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Rocco ou un remake hardcore de la Dolce Vita

« En Italie, faire ce film aurait été impossible. En France, je peux le faire. Ce film est important pour savoir qui je suis. Je sais… qui je suis… » De l’hésitation éclate un sanglot. Rocco Siffredi se réfugie dans les bras de sa femme Rozsa. L’atmosphère est déjà mythologique à cette avant-première au ciné des Halles.

Rocco, dont on ne sait pas grand-chose au-delà des mensurations et de la réputation d’acteur porno #1, annonce la couleur : ce film l’aiderait à trouver qui il est. C’est une quête qui explore la tension entre le personnage Rocco et son rapport obsessif et violent au sexe, entre son identité et l’excès dans laquelle elle s’exprime et se nourrit.

ob_e72a38_rocco-bed-credit-emmanuel-guionetNe croyez pas ce que l’on dit de « Rocco » : ce n’est pas un documentaire, c’est un film qui se passe dans la vraie vie.

Il n’y a pas le nom des personnages en bas de l’écran, il faut le déduire au fil de l’eau. Il y a bien des face-à-face, mais ils sont distillés en hors-champ et le propos est rédigé et placé au millimètre. En d’autres termes, la voix off fait moins « Vis ma vie » que Terrence Malick.

Les personnages sont également traités avec une mise en scène soignée. Le cousin Gabriele est une personne naturellement hilarante. Il imagine des scénarios complexes que Rocco évacue d’un revers de manche, il tient la caméra mais oublie parfois de lancer l’enregistrement, il est l’objet de moqueries qu’il alimente quand il croit les combattre. Le montage le magnifie : il rend ses monologues encore plus confus, les réactions de ses interlocuteurs encore plus médusés, ses crises de nerf encore plus capricieuses. Que dire également de cette wannabe actrice porno dont on exige les meilleures performances en dépit des accessoires et des ordres ridicules qui lui sont donnés… Les plans isolent son visage, désillusionné, effrayé, alors même qu’elle s’emploie à montrer son aise et son ambition.

Le regard posé sur l’industrie pornographique est critique, le traitement du sujet n’est clairement pas neutre, mais le film offre avec brio une tribune aux vrais « hardeurs ». A écouter les as de ce secteur, il est aisé de distinguer deux mondes – quelqu’un a-t-il demandé la différence entre un bon et un mauvais chasseur ? Il y a les acteurs porno lambda – des êtres sans âme venus chercher du fric et des stars – et il y a les hardeurs. Ces derniers sont d’un autre niveau, d’un univers supérieur. Ce sont des figures transcendantales pour qui le hard porte un sens qui les dépasse. Il faut entendre Kelly Stafford parler de son métier pour le saisir. Il faut laisser sa chance à son discours engagé, féministe même, qui s’approche plus de celui d’une artiste que d’une travailleuse du sexe.

Rocco Siffredi, quand il se réfère à Thierry Demaizière et Alban Teurlai, parle plus de metteurs en scène que de réalisateurs de documentaire, il a bien raison tant les partis pris sont forts. Photographie, bande originale, lumière, cadres… Tout cela est également réussi, plus travaillé que dans bon nombre de grandes productions. Les cinéastes nous livrent un objet cinématographique bien riche pour un film bricolé à quatre ou cinq, avec le soutien de quelques producteurs aussi audacieux que mal assurés le soir de cette première projection.

Ne croyez pas ce que l’on dit de « Rocco » (bis) : ça parle moins de porno que de quête de soi.

Le vrai sujet du film est éternel : c’est la recherche de soi et du sens de la vie à travers ses excès. C’est la Dolce Vita, l’Assassinat de Jesse James, Mad Men, La Grande Bellezza, L’Attrape-Cœur, Peer Gynt. C’est à chaque fois une course identitaire qui prend la forme de déglingues, d’abandon de soi, de décadence, finalement d’autodestruction – à laquelle on réduit bien souvent ces œuvres.

Le schéma est limpide : il y a d’une part les démons du sexe hardcore ; d’autre part une introspection qui ne semble pas trouver de repos.

Le film raconte le rapport excessif de Rocco au hard. Il le montre complètement dépassé et pleinement conscient de l’être. Quand il essayait de mettre le porno entre paranthèses, il allait trois fois par jours aux putes. Quand il faisait le deuil de sa mère, il a eu une pulsion sexuelle brutale avec une femme d’un autre âge. Quand il tourne ses films, il entre dans un état second, d’une grande brutalité, qui est d’autant plus déroutant lors d’un visionnage collectif sur grand écran.

En miroir, il y a l’introspection. Cette quête dont les excès sont la cause ou la conséquence, ou les deux. Rocco éclate en sanglot toutes les dix minutes. En frappant dans un sac de boxe, en écoutant son fils formuler sa fierté, en évoquant son démon face caméra. Il s’interroge sur lui-même en questionnant le deuil de sa mère, l’absence de son père, la perception qu’ont ses fils de lui-même, son besoin vital d’avoir sa femme auprès de lui… et finalement il s’interroge en faisant ce film-là. Car ce qui est projeté sur grand écran, ce que l’on regarde, c’est l’objet ultime du sujet qu’il traite. C’est un nouvel excès, un nouveau coup de poker, une nouvelle tentative de trouver enfin qui il est.

Rocco est-il vulnérable car il a un rapport excessif au sexe ou l’inverse ?

Ce paradoxe est bien classique au cinéma et dans la littérature. Pour reprendre les exemples précédents, Jesse James est-il introspectif car il a un rapport brutal au banditisme, ou l’inverse ? Don Drapper opère-t-il une fuite en avant car il a un rapport insolvable au couple et à la filiation, ou l’inverse ? Jep Gambardella et Marcello Rubini sont-ils fragiles car ils ont un rapport déglingué à la teuf et à la création, ou l’inverse ? Holden Caulfield s’abandonne dans les rues de New-York car il a un rapport insupportable à l’école et à l’autorité, ou l’inverse ?

On s’attendrait presque à une réponse, pour Rocco et les autres, mais elle ne vient pas. Si elle existait, pourquoi fabriquerait-on des films et des livres ?

Rocco ne trouve pas de salut. Il n’y a pas de truc, pas d’astuce finale. Il essaie bien de magnifier son départ à la retraite avec un dernier film mythique, mais on sait bien que ses démons le rattraperont bien vite. Il l’a lui-même avoué au cours du film en évoquant les travelos qu’il va voir quand il met ses tournages en pause. Alors on le quitte comme on l’a vu au discours introductif : vulnérable et excessif.

Finalement, peu importe qui de l’œuf ou de la poule, même dans le porno.

 Alexandre Lourié