’étrangeté que l’on lit, page après page, la destruction délibérée de l’Etat d’Israël.
Alors que l’ordre d’évacuation a été donné, que les satellites explosent en vol et qu’un général laïc se venge des religieux en détruisant le Mur des lamentations, un groupe de jeunes Israéliens composites, idéalistes, rêveurs et artistes, se prépare à jouer au théâtre de Jaffa, antique et poétique faubourg de Tel Aviv, une pièce intituléeL’Orangeraie. La réalité les rattrape, avec sa violence et son réalisme aigu. Les comédiens partiront chacun de leur côté, pour se retrouver sur la côte Est des Etats-Unis, là où tout peut recommencer. Ultime touche d’humour (juif) dans le désastre, L’Orangeraie est un clin d’œil à  La Cerisaie d’Anton Tchekov, qui met en scène une famille russe contrainte d’abandonner sa propriété : « pour commencer à vivre dans le présent, il faut d’abord racheter notre passé, en finir avec lui, et l’on ne peut le racheter qu’au prix de la souffrance, au prix d’un labeur inouï et sans relâche. » Quand la Russie tsariste, repoussoir de la mythologie nationaliste juive, rejoint le sionisme agonisant…
.
Les personnages se côtoient, se quittent, s’interrogent. On a parfois du mal à les rejoindre, tant leur détachement face aux évènements et leur méditation sur les causes du suicide national semblent irréalistes. L’écriture très particulière de l’auteur, poétique et surchargée tout à la fois, accouche d’un texte épique, digne du théâtre, pour être déclamé. L’An Dernier à Jérusalem est enfin une réflexion sur l’avenir d’une société politique. Une nation, c’est une aventure collective. Elle ne vit que par le désir de tous ses membres d’y participer. « Faute de mythes, les empires et les civilisations meurent et à l’ère du soupçon, nul ne saurait résister. Déniaisés, voilà tout le poème. »En arrivant en Israël, un jeune Français ayant émigré, Juif orthodoxe, « éclairé », précisait-il, m’avait affirmé : « Il n’y a pas de nuances ici. Cela n’existe pas ». Je n’ai jamais su s’il s’agissait d’une conviction, d’une boutade ou d’un reproche. Le roman de Myriam Sar, lui, en foisonne. Alors que les Israéliens, assiégés dans leur forteresse, exigent souvent du nouveau venu l’option binaire, « avec nous » ou « contre nous », L’An Dernier à Jérusalem ne prétend pas échapper à la complexité de l’Histoire, des relations internationales, des sentiments humains, de la spiritualité et de l’idéologie.
/
Pierre Jovanovic
Un Commentaire
Etrange impression que de celle de découvrir près de neuf mois après la sortie d’un livre l’exacte recension que l’on n’attendait plus. Cette lecture érudite, savante s’impose comme l’exact reflet du livre, comme si l’écart entre auteur et lecteur se voyait comblé par le livre. Pour la première fois, un de mes livres aurait résonné de l’exact endroit où il chantait.
Pour la peine prise à me lire, pour cet effort intellectuel d’avoir témoigné de la complexité du récit – symétrique à son sujet – pour avoir remarqué ma passion des nuances, hurlées à vive voix, soyez, Pierre Jovanovic, remercié.
Sarah Vajda