“C’est probablement lui qui a raison, et pas moi” disait Chtchoukine devant les oeuvres énigmatiques de Picasso qu’il ne comprenait guère. S’il accorde aux artistes de son temps une compréhension du monde qui échappe au commun des mortels, force est de reconnaître que ce collectionneur russe avait, lui aussi, raison sur son temps. Contre l’académisme russe, contre les conventions artistiques de l’époque, contre l’art institutionnel, Sergueï Chtchoukine a amassé une incroyable collection de tableaux majoritairement français, aujourd’hui exposés à la Fondation Louis Vuitton.
[caption id="attachment_11390" align="aligncenter" width="1309"] Paul Gauguin, Aha oé feii ? (Eh, quoi ! Tu es jalouse ?), 1892.Moscou, Musée d’État des Beaux-Arts Pouchkine[/caption]
Fils de bourgeois russes ayant fait fortune dans le négoce de textile à Moscou, Sergueï Chtchoukine occupe une place singulière dans le spectre des collectionneurs russes de l’époque. En cette fin du XIXème siècle, l’audace artistique se veut vivre à Paris. Et le jeune Chtchoukine sent les prémisses d’une nouvelle révolution artistique, à l’heure où le crépuscule impressionniste semble poindre et l’aube d’une nouvelle ère apparaître. C’est en 1898 que Chtchoukine achète sa première toile dans une galerie de la rue Laffite, alors épicentre artistique parisien: ce sera l’Avenue de l’Opéra, de Camille Pissarro, banale représentation de la vue qu’il contemple de sa chambre d’hôtel. Mais c’est à partir du nouveau siècle que ses choix deviennent plus courageux. En deux petites décennies, il amassera près de 300 oeuvres aux premiers rangs desquels se trouvent des Cezanne, Degas, Van Gogh, Monet, Picasso, Matisse, ou Gauguin, convaincu que l’histoire de l’art s’écrit alors à Paris. Passionné d’abord par Gauguin, puis par Matisse – avec lequel il entretiendra une relation personnelle – et enfin par Picasso, que Matisse lui présentera, Chtchoukine inspirera toute la future avant-garde russe qui se presse à son domicile, de Tatline à Malévitch en passant par Petrov-Vodkine.
L’histoire personnelle de cet audacieux russe est inséparable de sa collection: d’apparence “extrêmement sobre” selon Matisse, végétarien – pratique rare à l’époque – , l’intelligence de cet homme de petite taille saute aux yeux. Est-ce son bégaiement prononcé qui lui a appris, très tôt, à supporter railleries et moqueries ? Sa passion compulsive pour les tableaux fonctionnera comme un antidote: frappé par de douloureux drames personnels (il perd sa femme et ses deux fils en l’espace de quelques années), ce solitaire s’enfermera alors dans ses tableaux, comme pour faire son deuil et toucher l’éternel.
Mais une collection si audacieuse face à l’opinion bourgeoise de son temps ne pouvait perdurer. Son goût intarissable pour l’avant-garde et le dernier cri lui valurent nombre d’inimitiés et d’incompréhensions. “La folie règne dans cette maison” disaient ses contemporains. La révolution russe de 1917 aura finalement raison de ses géniales intuitions. Désormais, les oeuvres du collectionneur seront nationalisées et exposées dans la galerie de Chtchoukine transformée alors en Musée de la peinture occidentale moderne. Le nom de son fondateur disparaît, nul part mentionné, au profit de celui des chefs de la Russie soviétique. Ce qu’il craignait le plus arriva enfin en 1948: la dispersion de sa collection, décidée par Staline, entre le musée Pouchkine à Moscou et le musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg. En effet, pour ce dernier, cet art n’avait en réalité aucune vertu éducative. “On me dit que je fais du tort à la jeunesse russe en achetant vos tableaux. J’espère vaincre un jour, mais il faudra quelques années de lutte” disait-il à Matisse en 1910. Il aura fallu finalement plus d’un demi siècle pour rendre justice à ce visionnaire, dont cette mirifique exposition rend à son nom tout l’éclat, le génie et le mérite qui lui sied.
Anthony Samama