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A la recherche d’une politique des sens

Nicolás Camerati et Quentin Jagorel sont actuellement en train de réaliser un documentaire au Chili sur l’énergie sociale : « El paisaje de los sentidos, existir en el mundo ». Produit par la Fundación Chile Inteligente. Sortie prévue en 2015.

[caption id="attachment_10548" align="aligncenter" width="566"]Federica Matta, "La Música de las olas" (1999) Federica Matta, “La Música de las olas” (1999)[/caption]

Par Nicolás Camerati

L’histoire, le développement, le progrès ne sont désormais plus au centre de nos discussions épistémologiques, ni au centre de nos discours politiques.  Le monde futur, pur, nouménal, celui qui utilise l’imaginaire individuel et collectif, a laissé la place à tout ce qui fait référence au monde phénoménal, à tout ce qui est lié aux capacités sensibles de nos corps, et s’interroge sur les « problématiques du monde environnant », métaphoriquement et littéralement. Qu’on le veuille ou non, aujourd’hui marque le retour à une vie sans opposition entre la sensualité et la cérébralité, un retour au plus concret de la vie, entendu dans son sens latin « concrescere », grandir ensemble, dans le langage et dans l’espace. On ne peut désormais plus nier la nécessité de discuter sur le corps, l’espace et l’esprit. Ce besoin se fait sentir.

Une société peut durer uniquement si elle a un fort sentiment d’elle-même. La modernité a construit ce sentiment en faisant l’histoire, en observant et en réfléchissant à l’avenir, c’est-à-dire en faisant des projets. Aujourd’hui, c’est l’espace vécu ensemble qui remplit ce rôle. Comme nous le dit Michel Maffesoli (1), nous sommes en train de vivre le passage du logo-centrisme au loco-centrisme, nous entrons petit à petit dans une époque où le statut de la raison commence à entrer en symbiose avec le monde sensible, ce qui nous incite à passer d’une pensée désincarnée et abstraite entre les choses et leur lieu, entre les choses et leur signification, à une pensée incarnée, présente et ouverte à la « physicité » de l’expérience humaine. Une pensée relationnelle et organique qui comprend la vie et l’expérience comme un mouvement incessant entre les personnes et les choses, les personnes et le théâtre de leur existence, où le monde se fond et se confond.

Ce n’est pas une coïncidence si l’on assiste aujourd’hui à la résurgence du régional, du vernaculaire et des particularismes – toutes ces formes sociales qui revendiquent une certaine « tonalité environnementale » dans laquelle l’espace, la vie et le destin sont étroitement liés. Ce n’est pas une coïncidence si l’on entend de plus en plus dans les médias, dans les discussions de salon ou de rue, des mots comme Village, Localité, Communauté, Collectivité, Territoire, Lieu, etc. Ce sont là des notions qui, d’une manière ou d’une autre, représentent un seul et même mouvement entre les formes spatiales, sociales et les émotions collectives. Toutes sont des notions qui jouent sur le paradoxe apparent entre le corps et l’esprit. Cela vaut la peine d’y réfléchir.

Il est peut-être temps d’écouter attentivement Robert Park (2), qui nous disait que la ville n’est pas une simple agglomération d’hommes et d’équipements, mais plutôt un état d’esprit. Ou d’écouter attentivement Simmel (3), qui nous disait que la ville ne peut être lue en termes d’espaces physiques ou de structures sociales, ou simplement comme un ensemble d’objets externes, mais plutôt en termes d’expériences sensibles. Autrement dit, il est peut-être temps de comprendre que si nous faisons partie des choses et si les choses font partie de nous, cela change la signification du lieu où nous sommes, qui s’amplifie alors et se convertit en un lien. L’espace physique (urbe) se comprend ainsi comme un facteur déterminant dans la formation du cadre biographique intersubjectif, où les événements n’ont pas seulement lieu, mais bien plutôt font lieu.

La vie et le destin d’un être vivant sont liés à ses échanges, à ses relations et à ses interactions avec son environnement, échanges qui ne lui sont pas extérieurs ou abstraits, mais au contraire très intimes. Comme nous le dirait Varela (4), les organismes donnent forme à leur environnement en même temps que celui-ci se transforme. Comme nous le dirait Merleau-Ponty (5), la perception extérieure et la perception du propre corps varient conjointement, parce que ce sont les deux faces d’un même acte. En termes forts, notre corps inscrit l’environnement à l’intérieur de lui-même, non comme un objet de contemplation passif et abstrait, mais au contraire incarné et vécu. Les propriétés des objets perçus et les intentions des sujets ne se contentent pas de se mélanger les unes avec les autres, mais constituent aussi un nouvel ensemble.

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Notre ambition ne sera pas de développer ici une grande discussion sur la fantastique abstraction sur laquelle la modernité s’est appuyée pour éliminer de l’équation de l’être le corps et l’espace (je pense donc je suis). Ni d’exposer les pièges qu’a tendus le dualisme moderne à la coexistence humaine. Ni de discuter sur le caractère biologique et phénoménologique de l’expérience humaine, à l’idée de Merleau-Ponty et de Francisco Varela. Ni de revendiquer une posture onto-géographique de l’espèce humaine, sur le style d’Augustin Berque (6). Notre but est d’essayer de trouver un prisme à travers lequel nous pourrions développer des modulations politiques qui valoriseraient la relation existant entre les personnes, l’environnement et le monde sensible. Essayer de penser ces modulations qui articuleraient dans un seul et même mouvement la ville, le paysage, notre corps individuel et notre corps collectif.

En essayant de penser de telles modulations, un concept nous vient instantanément à l’esprit : l’esthétique, et à juste titre. L’esthétique nous permet d’explorer l’importance de la perception et des influences sensorielles dans la construction de la coexistence humaine. Le terme « esthétique » se réfère à la faculté humaine d’avoir une expérience appréciative qui se fonde sur les sens. Souvenons-nous que ce terme vient du grec aisthêsis, qui signifie « faculté de sentir et de percevoir par les sens ». De fait, la compréhension esthétique dépasse largement les définitions canoniques résultant des Beaux-Arts, de la philosophie de la beauté ou des théories du goût. S’interroger sur l’esthétique, c’est s’interroger sur l’expérience sensible, sociale et spatiale que chaque individu fait de l’environnement dans lequel il se déplace, évolue et vit. Penser l’incorporation de l’expérience esthétique à l’action politique, c’est donc réfléchir à la série d’articulations et relations que nos corps sensibles vivent avec les composants humains et non-humains de notre mode de vie (animaux, plantes, objets), avec la vie et avec le paysage. C’est réanimer la conception du lieu et arrêter de voir le territoire comme un espace peuplé de citoyens abstraits, pour le comprendre plutôt comme un espace habité par des personnes situées physiquement, émotionnellement et historiquement. Dit de façon pragmatique, introduire la compréhension esthétique à l’action politique, c’est penser les modulations politiques qui prennent racine dans l’expérience des habitants et qui révèlent dans leurs pratiques la force et la richesse des liens que les individus entretiennent avec leur milieu naturel, la ville. On distingue ici un changement de vision : une vision qui, au lieu de dominer le monde, au lieu de vouloir l’altérer ou le changer, cherche à s’unir à lui et à l’habiter dans le but d’agir en accord avec une dynamique de réalisation organique et globale. Dans ce sens, nous ne devons pas confondre une conception qualitative à un espace théorique, homogène et quantitatif. Dans la perspective esthétique, l’action politique esthétique de la politique avec l’ingénierie écologique : les politiques de l’esthétique ne prétendent pas réduire leur vision à une « opération de la pensée », c’est-à-dire à une opération qui substitue l’espace vécu, sensible et n’est pas une tâche de techniciens qui diraient où mettre un objet, où construire un bâtiment, ni la tâche d’un esthète qui réaffirmerait ses goûts, mais bien plutôt l’action de respecter les significations de la vie collective, de respecter dans nos projets politiques les expériences sensibles et l’opinion de nos concitoyens.

“Imaginer le potentiel d’un lieu à partir du lieu potentiel”

Qu’on nous pardonne d’utiliser cette formule, mais elle dit bien les choses : pour ceux qui prendraient en main les politiques de l’esthétique, il serait indispensable d’apprendre à imaginer le potentiel d’un lieu, à partir du lieu potentiel. Autrement dit, il sera indispensable que nos politiques renoncent à parler des lieux et de leurs possibilités pour apprendre plutôt à écouter ces lieux et leurs possibilités. Et les artistes ont toujours eu le sens de cette vision. Comme nous le dit Federica Matta, l’art urbain n’est pas une activité qui se forge librement et subjectivement dans les fictions de la pensée, mais au contraire, c’est une stricte découverte, un retour à la vie-même. La fonction propre de l’artiste est de se perdre dans l’environnement pour rétablir avec exactitude la correspondance organique du macrocosmos (la nature) avec le microcosmos (l’humain). C’est seulement à partir de cette disposition de l’esprit que l’on peut connaître nos villes, nos territoires, nos localités et réactiver les articulations et les relations complexes qui les définissent, nous obligent et nous enrichissent.

La vision esthétique de la politique a donc cette force, là où les actions politiques cessent d’être des produits de la pensée abstraite pour devenir des processus d’actualisation des interactions, des affects et des émotions préexistantes au sein des lieux et des choses. Il faut habiter les montagnes pour les découvrir, comme il est nécessaire de voir le ciel et la terre à différents moments du jour et de la nuit, et d’avoir senti la correspondance entre divers aspects de l’âme humaine à divers moments du jour et de la nuit, pour pouvoir exprimer l’harmonie et la beauté de tous les éléments qui la constituent.

Comme le poète qui doit sentir ce qu’il exprime, comme le sculpteur qui doit connaître la profondeur du corps humain ou du peintre qui doit habiter le paysage qu’il peint, si les politiques veulent réanimer la politique « morte », cristallisée dans les lois, les institutions, les équipements normatifs, l’architecture urbaine et les lieux de mémoire, ils doivent sortir dans la rue, prendre les transports publics, participer à des rencontres citoyennes, entrer dans nos collèges, dans nos quartiers, vivre leurs festivités, poser des questions à ceux qui y vivent, regarder comment ils s’habillent, comment ils mangent, regarder comment ils dorment, et ainsi comprendre ceux que la raison a cherché à occulter.

“Tout se résume à sentir et à lire la nature”

C’est seulement en « s’immergeant » ou en « se baignant » dans un certain matérialisme spirituel, vécu localement, que nous pourrons reconnaître et réactiver tous les liens différents et pluriels qui constituent l’environnement humain, que nous pourrons trouver ces graines qui nous serviront de référence pour transformer nos politiques.

Être (ser), c’est être (estar) quelque part : nous sommes dans le monde, nous sommes des personnes dès que nous partageons avec les autres, dès que nous vivons une expérience sensitive, perceptive avec l’environnement, dès que nous générons du sens dans l’existence, c’est-à-dire, dès que nous donnons de la valeur aux relations que nous vivons avec autrui, avec les choses et avec le monde.

Pensons attentivement à ce que nous disait Merleau-Ponty : « il est vrai à la fois que le monde est ce que nous voyons et que, pourtant, il nous faut apprendre à le voir ». Ecoutons attentivement ce que nous disait Arthur Rimbaud : « on se fait des yeux et des oreilles nouvelles, c’est-à-dire aussi qu’on se fait un monde nouveau ». Qu’on le veuille ou non, nous devrons apprendre à voir, à écouter et à alimenter les fleurs qui poussent naturellement dans nos terres, et à cesser de vouloir planter ces fleurs exotiques qui ne prennent pas racine. Qu’on le veuille ou non, nous devrons cesser de voir, d’écouter et de nous préoccuper des arbres qui tombent, pour enfin pouvoir voir, écouter et nous préoccuper de ces arbres qui poussent, ceux-là qui naissant dans nos terres. Balzac nous l’avait déjà dit : c’est le paysage qui a des idées, et seules celles-ci nous permettent de penser. En peu de mots, tout se résume à sentir et à lire la nature.

Traduit de l’espagnol par Quentin Jagorel

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1.- Maffesoli, M. (2003). Notes sur la postmodernité. Paris, Le Félin.

2.- Park,R. (1979). «la ville» in L’Ecole de Chicago. Paris.

3.- Simmel, G. (1989). Les grandes villes et la vie de l’esprit. Paris, Payot.

4.- Varela, F, Evan Thomson and Eleanor Rosch. (1993). L’inscription Corporelle De L’esprit: Sciences Cognitives Et Expérience Humaine. Paris, Editions du Seuil.

5.- Merleau-Ponty, M. (1945). Phénoménologie de la perception. Paris, Editions Gallimard.

6.- Berque, A. (2010). Ecoumène: Introduction à l’étude des milieux humains. Paris, Belin.