PROFONDEURCHAMPS

Petite histoire de la photo d’identité et de ses détournements dans le monde de l’art (2/2)

[Lire première partie]

Le XXème siècle quant à lui, marque le temps de l’industrie de la photo d’identité, mais surtout de ses détournements artistiques.

« Photographiez-vous vous-même ! Huit photos en huit minutes », c’est ce que proposent les toutes premières machines de photographies automatiques et en libre -service, entre la fin du XIXème et le début du XXème siècle. Parmi les nombreux brevets déposés pour la commercialisation de ce type de machines, trois ont connu un certain succès : Le Bosco de Conrad Bernitt et les appareils de photo automatique d’Enjalbert et Ashton-Wolff. Ils marquent particulièrement les citadins par le fait qu’ils « peuvent être placés et abandonnés à eux-mêmes dans les endroits publics, squares, jardins, places, théâtres, etc… », et parce qu’ils délivrent les clichés en quelques minutes seulement.

Le premier appareil de la marque Photomaton est inventé à New-York en 1926 par Anatol Josepho. Il est le premier à être entièrement automatisé, son mécanisme s’enclenchant après l’introduction d’une pièce de 25cents. Les premières années, les arrière-plans des cabines sont le plus souvent faits de décors peints et amovibles comme des paysages. Plus tard, ils deviennent neutres. Certains studios photomatons proposent aussi des services comme l’encadrement ou la colorisation manuelle des portraits.

C’est donc un long cheminement qui a mené la photographie de portrait vers une photo d’identité industrielle et accessible à tous.

Si à ses débuts, le photomaton servait plus de photo-souvenir que de photo d’identité destinée à des documents officiels, dans le même temps, les artistes s’en emparent et lui attribuent une troisième facette, celle de support artistique. Les artistes du XXème siècle se servent des contraintes imposées par ces machines–cabines exigües, cadre unique, lumière de face, focale fixe et temps de pose très court– pour renouveler l’art du portrait photographique.

Ainsi, dès 1928, c’est-à-dire deux ans après sa création, le photomaton est détourné de son usage commercial par les principaux membres du mouvement surréaliste français emmenés par André Breton. Prévert, Queneau, Ernst et les autres apparaissent seuls ou à plusieurs sur un grand nombre de planches et semblent expérimenter toutes les grimaces possibles. Ils voient d’abord dans le Photomaton un objet ludique. Puis dans une considération plus sérieuse de ces photos automatiques, ils en font un système de psychanalyse par l’image, comme une forme de prolongement visuel de leur création qu’est l’écriture automatique. Seize portraits Photomaton sont alors publiés dans l’ultime numéro de La Révolution surréaliste en 1929. Les membres du mouvement posent les yeux clos comme s’ils montraient ce qu’ils voient en fermant les yeux, en dormant ou en rêvant : une présence féminine.

« Vous auriez beau faire le supérieur, l’original, le ténébreux ou le singe, aucune vision ne répondra jamais entièrement à celle que vous aimeriez connaître de vous-même. » Variétés, décembre 1928.

Dans la seconde moitié du XXème siècle, certains artistes font du photomaton le fil conducteur de leur travail. C’est le cas d’Andy Warhol qui a déconstruit puis reconstruit des planches de photomaton pour livrer sa propre interprétation de la photographie d’identité séquentielle. Cette dimension séquentielle qui caractérise les photomatons est d’autant mise en valeur dans son travail, qu’il a transposé chaque photo dans une couleur monochrome différente. Ainsi, en 1963, à New York il réalise lors d’une séance de photomatons avec son amie Ethel Scull, également collectionneuse d’art, plusieurs planches de photos de cette dernière. Puis il les découpe, les réassemble comme une mosaïque et les personnalise par le procédé sérigraphique qui fit sa renommée. C’est donc le photomaton qui a amené Warhol à faire ses célèbres portraits sérigraphiés. Le résultat de cette expérimentation artistique fondée sur la dimension graphique des photos d’identité, a donné Ethel Scull 36 times : d’une longueur deux mètres de long, elle rassemble trente-six portraits de la célèbre collectionneuse, tous sérigraphiés et peints en couleur. Cette œuvre est aujourd’hui considérée comme une œuvre majeure du Pop Art, et le photomaton accompagna Warhol durant toute sa carrière puisqu’il installa même une machine à la Factory.

Enfin, on ne peut pas traiter l’histoire de la photo d’identité sans parler de ceux qui collectionnent ces petites vignettes de papier imprimées à leur image, à celle de leurs amis ou même à celle de parfaits anonymes. En effet, ces collectionneurs sont fascinés par le pouvoir que ces cabines Photomaton ont de saisir l’identité des individus et de figer les souvenirs sur le papier. Ces photomatons tous rassemblés sont comme le récit d’une vie, chaque vignette devenant un repère dans le temps.

« Des pages entières de photos d’identité ratées que leurs propriétaires déçus ont froissées, déchirées, rejetées et qu’un hurluberlu a minutieusement reconstituées et répertoriées. Tu parles d’un album de famille » ! s’esclaffe le narrateur du Fabuleux destin d’Amélie Poulain, lorsqu’Amélie découvre les albums de photos que Nino Quincampoix a réalisé à partir de photomatons récoltés dans les cabines du Métro parisien. C’est Michel Folco, ancien journaliste de presse, qui a inspiré le personnage de Nino Quincampoix. Il a commencé sa collection au début des années 1980. Comme la plupart de ces collectionneurs, il s’est d’abord demandé ce qui pouvait amener une personne à jeter sa photo d’identité. Si pour certaines, la réponse semblait évidente car liée à un problème technique, cet acte de rejet était beaucoup moins compréhensible dans la plupart des cas. C’est de cette énigme qu’est parti son travail.

A l’époque, Michel Folco les trouvait dans la rue et puis plus il en récoltait, plus le désir de compléter cette collection l’obsédait. Il a donc commencé à les chercher compulsivement. Si cette obsession de l’objet cherché est commune à tout collectionneur acharné, on peut se demander pourquoi ce phénomène existe particulièrement avec les photomatons. Peut-être parce que posséder l’image d’un autre, c’est posséder un peu de son être, c’est voler un peu de lui-même alors qu’il pensait n’être vu par personne dans l’intimité de la cabine. Il y a donc quelque chose de l’ordre du voyeurisme dans cette passion que partagent les collectionneurs de photomatons.  En outre, détenir le reflet d’inconnus et les juxtaposer les uns à côté des autres comme le faisait, c’est aussi leur imaginer une vie autre que la leur. Cela revient à  leur créer des liens avec tous les autres anonymes qui ont oublié ou abandonné un peu de leur âme dans les cabines Photomaton. En classant les portraits de ces individus, Michel Folco a en quelque sorte reproduit le système de fiches signalétiques de Bertillon : il dresse le portrait d’une population bien définie, celle d’une clientèle insatisfaite du résultat des photos-cabines. Il y a donc aussi une visée anthropologique dans ce travail de classement.  Enfin, à collectionner les visages des autres, on finit par se perdre dans leur identité et oublier un peu la sienne. C’est peut-être aussi cet état d’ivresse, de perte de conscience du moi que recherchent ces collectionneurs.

Double-page d’un album de Michel Folco. Chaque photo est associée à un lieu, une date et une heure. « Des pages entières de photos d’identité ratées que leurs propriétaires déçus ont froissées, déchirées, rejetées et qu’un hurluberlu a minutieusement reconstituées et répertoriées »

Les dernières personnalités dont nous parlerons dans le cadre de cette tendance à collectionner les photomatons et de ses intentions, sont d’une part, le duo de photographes contemporains, Pierre& Gilles et d’autre part, l’artiste contemporain Alain Baczynsky.

Ces deux artistes ou groupes d’artistes se sont servis des photomatons à la place des mots pour écrire leur journal intime.

Pierre& Gilles ont en effet publié récemment une forme d’autobiographie de leur jeunesse en photomatons. C’était d’abord Gilles Blanchard qui dès son enfance collectionnait les photomatons qu’il faisait de lui-même. Puis, jeune adulte il arrive à Paris, rencontre les jeunes artistes qui cherchent à percer et fait photographier sa bande dans des cabines. On retrouve alors dans son récit des personnalités comme Kenzo et Christian Boltanski. Ces photomatons sont de véritables souvenirs figés dans le temps et incarnent ce qu’un écrivain pourrait raconter avec des mots.

Alain Baczynsky quant à lui, a travaillé sur l’aspect psychanalytique du Photomaton, qui permet de révéler son inconscient et d’extérioriser ses sentiments. En 1979, Baczynsky entame une psychanalyse et éprouve à la fin de chaque séance le besoin de se rendre dans une cabine Photomaton afin de rejouer devant l’objectif ce qui s’est dit pendant la séance. Il transforme ainsi la cabine Photomaton en « psychanalyse de l’image » comme le faisaient les surréalistes.

Cette photo d’identité qui ne sert désormais plus qu’à renouveler son passeport, n’a donc pas toujours été soumise à une norme stricte, celle créée par Bertillon. Au cours de son histoire, l’ambition du photomaton, fut le plus souvent esthétique, à l’image des portraits mis en scène par Disdéri. Cette « esthétique du rideau » a atteint son apogée au XXème siècle lorsque les artistes le détournèrent et renouvelèrent à la fois la photographie et la notion d’identité. 

Diane de Puysegur

3 Commentaires