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“La Cène” d’Andrei Filippov est à Beaubourg

Est-ce le choix de l’artiste ou celui du musée ?, cette sculpture s’aborde de dos, par derrière, comme si nous étions les serveurs du banquet. Du reste, il n’y a personne à servir, ni de chaise pour s’asseoir. On ne voit, collée au mur comme une console, qu’une table rectangulaire, étroite et longue, recouverte d’une nappe monochrome d’un rouge un peu éteint. Treize assiettes blanches sont alignées, chacune encadrée d’une faucille en guise de couteau et d’un marteau en guise de fourchette. La légende précise : « Tissu, porcelaine, bois et métal peint. » Il n’y a ni serviette ni rond de serviette ; il n’y a ni verre ni pain.

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Le rouge, la faucille et le marteau : l’œuvre parle de la défunte Union soviétique, dont on aura reconnu le drapeau. 1989 : elle date de la Perestroïka (restructuration), de la glasnost (transparence) surtout.
Sept ans plus tôt, la mort de Brejnev avait ouvert une crise de succession, peut-être assortie de discrètes révolutions de palais, dont celle imaginée par Friedrich Dürrenmatt dans son éblouissante Chute d’A. (1971) donne une idée. Andropov avait été proclamé « secrétaire général du Comité central du Parti communiste de l’Union soviétique », mais Andropov était mort au bout de quinze mois, à soixante-dix ans. De deux ans son aîné, Tchernenko l’avait remplacé, mais Tchernenko à son tour était mort plus tôt que prévu un an plus tard.

Trois décès en trois ans : le Monde libre ricanait ; il fallait trouver un successeur qui durât pour faire durer le régime. Le 11 mars 1985, à cinquante-quatre ans, Mikhaïl Gorbatchev accédait au pouvoir suprême.

Or Gorbatchev entreprit de réformer, ouvrant la boîte de Pandore. Critiquer le régime devenait possible et, comme le peintre Pyotr Below (L’Année 1941, avec le bras de Staline balayant ses soldats sur la neige, 1987), Andrei Filippov ne s’en prive pas.

Comme tant d’autres avant lui, il reprend un épisode de la vie de Jésus (Évangile selon Matthieu, XXVI, 20-29, Marc, XIV, 17-25, Luc, XXII, 14-23, Jean, XIII, 2-30), mais – c’est une première ! – il en supprime le récit, la description, les personnages, les dialogues. Comme il n’y a plus d’hommes, il n’y a plus de texte. Cène du silence, cène de l’absence, cène de la disparition. L’alignement des assiettes, immaculées comme des uniformes pour un passage en revue, avec chacune une arme de chaque côté, fait songer à un peloton d’exécution, mais après qu’on a tué tout le monde et caché les cadavres. Cette cène a la monotonie froide des cimetières et l’anonymat de la fosse commune. Par la mise en scène – car Andrei Filippov, avant de s’orienter vers la sculpture, fit des études de scénographie – cette cène dresse le bilan des Purges, du Goulag, des trahisons, des mensonges, des échecs.

De fait, s’il n’y a pas le calice – « Buvez, ceci est mon sang » – c’est que le sang répandu a fait de la vie table rase ; la nappe l’a bu ; sa couleur est la seule trace laissée par les crimes. Si les assiettes sont vides, c’est que Lénine et Staline n’ont pas résorbé la misère. Si les couverts sont d’un si noir et pesant métal, c’est que – qui ne se souvient pas d’avoir appris ça en troisième ? – la planification concentrait l’investissement sur l’extraction du fer et sur l’industrie lourde. S’il règne sur cette cène un ordre militaire et une rigueur stakhanoviste, c’est que l’URSS avait évolué en stratocratie, selon le mot de Cornelius Castoriadis, c’est-à-dire que le système militaro-industriel s’était rendu maître du capitalisme d’État.

Pourtant, il y avait du communisme dans la Cène originelle. Une bande d’amis, dévoués, confiants, résolus, qui n’ont pas grand-chose à manger, mais le partagent ; un idéal de fraternité ; le sens de la paix, et même de l’abandon, de la tendresse, avec, dans Jean, « le disciple que Jésus aimait », qui somnolait « couché sur le sein de Jésus ». Il y avait du communisme, puisqu’il n’y avait qu’une seule parole autorisée. Il y avait du communisme, puisqu’il y avait un traître, une dénonciation, une arrestation, un supplice et deux morts – en comptant Judas.

Depuis quarante ans qu’il existe, le musée du centre Georges-Pompidou achète systématiquement une œuvre de tout artiste dont on parle ; de peur de rater un nouveau Van Gogh, un nouveau Cézanne. Il s’ensuit que la collection dépasse aujourd’hui cent mille œuvres, qui dorment quelque part dans l’Essonne ; on ne les reverra jamais. Ainsi « le Chili » d’Öyvind Fahlström, À cinq heures du soir (1974), dont j’ai parlé ici. Je conjecture qu’il en ira de même de La Cène d’Andrei Filippov. Hier, 17 décembre, elle était encore exposée ; ne tardez pas.

François Comba

Pour les curieux : Alain Blum, Naître, vivre et mourir en URSS 1917-1991, Paris, Plon, 1994, 270 pages ; Cornelius Castoriadis, Domaines de l’homme. (Les Carrefours du labyrinthe. II), Paris, Seuil, 1986, 455 p., repris en Points-Essais ; Friedrich Dürrenmatt, La Chute d’A., traduit de l’allemand (Suisse) par Walter Weideli, Paris, Albin Michel, 1975, 121 p. Référence : Pyotr Below est reproduit in Smoking. Anthologie illustrée des plaisirs de fumer, Paris, Textuel, 1997, p. 62 et 184.