PROFONDEURCHAMPS

Le passé sous un titre raturé

Lecture du « Voyage dans le passé » (Stefan Zweig, 1929)

Parfois, au bruit léger d’un coin de page corné que l’on tourne dans la nuit, ou à l’étonnement de l’œil arrêté sur la tranche jaunie d’un vieux bouquin posé sur une étagère, un trouble s’immisce en nous, brouillant notre regard – car un livre a toujours été écrit, un jour, par quelqu’un, chaque lettre de chaque mot a été formée, pour nous, par un étranger, et en les lisant, nos yeux caressent ces lignes déjà mille fois caressées par mille autres lecteurs. Quand un titre vient correspondre exactement avec le cours de notre vie ; ou quand nous redécouvrons un ouvrage de notre enfance, et que le souvenir se reforme, souvent inexactement d’ailleurs, jusqu’en dans la mise en page du texte ; quand l’objet-livre lui-même sert de témoin au voyage de notre existence, froissé, taché de café; ou quand, enfin, avec du recul, la vie d’un livre, sa place dans l’œuvre de son auteur, son cheminement éditorial épousent à merveille le récit qu’il porte ; alors s’impose cette évidence de poussière : bien que n’existant qu’au présent de la lecture, un livre appartient pourtant toujours au passé, et même de temps en temps, rétrospectivement ou non, à notre passé.

Publié plus de 45 ans après sa venue au monde, traduit au français seulement en 2008, « Le Voyage dans le passé » est une voix d’outre-tombe, comme l’écho de la mer dans les coquillages, comme la lumière des étoiles ; on en découvre le récit avec ce demi-siècle de vide incomblable, pendant lequel tout a avancé, Zweig et le reste, sauf lui, ce texte bâillonné dans un tiroir. Avec la transparence impertinente de son titre (le traducteur précise qu’il était raturé sur le manuscrit), « Le Voyage dans le passé » traverse le temps avec ses personnages, semblant les imiter dans une correspondance troublante, faisant intimement sienne son expression éponyme.

Et la question que je me pose est simple, toujours la même. Une chose a-t-elle jamais résisté, dans son existence propre, au passage du temps, et donc à son ancrage, à chaque minute plus fort, dans le passé ? L’amour de cette femme et de cet homme, les deux personnages du roman, séparés pendant neuf années, n’est-il pas, sans disparaître pourtant, à chaque instant un peu plus le souvenir de lui-même ? « Le Voyage dans le passé », plus encore que la plupart des livres, n’est-il pas figé en 1929, d’où il ne fait que chuchoter en direction du présent ?

Toutes ces impressions un peu confuses s’éclaircissent, à la page 100, quand à quelques lignes de la fin du livre, deux vers surgissent, sous leurs traits italiques :

Dans le vieux parc solitaire et glacé / Deux spectres cherchent le passé

« Il entendit, à une décennie de distance, prononcés par sa voix à elle, ces vers oubliés d’un poème étranger », écrit Zweig ; ces quelques mots de Verlaine sont comme une bourrasque brûlante dans la froideur du souvenir, une réminiscence musicale d’un moment passé à deux, dix ans plus tôt ; et Louis (lui) est « enthousiasmé d’entendre sa voix [à elle] se moduler sur la vague sonore du vers ». Le souvenir n’est ici ni poétique ni visuel, il est sonore – parce qu’il est en français, « mots d’une langue étrangère, destinés à des étrangers », il n’est que mélodie sans compréhension nécessaire. Le poème, bien que destiné à la lecture d’autres, les ennemis français, est une empreinte du passé de ces deux amants – à la manière d’un livre. Et la Grande Guerre, faite contre la France justement, hante ce royaume impénétrable des choses passées : c’est elle qui a séparé nos deux personnages. Ce souvenir, formulé en français par un allemand, est donc pacificateur, quand il n’est pas secoué dans son flacon de formol.

Preuve que, pour Zweig, citer Verlaine est une astuce d’écriture, il commet des erreurs de traduction et de compréhension de ces deux vers. Le fragment de poème présent dans le livre a été traduit vers l’allemand par l’auteur autrichien, puis ramené au français lors de la traduction récente. Une erreur s’est glissée, car Verlaine avait écrit :

Dans le vieux parc solitaire et glacé/Deux spectres ont évoqué le passé

Evoquer, et non pas chercher ; dans cette erreur (volontaire ?), le bon questionnement apparaît clairement : le passé n’existe-t-il pas que dans l’évocation ? N’est-ce pas là la seule façon de s’en servir, face à l’échec inévitable de sa recherche ?

Mais Zweig commet une autre erreur, au bas de la page 100 : il lit «  les mots nostalgie et amour» dans les vers de Verlaine. Voulait-il restituer l’inexactitude du souvenir, ou au-delà, montrer qu’on peut lui faire dire ce que l’on veut, comme en filigranes ? Rien ne semble en tout cas plus lui importer que la chaleur étrange(re) de ces quelques mots perdus, resurgis par miracle dans la mémoire de Louis, le personnage.

Et c’est à peine une page plus tard que Louis justement, « dans un frisson, [perçoit] soudain, effrayé, le sens de cette révélation ; ces paroles étaient prémonitoires ; n’étaient-ils pas eux-mêmes ces ombres qui cherchaient leur passé et adressaient de sourdes questions à un autrefois qui n’existait plus ».

Fantômes de ce qu’ils furent, ils ne retrouveront jamais leur amour envolé. Et dire qu’il suffisait d’écouter, d’é-voquer leur passé pour le pressentir… Oui, le souvenir est parfois prémonitoire.

Zweig avait raison de raturer le titre de son petit roman. On ne voyage pas dans le passé. On ne fait jamais qu’en recevoir ces cartes postales qu’en sont nos souvenirs. Le passé est un album photo funeste qui n’existe que quand il est regardé au détour du seul voyage qui n’ait jamais existé – le présent ; et qu’il vient parfois l’éclairer de sa faible lumière.

Quentin Jagorel