YattaNoel – plasticien-rocker, artiste hors-norme, poète légitimiste du troisième millénaire – m’a reçu chez lui, dans sa mansarde levalloisienne. Graphiste génial, poète prolixe, crooner métal, YattaNoel n’a cessé depuis trente ans d’inventer de nouvelles formes. De Paris à Los Angeles, cette figure de l’underground s’est faufilée dans le monde sans jamais perdre son innocence. Portrait d’un grand enfant.
« Il faut du temps pour fabriquer des gens bizarres et pour que d’autres puissent les comprendre. » Gertrude Stein, The Making of Americans.
Le chevalier de la table ronde du buffet froid
La première fois que j’ai croisé le regard de Yatta, il était planté en guêtres d’équitation au beau milieu d’un buffet froid de notables levalloisiens. C’était déjà une énigme de le voir là, à se resservir en jambon de parme, entre deux quidams, avec son air de figurant de film de capes et d’épées qui se serait gouré de plateau. Semblant tout ignorer de sa propre incongruité, Yatta marchait en as de pique, comme l’exception qui confirme la règle, donnant à voir un corps dont on était en droit de tout espérer. Il était parfaitement à découvert : exactement comme un GI à la cornemuse dansant les claquettes sur le sable d’Omaha Beach, il semblait esquiver à chaque coup et comme par miracle les balles du principe de réalité.
Il paraissait tout bonnement impensable qu’une pareille plante ait pu survivre à cinquante ans de vie au sein de cet écosystème. C’était inconcevable qu’il se soit faufilé entre les mailles du filet. Sa présence ici était déjà de l’ordre du fantastique.
J’amorce une approche, prétendant vouloir me saisir d’un canapé aux oeufs de lump. C’est à lui de trouver l’entrée en matière la plus frappante qu’il m’ait été donné d’entendre : « Vous vous rendez compte que j’ai passé cinquante ans de ma vie sans avoir lu le mémorial de Sainte-Hélène ? » La conversation s’engage.
Très vite, et comme un enfant tout rouge qui vous tirerait la manche pour vous montrer sa collection de timbres, il m’attire à sa chambre afin que je jette un coup d’oeil à ses « projets ».
Cartographie d’un coffre à jouets
Nous nous sommes assis sur son lit de cellule, comme si nous nous apprêtions à poser sur nos genoux un album photo de famille pour y désigner des visages d’oncles en tapotant avec nos index sur du papier glacé. Il me fait faire le tour du propriétaire.
Je découvre alors, au-dessous du matelas, derrière les rideaux de la chambre, ordonné partout en dossiers pendus comme des chauve-souris le long des murs, numéroté selon l’ordre des semaines, agencé en feuillets reliés à la main, un monde de romans inachevés, de poèmes en prose sans début ni fin, de revues, de chansons et de films, d’entretiens ; des milliards de feuilles volantes formant le microcosme confidentiel de Yatta. C’était comme s’il avait déclaré un Etat indépendant entre la fenêtre et le clic-clac. Il était le premier ministre d’une principauté à un seul habitant. Je pense à Pessoa derrière son carreau, et sa malle de manuscrits posthumes derrière lui. C’était à peu près ça : la boule à neige d’un enfant mégalomane qui aurait entrepris sans le dire à personne de rédiger une histoire universelle en plusieurs volumes.
Folie légère
Chacune de ses phrases a sa part de mystère, comme s’il s’exprimait par une suite de formules magiques. Alimenté en continu par la transfusion d’un flux tendu poétique, je l’entends dire qu’il « descend d’une sainte et d’un naturaliste. » Il semble qu’à chacun de ses mots se superpose un envers mallarméen, où s’exprime quelque chose « du rythme essentiel du sens mystérieux des aspects de l’existence ». Lui procède par ellipses qui en disent long, par inexactitudes parlantes : sa conversation ressemble à un long poème en prose. Au bord de la divagation sans jamais l’être tout à fait, sa parole recèle une folie légère, empruntant les voies impénétrables de son inspiration.
« Il m’appelait souvent sans connaître mon nom
AlSen-YattaNoel et pourquoi pas l’idiot ?
Histoire de savoir si sorti de mes gonds
J’ai pu leur rapporter un chiffre de héros
C’est à présent le calcul d’inimitié. »
« C’est à présent le calcul d’inimitié… » Je me répète la phrase comme un hiéroglyphe à déchiffrer, et elle m’apparaît comme un triangle de Penrose, une figure géométrique impossible qui nous hypnotise et qu’on ne se lasse pas de scruter sans comprendre.
De Waterloo à Levallois
Descendant d’un prince d’Afrique, éduqué au Prytanée dans l’idée de se faire soldat, Yatta était taillé pour les campagnes militaires du roi Soleil. Vraiment une tête à déplier énergiquement des cartes militaires, à donner des ordres à des aides de camp sous la tente du haut-commandement. Je le voyais bien porter le bicorne en déployant une longue-vue. Au lieu de ça, le maréchal contrarié est parti me cuisiner une galette à la sauce tomate.
Il me raconte sa jeunesse, comment il a triplé son droit parce qu’il était trop occupé à transporter des stars de rock sur la plage arrière d’une limousine, le voyage aux Etats-Unis où il établit une éphémère société de graphisme. Tout en débouchonnant une bouteille de Notre-Dame-de-la-Solitude, il m’avoue tomber amoureux sous n’importe quel prétexte, intempestivement, presque au hasard : « J’ai la manie de à vénérer tout et n’importe quoi. » Un adorateur né.
Mais c’est quand il me confie avoir employé une année entière de sa vie à lire le journal de Maurice G. Dantec que je réalise avoir sans doute affaire au seul être (complètement) libre d’Ile-de-France. Etranger à la demie-mesure, Yatta découpe son temps exactement comme il veut, s’appliquant à tracer au compas des cercles sans concession. Sa vie est comme la rosace multicolore d’un écolier maniaque. Il vient d’ailleurs tout juste de s’inscrire à la Sorbonne en licence 1 d’histoire, histoire de reprendre à zéro.
Au regard d’un tel Curriculum Vitae, pas étonnant que les psychiatres lui soient tombés sur le dos. Des blouses blanches « qui l’ont poursuivi toute sa vie. », depuis ce jour d’été où, pris de panique, il a cassé tous les meubles de sa chambre d’adolescent avec sa batte de baseball. Considéré par l’administration psychiatrique comme un « psychotique » en puissance, l’écolier vit sous l’épée de damoclès de la camisole de force.
Je commence à comprendre que Yatta n’est pas l’excentrique insouciant que je croyais. C’est un enfant battu, au visage grave, qui en sait plus que nous tous. Je pressens le nombre de coup de poings que l’écuyer bizarre que j’ai aperçu en entrant a du encaisser pour gagner le droit de déambuler en guêtre d’équitation sur le parquet ciré de la moyenne bourgeoisie levalloisienne. Il y a des audaces qui ne pardonnent pas.
J’ai fini ma galette à la sauce tomate. La maman de Yatta ne va pas tarder à rentrer. Lui scrute le vide. Lui a décidément des regards de roi déchu. Des regards de général sans régiment, des regards de Grand vaincu.
Pierre Jouan
Pour en savoir plus sur le travail de YattaNoel : http://www.yattanoel.com/