Ecrit après la lecture de « Denkbilder » (Walter Benjamin)
Je cherche de la matière et je sélectionne des citations. Je trace une carte individuelle, linéaire et sans doute hiérarchique, de documents d’archives. J’annote. Je tente une conquête immédiate de l’exemplaire – j’en force l’entrée et je continue le cercle épais et noir de mon crayon à papier- comme quand je me retrouve par hasard devant un magasin d’antiquités ou de livres d’occasion. Je suis assise dans la Bibliothèque Nationale de Buenos Aires et je veux écrire, tiens… sur un suicide dans les Pyrénées.
D’ici, je sens Borges, Proust, et Paul Klee. Mon odorat perçoit la crème, la madeleine, l’homme et les miroirs. J’ai une idée. Elle m’est venue ce matin, alors que je ne savais rien à propos des petits-déjeuners servis sur plateau en argent. Je ne peux pas partager le liquide noir, et la corbeille à pain non plus. Je suis seule dans cette métropole moderne, aussi  connue du monde que moi j’y suis miniature. Je suis une forme brève, peut-être un essai, un poème, un extrait. Le dégoût m’a empêché de dormir, et c’est pour ça que j’écris, parce que le dégoût a été faible. Il n’y a pas encore de voiliers à passer et qui sait combien de bateaux devront naviguer. La lecture n’énonce aucun cap unique.
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Je comprends et n’exagère pas. De toutes les manières qui existent d’acquérir des livres, la plus glorieuse est de les écrire.
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Tout l’espace qu’habitent les étagères de la grande salle de lecture est si ordonné qu’il m’empêche d’atteindre ce qu’on appelle la « véritable bibliothèque ». Si j’étais collectionneuse, j’aurais sûrement l’extravagance du comportement de l’héritier. Interviewée et cataloguée, je me rappelle tant de villes.
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Si je garde des souvenirs, je devrais pouvoir faire l’inventaire de ma vie actuelle. Au contraire, je perdrai le meilleur. Je sais que je dois traverser certaines couches pour les trouver, ces souvenirs, sans crier gare.
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Je me baladais avec ma petite copine. Sa beauté m’a touchée, de grandes traces noires coulaient sur ses joues. Elle était d’ivoire. Je ne dis pas ce que je pense et, par conséquent, je ne suis pas une bonne écrivaine. Si j’effectuais la pensée, les membres acquerraient discipline et entraînement. Je réussirais le spectacle, et mon style guérirait le malade à sa simple lecture, au bord du lit. Je caresserais le malade de mots chaque matin, jusqu’à ce que l’art de narrer, sans perdre de temps, le déploie.
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Walter Benjamin (1892-1940) dans Denkbilder, a écrit des moments et encore aujourd’hui l’instant littéraire est une nouveauté, il est efficace. Ni la critique ni la théorie de l’écriture ne s’épuisent. Il dévalisa la bibliothèque, prit un café crème dans un bar multiplié de miroirs et dit : « Paris est la grande salle de lecture d’une bibliothèque que traverse la Seine ».
Il écrivit de façon brève. Il valida les amours, envoya du courrier, prit des instantanés. Il vendit l’Angelus Novus et arriva à New York. Le reste, on le sait déjà . Pour Benjamin, « les villes étrangères, comme les femmes, sont des forteresses peut-être seulement vulnérables à la lecture ». C’est pour cela qu’il a monté des journaux et est profondément tombé amoureux de Julia Cohn, à qui il écrivit des lettres d’amour au ton dantesque.
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Qui trouvera ces instantanés littéraires rêvera des paysages, des repas, des bibliothèques, des exhumations et des souvenirs ; fera l’expérience –comme le berlinois le pensait- d’un chef d’œuvre, dans lequel se déploient des problèmes personnels, amants et vieux, vivants et chroniques.
Qui découvrira ce livre fera des jongleries artistiques semblables à celle que vous venez de lire.
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Juliana Corbelli
Ecrivaine argentine, licenciée en lettre, professeure et correctrice pour la presse nationale argentine.
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Traduit de l’espagnol (Argentine) par Quentin Jagorel