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La renaissance de Zbigniew Herbert : présentation du poète par le texte

[caption id="attachment_371" align="aligncenter" width="640"] Crédit photo: Anna Beata Bohdziewicz[/caption]

Il y a quelques mois la maison d’édition Le bruit du temps a publié le premier tome des Oeuvres poétiques complètes de Zbigniew Herbert, intitulé Corde de lumière (comme son premier recueil, Struna Wiatla écrit en 1956) et traduit lumineusement du polonais par Brigitte Gautier. C’est par hasard que je me suis plongé dans son oeuvre éclatante. J’ai été séduit tout de suite. Je vous propose donc ici une présentation fondée sur les écrits de ce poète, l’un des plus grands de la Pologne du XXème siècle, aujourd’hui injustement méconnu en France.

Aux portes de la vallée
Ceux qui semblent
 
obéir aux ordres sans douleur
vont tête basse en signe de réconciliation

mais dans leurs poings serrés ils cachent
des lambeaux de lettres des rubans des cheveux
et des photographies
ils croient dans leur naïveté
 
qu’on ne les leur prendra pas.
 
Il ne me semble pas que l’oeuvre de Herbert puisse être comprise sans l’analyse des influences culturelles, des évènements historiques, des modes de pensée et d’action auxquels il a été exposé. Ce premier poème, qui fait vraisemblablement référence à la vallée de Josaphat, lieu biblique du Jugement Dernier, permet d’introduire deux éléments d’exorde concernant Zbigniew Herbert.
Il naît en 1924 à Lwow et grandit dans un univers religieux imbriquant différents cultes et diverses cultures: « orthodoxe par ma grand-mère, catholique par mon père, et tout autour, la présence de la culture hassidique » explique-t-il. Parallèlement, il est instruit clandestinement durant la Deuxième Guerre Mondiale et acquiert donc une grande connaissance de la culture grecque et latine; on retrouve dans ses écrits des traces de cet héritage mêlant grands textes religieux et mythologiques, à l’instar du poème présenté précédemment.
 
Deux gouttes
Les forêts flambaient
 
mais eux
 se nouaient les bras au cou

comme bouquets de roses
les gens couraient aux abris
il disait que dans cheveux de sa femme

on pouvait se cacher

.
Blottis sous une couverture

ils murmuraient des mots impudiques

litanie des amoureux
.
Quand cela tournât très mal

ils se jetèrent dans les yeux de l’autre

et les fermèrent fort

.
Si fort qu’ils ne sentirent pas le feu

qui gagnait les cils


Hardis jusqu’à la fin

Fidèles jusqu’à la fin

Pareils jusqu’à la fin

comme deux gouttes

arrêtées au bord du visage.


Dans un entretien qui fait office de préface à ses Œuvres poétiques complètes, Zbigniew Herbert explique que le texte ci-dessus est la première expérience poétique dont il se souvienne. C’était pendant la Deuxième Guerre Mondiale, quand il était adolescent: lors d’un bombardement particulièrement violent, il vit deux jeunes amoureux s’étreindre malgré le tumulte et le chaos les entourant. Le poètefut marqué par l’absence, chez ce couple, de ce qu’il nomme « un instinct quasi-animal de préservation ». Cet instinct s’opère lorsque la vie est directement menacée, et il pousse tout individu à n’agir que dans son propre intérêt, il perd de façon non-intellectualisée et presque inconsciente, tout altruisme.
Le traumatisme de la guerre, de la disparition de son frère, de la violence déshumanisée, marque toute l’œuvre de Herbert ; mais face à ceux qu’il appelle «les voyous de l’Histoire», il choisit l’écriture contrairement à ce que Theodor Adorno préconisait au même moment: «écrire un poème après Auschwitz est barbare, et ce fait affecte même la connaissance qui explique pourquoi il est devenu impossible d’écrire aujourd’hui des poèmes » (il revint plus tard sur cette position). 
 
Les boutons
Seuls les boutons inflexibles

témoins survivants du crime
montent des profondeurs à la surface

l’unique monument sur leur tombe.


Le poème ci-dessus fait référence au massacre de Katyn durant lequel l’oncle de Zbigniew Herbert fut fusillé par le NKVD, comme des milliers d’autres officiers polonais au printemps 1940. Mort en 1998, le poète vécut la majorité de sa vie dans un pays communiste intégré à l’URSS et donc soumis à la censure. La nécessité de la contourner marque fortement les écrits du poète, les rendant parfois énigmatiques et poussant le lecteur à une certaine exégèse à partir de données historiques et biographiques (je recommande à ce propos l’essai de Brigitte Gautier « Herbert, poète polonais »). Cependant, il s’efforce toujours de ne pas sombrer dans un mysticisme qui, avec le temps, rendrait son œuvre sibylline et surannée. Les mots sont simples et c’est par cette simplicité que son engagement en tant que dissident se voit magnifié en une œuvre poétique non-élitiste véhiculant à tous la possibilité d’une abnégation éclairée face aux soubresauts de l’histoire.
 
Le caillou
Le caillou est une créature
 
parfaite

égal à lui-même

protégeant ses limites

empli exactement

d’un sens de pierre

dont l’odeur ne rappelle rien 

n’effraie pas ne suscite pas de désir

son ardeur et sa froideur 

sont justes et pleines de dignité

je suis pétri de remords

quand je le tiens dans ma paume 

et que son noble corps 

est empreint d’une fausse chaleur
.
Les cailloux ne se laissent pas apprivoiser

ils nous regarderont jusqu’à la fin 

d’un Å“il calme très clair.


Dernier trait, mis en exergue par Les cailloux, et que je souhaite souligner à propos de Corde de Lumière:   il y a chez Zbigniew Herbert un parti pris des choses.  De la même manière que Francis Ponge dans son ouvrage de 1942, il choisit parfois de se focaliser sur un objet précis et apparemment banal pour en saisir l’essence, à la fois linguistique et physique, et pour montrer sa beauté à travers le prisme de la poésie. Ce parti pris, Herbert l’a expliqué: « le domaine des choses, le domaine de la nature me semblait être un point de repère, et également un point de départ, permettant de créer une image du monde en accord avec notre expérience ».
 
Arthur Godard