Rien d’anodin à ce que Scarlett Johansson ait cette année reçu le César du plus «beau des-corps» (entendons: du plus «beau décor»), même si c’était avant tout une boutade. «Scarlett, je vous remets le César du plus beau des-corps» déclarait alors Stéphane de Groodt, trublion franco-belge à la verve alléchée -et à la langue, décidément, bien pendue. Scarlett, déité pulpeuse à la voix de sirène, n’est pas un simple corps, ni une simple voix, elle est devenue un mythe à part entière : l’égérie contemporaine, et hollywoodienne, d’un érotisme absolument total.
Expliquons-nous. Scarlett Johansson n’est pas simplement la douce blonde égarée de Lost in translation, ou le modèle érubescent du Vermeer de La jeune fille à la perle, ni même la muse exclusive du Woody Allen de Match Point , elle est également le fantasme sexuel d’un Don Jon -parangon d’une rétrosexualité addict à la gonflette et au porn-, mais elle est aussi la voix dont est douée l’intelligence informatique sur-développée du logiciel futuriste “Samantha” dans Her de Spike Jonze, ou l’extraterrestre terriblement séductrice -et fatale- d’Under the skin de Jonathan Glazer…
Attardons-nous plus particulièrement sur le troublant dyptique que constituent justement les très récents HER / UNDER THE SKIN, dans la mesure où ces deux films, niant chacun une des composantes essentielles de l’érotisme (que ce soit la voix, ou même le corps, les accessoires nécessaires de la chorégraphie amoureuse) dessinent en creux la portée d’un mythe auquel l’actrice appartient désormais.
Argument du dyptique : HER / UNDER THE SKIN, un érotisme en creux : Nie le corps, nie la voix
Dans le film Her de Spike Jonze, dans lequel Scarlett interprète la voix d’un logiciel dont Joaquin Phoenix finit par tomber éperdument amoureux, cette dernière irradie totalement l’écran sans même être physiquement présente. La voix de Scarlett-Samantha est le vibrato intime, fragile, érotique, et sans corps, d’une voix dont le grain supplée à l’absence-même de corps.
Dans le film Under the Skin de J. Glazer, dans lequel Scarlett est un extraterrestre à la plastique séduisante venu sur terre dévorer des humains, elle ne parle pas, ou à peine, et laisse son galbe faire son office mutique. Et c’est à travers l’amuïssement progressif de cette sirène sans chant, de cette Vénus -de Mars- aphone émergeant lentement des limbes amniotiques de sa propre demeure, que se trame toute la qualité d’un mythe érotique. Le paradigme de la Johansson des deux films est simple : celui du silence, dans Under the skin, et de l’absence, dans Her; un érotisme en creux à la béance haptique et hypnotique.
Tout se jouerait peut-être, symboliquement, dans l’incipit troublant du film-clip de Glazer, dans cette scène de rétro-strip-tease plus affolante qu’affriolante où Scarlett (l’extraterrestre qui a -pris- l’apparence de Scarlett) nie le corps nue d’une autre en se déshabillant côte à une autre femme, annulant tout à fait l’érotisme qui pourrait se dégager du corps de cette autre femme -jouxte érotique perdue d’avance, pour cette autre femme qui n’est rien que banale-, comme si elle dégageait alors une phéromone extraterrestre (ultra)fragrante d’essence mutique, mythique et hypnotique -dont le regard du spectateur aurait du mal à se défaire.
Her, Spike Jonze : le “grain (éraillée) de la voix”
Dans un des multiples bons mots qu’on lui attribue, Sacha Guitry disait à une de ses maîtresses quelque chose de très spirituel et de très vrai: “Vous étiez si jolie, hier soir, au téléphone“. Et ce bon mot, réinterprété à l’aune du film de Spike Jonze, n’est rien d’autre qu’une tricherie salutaire permettant d’esquiver l’atrocité de la non-présence, cette non-présence spectrale qui caractérise Scarlett au cours de ce film. Certes, la voix peut aussi être une source jouissance dans la mesure où elle s’origine de ce que Roland Barthes appelle dans Le plaisir du texte le “museau humain”, et ce, à travers l’accident prolongée de son utter-ation-même, “ça râpe, ça coupe, ça jouit“.
Une des plus belles scènes, qui contribue encore à tisser la trame du mythe Johansson, est celle du milieu du film Her, lorsque l’écran s’éteint véritablement (écran noir: réminiscence kleinienne de la profondeur “bleue du rien”, pour reprendre les mots de Baudrillard), pour ne laisser plus que le fil orgasmique des ébats de la conversation, de ces deux amants d’une espèce différente, Joaquin Phoenix, être de chair et d’os, et “Samantha”, simple voix surgie du néant du combiné et destinée malgré elle -et sans corps défendant- à s’évaporer artificiellement dans le néant de la nuit noire.
On touche alors au coeur-même de l’absence terriblement endeuillée de l’être aimé dont ne cesse de nous parler Roland Barthes dans ses Fragments d’un discours amoureux, et de son impossible remplacement : le combiné n’est pas tant le substitut satisfaisant de la présence, que le reliquat sans cesse réitéré témoignant de l’atrocité de l’absence physique de l’être chéri. Et ce n’est pas prendre les choses à la légère que de qualifier cette scène, monochrome noir tout juste parlé, murmuré, d’une fabuleuse scène de “sexe oral”, à l’instar de la scène inaugurale d’appel à une call girl qui intervient ironiquement dès le début du film.
Under the skin, J. Glazer : le charme sirin de l’épiderme
Une autre scène d’Under the skin, qui fait alors véritablement écho à ce que constitue Her, consiste en la répétition de cette fameuse chorégraphie amniotique par laquelle l’extraterrestre qu’interprète Scarlett ingère ses victimes -à savoir lorsqu’elle invite des êtres masculins chez elle, et qu’elle les laisse s’enfoncer dans un liquide amniotique carnassier qui les dévore peu à peu. C’est cette chorégraphie castratrice -châtiment d’une érection interdite-, cette catabase amniotique et funèbre, qui dans le silence angoissant qu’elle renvoie, consacre Scarlett comme une déité érotique au galbe inaccessible. La transsubstantiation du mythe, Vénus-Scarlett venue de Mars, rejoint dans une contiguïté extrême: la jouissance et la mort.
Et c’est finalement à travers le viol de Scarlett extraterrestre, qui intervient également dans le film de Glazer, lorsque la pénétration -sans cesse inscrit dans le rejeu dilatoire et préliminaire de son attente, dans le feu de l’excitation- finit par advenir, à travers le corps, à son insu, violemment, dans le dos, qu’elle est rendue à elle-même, dans le jeu cyclique et fluide de l’état des éléments qui la constituent : tantôt dans le liquide mi-amniotique mi carnassier de la sirène, tantôt dans le solide, pulpeux, et moelleux de sa galbe, tantôt dans la vapeur de son corps immolée par l’être humain déçu d’avoir fendu la couche ultime du derme mythique et désiré qui faseyait un instant devant lui.
Non, Scarlett n’est pas simplement un corps, ni même l’idée de l’érotisme, elle est, à notre époque, aux carrefours intimes de nos fantasmes, non seulement une voix éraillé et charnelle, mais aussi la caresse infinitésimale d’un timbre de soliste. Le mot de la fin reviendrait peut-être alors à ce film estival -sans grand intérêt- de Luc Besson, Lucy, mythe pseudo-mathétique des origines de l’homme, à travers ce morceau de bravoure final qu’il lui consacre néanmoins : le corps de Scarlett parvenu à son paroxysme humain se désagrège, revient à son état primordial, comble d’une entropie accélérée, mutation en une sorte de mélasse gélatineuse informe (in-forma), et déclare : “I’m everywhere“. Scarlett est partout.
 Matthieu Parlons