« Je suis jeune et riche et cultivé ; et je suis malheureux, névrosé et seul » (Zorn, Mars, 1979, p. 29). Ceux qui la lisent aujourd’hui pour la première fois n’en seront pas surpris, cette phrase a fait le tour du monde.
L’auteur continuait : « Je descends d’une des meilleures familles de la rive droite du lac de Zurich, qu’on appelle aussi la Rive dorée. J’ai eu une éducation bourgeoise et j’ai été sage toute ma vie. Ma famille est passablement dégénérée, c’est pourquoi j’ai sans doute une lourde hérédité et je suis abîmé par mon milieu. » L’art de l’analyse et l’art de la synthèse ; avec une formule – « c’est pourquoi » – qui suggère qu’on a fait du latin ; avec toutefois quelques clichés – « l’éducation bourgeoise », etc., – qui peuvent plomber un texte ou, ici, suggérer une souffrance trop intense pour que l’intelligence puisse s’en délier.
« Naturellement j’ai aussi le cancer, ce qui va de soi si l’on en juge d’après ce que je viens de dire. » L’auteur était mort, toujours à Zurich, le 2 novembre 1976, avant que son manuscrit eût trouvé éditeur. « Il avait trente-deux ans », précise la quatrième de couverture de la traduction française – par Gilberte Lambrichs, parue chez Gallimard, reprise depuis en Folio.
La signature – Fritz Zorn – dissimulait, comme il se doit, l’état-civil de l’auteur – Fritz Angst – qu’on n’apprit, moi du moins, qu’une bonne trentaine d’années plus tard. Intéressante, cette substitution d’un nom à l’autre : en allemand, angst désigne la peur, l’angoisse, – un nom du père capable de pourrir un destin ; contre quoi zorn s’insurgeait, puisque zorn signifie la colère.
La colère, combinée à l’ironie et l’amertume, c’était ce qui épargnait au texte de finir comme eût fini un essai sur soi-même, ce qui lui assurait notre amour compatissant, embarrassé et définitif, – son insertion dans la littérature. Comme souvent, on doutait du plaisir qu’on eût pris à rencontrer l’auteur ; le lire à distance semblait préférable. Même, on lui savait gré d’être mort : ça donnait à son livre une force esthétique à laquelle il n’aurait pas atteint sans cela. Sans cela, on se serait senti floué ; au moins ce cancéreux avait été honnête. Du coup, on l’excusait de dire du mal des siens : on sait bien que les mourants sont un peu mal élevés.
Son livre comportait des longueurs. Peut-être même ne comportait-il que cela : des longueurs. C’est long – l’éducation bourgeoise, la névrose, la solitude, la plainte ; et le cancer donc ! Poison et contrepoison, tout était amer. Mais, comme un philtre, la potion produisait des effets nouveaux ; on entrait avec ce livre dans une étrange maturation ; on méditait – sur soi, sa vie, ses chances de faire mieux ou – pire – de ne pas faire mieux : Fritz Zorn avait tout de même écrit Mars !
Bizarrement, ce titre n’intriguait personne. De ma professeur de philosophie de terminale, qui m’avait signalé le texte, aux amis normaliens dont je faisais ma pâture, tout le monde citait la première page, la 29 donc, l’incipit le plus souvent, parfois cette phrase, toujours page 29 : « Je veux dire par là qu’avec ce que j’ai reçu de ma famille au cours de ma peu réjouissante existence, la chose la plus intelligente que j’aie jamais faite, c’est d’attraper le cancer. » Mais tout se passait comme si personne n’avait tourné la page et comme si personne n’avait eu l’idée de considérer ce livre comme un objet savamment fabriqué et qui méritât l’étude. En sorte que personne ne disait rien du titre, qui m’intriguait, que je trouvais bizarre.
À la fin de la première partie, intitulée « Mars en exil », Zorn se tourne vers l’astrologie. C’était presque une tradition dans cette littérature allemande dont il avait si docilement étudié les classiques : « Le 28 août 1749, alors que sonnait le douzième coup de minuit, je vins au monde à Francfort-sur-le-Main. La constellation était heureuse ; le Soleil était dans le signe de la Vierge et à son point culminant ce jour-là  ; Jupiter et Vénus le regardaient avec amitié et Mercure sans hostilité ; Saturne et Mars se montraient indifférents ; seule, la Lune, qui venait d’entrer dans son plein, déployait d’autant plus le pouvoir de son opposition que son heure planétaire avait commencé… » (Goethe, Poésie et vérité, 1811, Aubier, p. 13).
Le profane l’aura deviné, Goethe ne savait pas dresser un thème astral ; mais Zorn non plus. Il dit qu’il est « né sous le signe du Bélier » (p. 182), le 10 avril 1944, « avec Mars à l’ascendant » (p. 183) ; puis il disserte sur le signe du Cancer sans qu’on sache pourquoi. La clé, c’est que le jour de sa naissance, Mars gravitait à 6° du Cancer, ce qu’indiquerait la précision « Mars en exil ». Sauf que Zorn s’est trompé : dans ce signe, Mars n’est pas en exil, mais en chute.
Le plus probable, c’est qu’il a consulté un jour un astrologue qui, le voyant malade, a insisté sur ce Mars en Cancer, et que Zorn a été séduit par l’idée que sa mort était, dès sa naissance, inscrite dans les astres, voire expliquée : l’astrologie soutient qu’un Mars en chute tend à retourner son agressivité contre lui-même, à s’inhiber et se ronger. Or Zorn interprète son cancer comme une « maladie de l’âme » (p. 29), liée au fait qu’il a été « éduqué à mort » (p. 52).
Au point où il en était, il aurait pu pousser les investigations plus avant. Toujours selon les astrologues, la même position incite le sujet à enclore son agressivité dans le cadre familial, à la diriger contre ses parents. Barbault explique par Mars en chute dans son ciel natal que Cocteau ait écrit Les Enfants terribles en 1929 et tourné Les Parents terribles vingt ans plus tard (Traité pratique d’astrologie, Seuil, 1961, p. 153). Or Fritz Zorn n’est pas tendre avec ses père et mère.
Quand, vers la fin, il les lâche un peu, c’est pour s’en prendre à la Suisse. Jean Ziegler venait de mettre l’exercice à la mode avec Une Suisse au-dessus de tout soupçon, mais Zorn se réfère peu aux discours marxisants qui alors fleurissaient. Et ce n’est pas en réponse à Spengler qu’il écrit : « Je suis le déclin de l’Occident » (p. 247), formule qu’il nuance aussitôt car il n’est pas fou. Il se définit comme révolutionnaire, mais pas au point de donner du corps et du geste à ce mot. Même quand il s’aventure en politique, c’est son intimité qui parle.
Ce qui nous mène à l’autre sens du titre, l’identification à Mars, le dieu romain de la guerre, une identification qui suggère que sa psychothérapie n’était pas terminée ; – imagine-t-on Saint-Exupéry intituler un de ses romans « Mercure » parce que son travail à l’Aéropostale consistait à porter le courrier ? Il n’empêche, Zorn se veut martien, voire martial. Il parle, « à l’intérieur de l’immense défaite », de « petite victoire » (p. 208) ; il parle de « guerre totale » (p. 260). Il donne d’agressif une définition toute personnelle, mais jolie : « capable et désireux de se mesurer à tout » (p. 183). Par-delà Angst et Zorn, Mars serait son vrai nom.
Zorn en dieu de la guerre… Dans un pays si fier de sa neutralité, est-ce incongru, roboratif ou désolant ?
Sa rancœur lui inspire le projet d’en faire sauter les banques (p. 225) ; rêve de mourant, mais on se dit, en lisant sa détresse, que nos exilés fiscaux feraient bien de se méfier. « La pauvreté exclut et la richesse isole », disait Lawrence Durrell (Le Quatuor d’Alexandrie, 1957, Buchet-Chastel, p. 150). Il se pourrait qu’un Suisse riche, et d’autant plus qu’il est plus riche, traîne toute sa vie avec lui ses glaciers.
François Comba
6 Commentaires
Bonjour, je trouve votre critique du livre trop…critique. Ce qu’il a fait a demandé tellement de courage et de force que les reproches du genre il aurait du , je trouve ca absolument sans interet. On ne peut jamais trop denoncer l’hypocrisie et le manque d’amour en ce monde. Wake up everybody!
Bonjour, où voyez-vous un “reproche du genre il aurait dû” ?
Mon “au point où il en était, il aurait pu pousser les investigations plus avant” ne concerne que l’astrologie, et ce n’est pas l’astrologie que vous souhaitez défendre.
Moi aussi j’ai trouvé la critique assez dure.
S’il a confondu Mars en exil et Mars en chute, ce n’est pas dramatique.
Il n’était pas astrologue et s’est peut-être fait induire en erreur.
Je vois comme plus important la façon dont il réussit à toucher notre intimité en partageant la sienne, psychique et corporelle.
Vous écrivez : “Zorn en dieu de la guerre… Dans un pays si fier de sa neutralité, est-ce incongru, roboratif ou désolant ?” mais je pense qu’il parle de lui-même et non de sa nation.
On peut avoir des pulsions dans un pays neutre non ?
C’est un ouvrage que j’ai lu jeune et qui m’a beaucoup apporté sur cette notion du vivant qui veut vivre, dans le corps, les pulsions et les élans.
Et dans une évolution ou priment les questions matérielles, technologiques, rationnelles et financières, je dis encore merci à Fritz.
merci pour l’excursion vers mars et le cancer du zodiaque. Dans mon souvenir Zorn m’avait fait mal de me paraître aussi frénétique dans la douleur, en lui reconnant de l’Espace vous l’accueillez dans la littérature et recadrez mon souvenir. Si cela se trouve, je le relirai merci.
Je ne reconnais pas dans votre critique le livre ou l’auteur, pour ma part, j’ai été bouleversée, profondément, par ce livre, j’ai pleuré de désespoir et de rage, Fritz Zorn est mort jeune, il a souffert toute sa vie de solitude et d’absence d’amour. S’il avait eu un chien, il aurait été sauvé !
Mais je pense que ce n'”était pas comme il faut” non plus dans sa famille d’avoir un chien ! Je ne plaisante pas vraiment en disant cela, quelle misère de l’âme dans cette famille !
Fritz Zorn écrit, décrit, explique magnifiquement ce parcours de vie qui le mène à la mort, avec ironie. Jamais je n’ai senti de rancÅ“ur dans son livre, de la tristesse, de la colère, du courage et encore du courage, oui !
Je n’ai jamais lu un livre comme le sien, il est unique. J’ai été et je suis fascinée par ce livre, j’ai rencontré quelqu’un “pour de vrai”, j’ai compris quelqu’un. Hélas, je n’étais pas là et personne n’était là pour l’aimer. C’est dur à admettre.
Je suis zorn, le charle en plus, le cancer en moins, enfin pour l’instant. À moins que je ne l’instille à mon époque, par rage et une détermination à renverser les montagnes. La haine parfois a du bon, quand la Justice l’anime et sait la contraindre.