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Béjart, le passeur

Il y a quelques jours, le Palais Garnier accueillait le Gala de l’Opéra de Paris. Pour cette occasion, le Tokyo Ballet donnait une représentation de la pièce traditionnelle japonaise Kabuki chorégraphiée par Maurice Béjart. Sous les dorures du grand foyer ou entre les marbres de l’escalier d’honneur, des femmes élégantes aux toilettes raffinées devisaient (avec raison) sur la force et la beauté de la création de cette artiste majeur du XXe siècle.

Que le génie de Béjart soit reconnu par les institutions culturelles classiques, soit. Mais dans ce temple de l’entre-soi artistique et intellectuel, je pensais plutôt aux millions d’autres personnes que Maurice Béjart avait su toucher en débordant de toute part des cadres réglementaires, stylistiques et techniques qui limitent d’ordinaire le petit monde de la danse. Béjart, c’est la IXe symphonie de Beethoven allant chercher les jeunes défavorisés de Mexico jusque dans leur stade de foot pour leur donner accès à la musique classique et au ballet. Béjart, c’est les 3 millions de spectateurs restés admiratifs devant la scène finale du film Les Uns et les Autres de Claude Lelouch mêlant la voix de Geraldine Chaplin et le corps de Jorge Donn sur fond de Boléro et de Paris baigné par la nuit. Béjart, c’est également une implication réelle dans le Théâtre Populaire de Jean Vilar au théâtre national de Chaillot et lors d’un festival d’Avignon mouvementé en 1966.

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« J’ai fait sortir la danse de son ghetto d’initiés » disait-il. Rien ne résume mieux sa carrière et sa vie que cette phrase. Mais en rester à la simple constatation de son succès, parmi ses pairs comme du côté des amateurs, chez les intellectuels parisiens comme chez les familles de la classe moyenne, en France comme au Japon ou en Belgique, c’est n’affleurer que la surface de l’oeuvre de Maurice Béjart. En effet, c’est dans les caractéristiques fondamentales de ses créations qu’il faut chercher la « formule magique » qui lui a permis de réconcilier tant de publics différents. Je voudrais défendre l’idée que Béjart n’est pas un trublion du ballet ou un révolutionnaire de la chorégraphie comme on l’a souvent qualifié pour l’encenser ou l’accabler, mais plutôt qu’il est un formidable continuateur capable de s’imprégner du meilleur de chaque époque, de chaque style pour en livrer une synthèse parfaite. Alliant modernité et classicisme, folklore et exotisme, rigueur technique et liberté des corps en mouvement, Béjart est le passe-muraille de la danse au XXe siècle.

Cet éclectisme se ressent d’abord dans le choix des sujets de ses chorégraphies. Dès cette étape fondamentale de la création, on sent chez Béjart la volonté d’allier respect et transgression de la tradition. Au début des années cinquante il crée l’Oiseau de feu de Stravinsky, qui constitue alors déjà une pièce classique du répertoire du ballet. Cependant, il confie le rôle de l’oiseau de feu à … un homme alors qu’il est traditionnellement joué par une femme ! C’est une illustration parfaite de l’apport de Béjart en matière de choix et de narration du ballet : la tradition classique ne doit ni être reniée ni être copiée mais doit plutôt servir de base à des développements plus modernes. Ainsi, sa carrière est ponctuée par des grands classiques de la discipline comme son fameux Sacre du Printemps du même Stravinsky (1959) ou encore Casse-noisette de Tchaïkovski (1998) mais ceux-ci sont toujours transformés pour aborder des enjeux plus actuels. Le Sacre de Béjart perd sa dimension sacrificielle de l’humain se donnant à la Nature pour devenir une représentation de la rencontre des sexes et de l’élan vital qui traverse chacun de nous, comme le spasme qui travaille les danseurs au creux du ventre pendant toute la représentation nous le rappelle. Pareillement, sa IXe symphonie (1964) n’est plus une ode à la joie mais un « manifeste anti-raciste » selon les propres mots du chorégraphe.

Au delà de cette réappropriation des bases classiques de la danse, Béjart fait entrer dans les théâtres et les salles d’opéra des thèmes et formes de représentation nouvelles. La pièce Kabuki que j’évoquais au début de cet article en est un exemple. Crée en 1986, cette oeuvre s’inspire du légende de la culture populaire nippone racontant l’histoire de samouraïs sans chefs voués au suicide rituel. Elle établit un pont entre Orient et Occident en ouvrant le public occidental à des éléments de la gestuaire japonaise. Dans une optique plus contemporaine et moins folklorique, il chorégraphie également en 1955 une Symphonie pour un homme seul qui marque une étape décisive vers l’émancipation de la danse comme art à part entière et non comme simple instrument du ballet.

Par ailleurs, son oeuvre est aussi une réconciliation des styles musicaux. Il est évident que la danse est indissociable de la musique qui l’accompagne et de ce point de vue, on peut dire que l’apport de Béjart est au moins aussi conséquent que son travail sur le thème et la narration du ballet. Il aimait à dire que les trois moments qui l’avaient formé musicalement étaient le « miracle Stravinsky », la découverte de la musique de Wagner et sa rencontre avec le compositeur contemporain Pierre Boulez. Une telle diversité se retrouve dans ses créations. Il est le premier à utiliser la « musique concrète » développée par Pierre Schaeffer dans sa Symphonie pour un homme seul. C’est également Béjart qui ose associer de façon inédite la musique électro naissante aux chorégraphies du ballet dans Messe pour le temps présent (1966). Le jerk du célèbre « Psyché rock » y côtoie les musiques traditionnelles sur les planches du festival d’Avignon. Et pour cause, s’il est un novateur, Béjart ne renie pas pour autant la musique classique qu’il sublime dans plusieurs de ses plus célèbres chorégraphies. Faut-il rappeler le rythme lancinant de son interprétation du Boléro de Ravel ou encore son hommage à la tétralogie wagnérienne dans Ring um den ring (1990) ?

Enfin, l’oeuvre de Béjart est également une passerelle technique. Elle est une synthèse de l’exigence de la danse classique, de la force émotionnelle de la danse contemporaine et des enracinements populaires des danses traditionnelles. On retrouve cette démarche dès la sélection des membres de sa compagnie : les danseurs du Ballet du XXe siècle puis du Béjart Ballet Lausanne ont tous une formation classique de haut niveau. Béjart a même été à l’origine de la création de deux écoles de danse classique à Bruxelles en 1970 et à Lausanne en 1992. Pourtant, d’un point de vue technique, les créations du chorégraphe incorporent des éléments nouveaux. Le travail du haut du corps y est largement plus développé que dans les chorégraphies classiques. Béjart étant petit et râblé, cette innovation vient en partie de sa propre expérience de danseur qui ne satisfaisait pas aux canons techniques traditionnels du ballet. Il met aussi en valeur les danses folkloriques, c’est le cas dans Kabuki qui reprend le « sens esthétique total » du pays du Soleil Levant, ou encore des danses populaires comme dans Tangos (2001), hommage à la danse argentine éponyme.

Mais au-delà de cette démonstration d’une certaine maîtrise de techniques très différentes, le tour de force qu’accomplit Béjart est d’arriver à les mélanger et à placer l’une là où l’on attend l’autre. A ce titre, sa version de la « danse arabe » de Casse-noisette est un chef-d’oeuvre. Alors que la compagnie du théâtre Marinsky, créatrice originale de ce ballet, tombe dans des clichés orientalistes à grand renfort de costumes exotiques et de danse du ventre, Béjart met à l’honneur la technique classique et fait évoluer sa soliste entre pointes et entrechats.

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Audace et continuité du ballet, innovation et respect du répertoire traditionnel, Perfection de la technique classique et expérimentations chorégraphiques marquent l’ambivalence du style de Béjart. Ajoutez à cela sa compréhension de l’évolution rapide des modes de diffusion dans le second XXe siècle (il est le premier à se représenter à Bercy, à la télévision, etc.) et vous comprendrez pourquoi Maurice Béjart, véritable passeur dans le monde de la danse, arrive à séduire et à réconcilier tant de publics différents devant son art.

Guillaume Pottier