Lire le chapitre 1 et le chapitre 2.
III
Bricklane
Emma est très connue en Europe. Mais elle veut la quitter, tout est trop vieux en Europe. Elle se sent trop vieille ici. C’est une idée stupide. Elle n’était pas vieille. On ne quitte pas l’Europe. Du moins, pas physiquement. Son corps était celui d’une jeune femme d’une vingtaine d’année, les traits de son visage venaient à peine d’être figés, la brisure des lèvres encore délicate, le front placide sans remous. Immobile elle avait la jeunesse et la perfection d’une sculpture grecque. Emma est saltimbanque, barde, diseuse de bonne fortune ; même si les fortunes sont souvent mauvaises avec des gens comme moi. Vraiment la jeunesse une bonne guerre lui enlèverait ces idées folles.
Mouvante, le marbre de son corps s’écroulait. Elle n’était plus statue grecque, la splendeur de l’art ruinée par les tremblements des sourcils, des lèvres, du bras, des jambes… elle se trahissait, geste par geste, une sculpture travaillée par l’eau mouvante, en pleine érosion, le passage des siècles infligé sur son anatomie. Une machine, une pièce de musée, le corps d’un autre temps, jeune et vieux à la fois. Est-ce que je veux jouer au Tarot ? Sa voix ne semblait pas parvenir de sa gorge ; ses lèvres se fissuraient mais le son semblait venir d’un écho lointain, rauque et éreinté par les saisons. Je ne savais pas y jouer C’est un jeu comme un autre. Allez elle me fait une remise pour la première partie. En prime mon avenir sur un plateau.
Pas d’avenir ? Le passé est très bien aussi ; elle préfère d’ailleurs lire dans le passé, c’est plus amusant. Grimace étrangement avare. Non pas avare d’argent ou de toute commodité ; avare Le passé comme c’est délicieux et sinistre. La voix parlait et détruisait le corps. Rire délicieux. Le rire se finit sur une touche insidieuse, plus aigue que le clairon, presque. Et les yeux rieurs. Yeux décolorés, bleu clair, gris. Avares de la vie des autres. Sous le soleil des tropiques, à un autre moment de l’histoire, ces yeux furent ceux d’une impératrice, cristallins, rugissants à travers les milliers de prismes contenus dans ces deux mondes. Là , devant moi, les deux kaléidoscopes éteints ; je contemplai toujours les milliers de reflets, mais chacun d’eux criait le même message dans un ton également las : gris. Demeurait une curiosité morbide. Madame Sosostris est son nom de plume, ce n’est pas son nom, ce n’est même pas un nom qui lui appartient ; elle l’a emprunté à une autre. Pour être dramatique. Dramatique et grandiloquente. Ses yeux s’écarquillèrent, sa bouche s’ouvrit sur une rangée de dents blanches, un sourire de jeune vierge dans l’ombre de celui d’une sorcière, décrépite, sœur du destin. Le passé Ma carte  de plume comme sa coiffe.
Quand on est si vieille, on a tendance à voir certaines choses. D’où venait-elle ? Et je pensai à ces pogroms, du temps de l’Empire. Dans ces camps on avait une raison de vivre. Elle fut une petite fille, la même fille qui se tenait devant moi, sans la malice, sans l’avarice, sans l’intelligence et sans les engelures à l’âme ; sans rien, une petite fille de la même coquille que celle qui était assise devant moi. Et puis nous avons fui, et encore, et encore. Un jour l’on s’arrêterait de fuir, et tout irait mieux. Peut-être Emma courait toujours, et sa course, et la mienne… À la mienne il manquait cet hiver mordant, les raideurs de son front quand elle articulait ses mots, l’hiver qui égalise tout, le cheval russe et maigre qui galope sur les petites roues du carrosse, la mort qui caracole. Il manque quelque chose à Paris ; la gloire, l’envie, la vie. Son corps, cette jeunesse trompeuse… Emma la martyre, méprisée, elle fut jadis humaine, et de l’humanité elle en garda de petites cartes sur l’histoire l’avenir et le passé. Des cartes ridicules, trempées dans le suif, les liqueurs mauvaises, la pluie acide. Emma la collectionneuse dans ses mains flétries la jeunesse des petites cartes. Emma la coureuse. Comme chacun d’entre nous. Elle ne s’était jamais arrêté, non, pas tant qu’elle, pas tant que Dédale. Mais une course à sa façon, trop pleine d’ironie et de vices, éreintée par le temps cet hiver sifflant dans l’oreille. Emma jouait, courait, collectionnait et elle continuerait tant que Dédale… Pour quelles raisons continuait-elle ?
Elle me tendit la carte d’Icare. Il Matto. En habit de fête ; des boutons de fleurs jaunes et oranges sur un ensemble vert, le sourire grand aux lèvres, le sourire courbé comme pour cueillir le soleil à pointes en haut à gauche sur la carte. Impétueux. Icare. Le Fou. Je lui ai dit qu’il mourra par noyade. Il a refusé de me payer. Icare, le fou ? Elle gardait ma carte jalousement, derrière ses deux mains, des mains qu’elle replia pour être sûre de ne rien laisser échapper. Tricheuse, ses doigts graciles cerclant ses nattes dorées, geste presque sensuel. Son revêtement, de plumes, de grigris, de crochets et de totems fétiches, enroulé dans une épaisse cape cramoisi tournant au violet, dépecée, presque désossée et cette carte qu’elle refusait de me donner. Je te fais marcher. C’est plus drôle comme ça. C’est d’autant plus drôle que le futur ne t’intéresse pas ; d’autant plus drôle que je vois que tu es le type d’idiot qui sacrifierait le reste du siècle pour connaître les quelques heures qui vont arriver, là , bientôt, pas dans le futur non, pas demain, ce soir. Si le fou Icare, toi tu as… Le Marin Phénicien ? Non, non, c’est déjà parti, cédé à Phlebas, ha ! Je me souviens encore de ses yeux de perle… Ses yeux… On pouvait y voir l’éternité. Que je suis vieille. Voyons voir ta carte… Lentement elle tapait ses doigts sur la table, l’index et le majeur, tour par tour, l’index et le majeur, l’index et le majeur, des aiguilles d’une montre, ostensiblement. Cette obsession est quand même étrange, il faudra penser à te faire soigner Elle rit Je taquine. J’ai tout ce qui te faut ici, mais on en parlera après, d’abord… La carte. Sais-tu pourquoi Madame Sosostris ? C’est un nom de plume, de plume comme ma coiffe. J’ai vu beaucoup de choses, entendu encore plus, j’ai vu Golgotha la croix à la main. J’aurais encore cette croix si Icare me l’avait pas volé, espèce d’imbécile. Qu’est-ce qu’il croit ? Rien n’importe ce soir, tout est permis ? Voyons voir ; dans le marc (mauvais évangéliste et marchant –marin vénitien en toc !) : je vois Maman, une fille, brune cheveux noirs… fille, mes filles ! Icare Icare qu’est-ce qu’il fait cet idiot Vin rouge beaucoup de vin rouge la Tamise va être rouge ce soir Quel idiot Quel idiot et qu’est-ce qu’il a fait à mes filles Qu’est-ce que je vais faire de celle-là  ?
Cela ne rimait à rien, elle en savait trop pour pouvoir dire quoi que ce soit. Elle ne le voulait pas réellement non plus. Elle me demanda d’aller voir ses filles, là dans le couloir, peut-être que j’arrêterais de voguer ainsi. Ithaque Ithaque ouste ouste elle brandit son balais et me chassa. Je n’avais pas trouvé Dédale, au contraire j’eus l’impression de m’éloigner de plus en plus. Le panneau rose chair MADAME SOSOSTRIS ouvrit sur un long corridor de portes fermées et de vitres teintées. La lumière était faible, elle vrombissait comme un insecte. Je n’avais pas trouvé Dédale. Je ne sus pas si cela importait ou non, et je ne parvins pas à trouver la réponse. Me demander si cela importait était comme me défaire de Dédale, formulé aussi sèchement que « cela m’importe-t-il ? » cela revenait à y réponde par la négative. Or je voulais trouver Dédale, mais en même temps sa trouvaille ne m’importait pas aussi absolument. Je sentais la nausée du rhum revenir ; j’arrêtai de penser.
Une seule porte entr’ouverte, vers le fond. Ou était-ce le milieu, peut-être même le début, tout le couloir s’était éteint et seul ce point fébrile résistait. Une voix cassée émanait de la porte, faible, mélancolique, pleureuse, une voix de sirène cassée par des courts hoquets, une voix étouffée par ses propres pleurs. Pourquoi Icare s’en est-il allé avec ces idiots ? Pourquoi m’a-t-il laissée là  ? Il n’avait rien à faire avec ces gens. Je suis toute seule. Je me sens si seule. Si seul. Icare ne reviendrait pas. Ou peut-être il reviendrait. Elle aurait dû savoir qu’on ne s’attachait pas à Icare. Elle aurait dû partir avant. De profil, ses yeux ne se levait jamais au delà du seuil de la porte. Ô j’aurais pu le rendre heureux, j’aurais été heureuse. Je serai heureux. Il y avait dans ce profil d’albâtre des pupilles de chiots abattus Icare, Icare, pauvre idiot, maudit Icare qui n’est jamais content des pupilles abattues d’un chiot féroce, prêt à se jeter corps et âme dans la lutte pour reprendre son os Je ne comprends pas. Tout est pourtant si simple. Et lui qui crache sur le bonheur la vie était son os et elle l’avait entre les dents que les larmoiements découvraient sous ses lèvres gercées et abimées. Quelqu’un avait l’habitude de lui mordre les lèvres. Je ne sus pas si ces pupilles angéliques furent réellement tristes. Je voulus savoir si elles le furent ; si elles avaient été simplement assombries par Icare le mauvais ouragan, ou si elles recelaient le secret d’un chagrin enfoui. Ce devait être le second car ses yeux de cristal ne mentaient pas. Ce devait être le second car ses épaules trop étroites pour son châle transparent tremblotaient de froid. Le châle de mauvaise fabrique ne couvrait plus son épaule gauche, il tombait mais se retenait, figée dans sa chute par la peau pâle. Le doigt s’y brûlerait au toucher, une froidure parfaite. Le châle sur tout son corps comme un contour invisible, il se courbait au niveau des hanches, le va-et-vient d’une barque désertée et puis plus bas dans l’eau cristal et noire la pleine lune, le genre de lune aussi brillantes que tous les néons de Paris. Les contours se resserrèrent au contact de ses mains qu’elle pressait contre ses bras. Ses pleurs cessèrent et elle avait froid. Ses pleurs se turent en de petits râles, aussi expressifs que ceux d’un enfant qui avait froid. Etait-elle triste d’Icare ou était-elle belle ? Ce devait être le second. Elle avait l’air aussi belle qu’une enfant. Il y avait dans son deuil une invitation, un chagrin à chérir. Son nez vers le ciel fit un petit bruit, un soupir, une élégie : J’aurais pu être heureuse. Je lui pris l’épaule pour la pacifier, et nous sombrâmes dans le lit. Ça grince un peu.
***
Notre histoire avec Diane avait pris fin dans un lit, dans le même lit d’ailleurs où tout avait commencé, seulement un peu plus vieux. Dans son lit, Diane a la voix fluette, le souffle jamais assez puissant pour tenir une phrase, des mots brisés jetés dans le silence, comme si chaque mot fût pensé, entre les deux silences, conscient, timide de lui-même, le mot qui refuse de naître, le mot qui a peur d’être de trop. Diane la fille impossible qui ne devait jamais exister. Dans son lit Diane Bon d’accord, peut-être que ce n’est pas si terrible. D’accord, c’est pres-que beau. Elle prononce presque comme une fille à la marelle. Pres-que. Pres-que laid, mais maintenant je vois un peu mieux, cra-chin, cra-chin, crachin… Bruine, bruine brui… C’est vrai qu’on se lasse vite de bruine. Il faut quelque chose de plus hideux, plus inconfortable ; brui-ne, deux syllabes, non, une syllabe et demi, bruine, ça tombe vite dans le vide, c’est joli mais trop timide ; c’est joli mais trop joli, ça ne devrait pas exister, on devrait arrêter de le dire. Crachin c’est mieux. Deux syllabes bâtardes, cra-chin, deux sons de bêtes. Et t’imagines ? S’il existait des hommes là -haut dans les nuages qui nous bavaient et nous crachaient dessus, et nous on prendrait ça pour de la pluie ? Je pensais à ça quand j’étais petite… Cra-chin. Je vois mieux. Pardonne-moi, je capitule. A cause de toi ce mot est devenu beau. Cra-chin je le prononce et voilà l’image de ta face pugnace et têtue, cra-chin, ta veste imitation cuir, fauchée aux puces, ridicule comme un aventurier ; cra-chin… J, sors de mes mots !
Dans son lit le lit neurasthénique dans le lit Diane Dis moi J, tu ne crois pas que mon prénom est horrible ? Je le crois. Je déteste l’ironie Elle me rend si triste. Non et je pense que c’est la seule chose sincère dans ce monde. Mais Diane…Diane La Lune La Fille à la peau immaculée Ô mon pauvre Actéon tu n’avais pourtant rien fait La blanche Diane Je déteste ce prénom. Puis elle s’allonge, tête sur mon ventre. Elle s’est allongée sur mon ventre exprès pour que je ne puisse pas la voir. Sur mon ventre pour échapper à mon regard quand elle est sur le point de se confesser. Ses cheveux crépus sur mon ventre. Ses cheveux crépus picotent. Crépus picotent et crépitent comme des brasiers. Des pointes ardentes dans le noir. C’est agréable les cheveux d’une enfant. Ô Diane.
Elle lève ses deux bras
Verticalement
Dans le vide
et commence enfin : La blanche Diane. J’aurais préféré ne pas avoir de prénom. Qu’on m’appelle par mon visage, ma voix, ce qu’on sait de moi. Tout, ce que tu veux, ce qu’on veut. Quelquefois je voudrais presque qu’on se taise pour m’appeler. Me penser et je leur répondrai sincèrement.
Verticalement
Puis je me demande, est-ce que je peux exister sans prénom ? Est-ce que je suis autre chose que Diane Mais je la déteste la Diane C’est pour ça. Pour ça que je déteste rencontrer de nouveaux gens. Diane me force à leur avouer mon prénom. Diane. Pourquoi leur dire ? Diane se moque de moi : Diane est le visage d’une nature mal assortie à l’alphabet, d’une farce au teint taciturne. Je suis pour toujours Diane pour eux rien d’autre que Diane. Je ne peux pas exister comme j’existe dans vos méninges. Je ne peux pas être cette ombre de la lune comme je le suis avec vous.
Ses mains tournoient dans l’air. Comme une enfant des graines de dent-de-lion qu’on souffle
Avec les autres et surtout avec toi c’est facile. Je. Moi-même et pas une autre. Moi même et pas une autre. Lâche ce poème Je est moi-même tu entends. J’ai beaucoup réfléchi. Personne, individu, essence, masque, et tout ça. Je m’y suis penché dessus vachement Ne fais pas ce regard écoute moi jusqu’au bout Qu’est-ce que ça veut dire ? Enfin je voudrais être tout court. Exister, quelque chose de ce genre. Je veux être tout court Me fondre avec la pluie du Havre l’air froid Brrrrrrrr Les cloches de minuit à Charleville où les bateaux ne sont pas encore démarrés et les marins de crier à pleins poumons Vrouvrouuuuu Le Chat de Paris qui saute de gouttière en gouttière Un chat noir parce que pour une fois chez un animal le noir est la couleur de la royauté gouttière en gouttière Shhhhhhhh comme le bruissement des feuilles sur le vent le pauvre vent de Paris qui ne survit jamais dans nos murs le Cinquième est horrible De gouttière en gouttière pour espionner tous ces couples ces familles ces personnes qui sont incapables d’être tout ça, tout ça à la fois La pluie la cloche le vent le chat tout ça à la fois Je casse le rythme mais tu t’en doutes que sur ton ventre je m’en fous comme une reine.
On appellera Dédale le chat. Et j’aimerai ce prénom, car il ne veut rien dire et lui ne me trahira pas.
Les cheveux sur le ventre, le feu crépite un peu plus fort, ça brûle légèrement
Une petite ombre tu entends, je veux exister doucement. Sans bruit, sans douleur.
Elle a cessé de jouer avec ses bras. Je me redresse et lui prends le visage dans le creux des mains. C’est chaud. Elle élégiaque :
Mais rien n’y fait. Ce prénom. Cette Diane en moi. Diane m’empêche d’être. Diane Diane Diane Diane Diane Diane diane diane diane diane. Je suis maudite… Tu te souviens de notre dispute la semaine passée ? J’ai bien réfléchi depuis, oui, j’y ai sérieusement réfléchi. Tu as peut-être raison après tout. Je m’étais peut-être trompée. Mais cette fois-ci tout est différent.
Je caresse ses cheveux, sous la caresse ses cheveux deviennent soyeux.
Que suis-je Jacques ? Diane Une blanche Une turque Une métèque Une métisse Une gentille Une païenne Diane
Une héroïne de roman.
***
La Tamise va être en sang ce soir. Rouge le vin rouge le rouge est la verticale de l’ennui. La vieille Emma radotait encore et sa voix transperçait le couloir. Trente minutes, tout au plus, cela dura tout au plus trente minutes. Et elle dans le creux de mon coude, les yeux fermés, les sens éteints, paisiblement. Demain, après-demain, un an, une famille… Peut-être un aquarium aussi grand que celui de mon enfance. Un foyer aux murs blancs, dans le creux de mon coude, les yeux fermés. Il y aurait des choses à faire là -dedans, on ne s’ennuierait plus, on n’aurait plus à courir comme des idiots. On blanchirait les draps également, pour laisser le soleil entrer. Oui, on ferait n’importe quoi, ça n’a pas d’importance. Pourvu que je… Un petit effort, un petit effort d’imagination. Dans le creux de mon coude, les yeux fermés, je la dévisageai, je pensai que je pus m’arrêter là , ce moment où sa respiration seule donnait le temps, les épaisses secondes comme des nœuds dans ses cheveux lisses, il suffisait de les saisir et de les défaire, là l’énigme résolu, le monde à nouveau, il suffisait de le vouloir, et si je ne le voulais pas cela ne faisait rien, il suffisait de commencer par prétendre de vouloir, et petit à petit… La maison aux murs blancs. Je me concentrai, J’essayai de penser plus fort. J’essayai de trouver une pièce, un angle, un grenier où il y aurait son visage aux yeux fermés. Dans la cuisine, non, dans le jardin une énorme serre habitée par toutes sortes de fleurs, tropicales s’il le faut car celles-là sont les plus mystérieuses ; je n’ai pas de livre de botanique, ça ne fait rien je ferai venir des épiphylles, les blanches, celles qui s’ouvrent comme des lunes quand le soleil se couche, et quelques jours par an je serai heureux. Dans la bibliothèque j’aurai une large bibliothèque personne ne pourra y entrer, ce n’est pas fait pour, les livres doivent se reposer ; elle n’y est pas. Je m’engouffrai toujours plus profondément dans le rêve pour trouver la silhouette de l’enfant, la petite fille malade d’avoir trop pleuré, sur le lit, frétillante de peine. Les chambres sont vides, parce que les gens n’y restent jamais, tous changent de lit pour mieux guérir, tous les jours, deux jours quand il fait froid, à côté du poêle, par la fenêtre, des lits semblables, aux couettes défaites, modulées par des creux en demi-lune, quelqu’un vient de quitter le lit, dans le creux de mon coude ; personne dans les chambres, personne dans les lit. Le balançoire grince encore, ahanant de bonheur, bientôt il cessera de braire et flottera de nouveau perpendiculairement au jardin et les mauvaises herbes, mais pour le moment quelqu’un vient de partir, bientôt l’arrosoir automatique se déclenchera et un parapluie s’abaissera sur la végétation, mais pour l’instant une silhouette vient de sortir de ce parc. Où est l’enfant, celle qui est dans le creux de mes bras, les yeux fermés ? Sentiers, grenier, grenier, garage sans voiture, salle de bain aux carreaux blancs, cheminée emmurée, faux cheminée, chambre, chambre, jardin, cave, toit, tulles glissantes, ciel blanc de soleil.
L’enfant était parti. Je pris une gorgée d’alcool malgré-moi. Pas la tisane miraculeuse que j’espérais. Je regardai son visage, les yeux fermés. La métempsychose… On disait pourtant dans un livre. Le temps… Où était passée l’enfant ? Je regrettai son visage. Je regardai son visage, les yeux fermés. Il me sembla que la sensation extraordinaire qui m’avait attirée vers ce corps s’était entièrement évanouie. Elle n’était ni la diane de mon passé ni l’enfant de mon rêve. Dans le creux de mon coude une charogne pâle. J’eus froid. Je pris une seconde gorgée. Des herbes orientales amères qui s’infiltraient dans les plaies, les cicatrices se rouvrirent, fraiches comme ce visage de plus en plus étrange. La mâchoire en feu. Je n’y trouvai rien de plus que la première. Pire encore elle confirmait mon impression ; je fus désormais certain, certain de la nostalgie certain de l’absence et de la perte certain de mon erreur. Je ne pensai plus que son visage était associé à ce rêve mais il me rappelait à présent un autre, bien plus amer. Je regrettai son visage. Et si elle se couchait sur mon ventre, tout s’arrangerait Non elle n’avait pas les cheveux crépus elle n’avait que ses cheveux lisses. Je ne doutai plus que son visage n’était pas celui que je cherchais. L’avait-il jamais été ? Troisième gorgée ; un peu moins que la seconde. Il était temps que je m’arrête. Ce n’était pas avec ces paupières-là que je pouvais discuter de la pluie. Le passé ne me revenait qu’en forme de coquille vide, vidée, triste, douloureuse. Cet épisode, loin de me donner la confirmation d’un passé empli de joie, me le rappela par la négation et le néant ; je me souvins que j’avais pour toujours oublié. Son corps froid et nu comme un ver remua et les gesticulations sur le drap et le croquemort. Elle n’avait jamais eu part au rêve, il n’y avait jamais eu d’autre enfant que cette vieille diane. La nausée revenait et me disait de courir. Sans me rhabiller tout à fait, je sortis.
***
J’avais oublié ma veste en cuir. Je songeai à retourner la chercher, mais l’alcool remontait à la gorge et je courus encore. Il fallait arrêter de penser et continuer. Il faut continuer, il le faut. Sans doute cet impératif n’a aucun sens, il faut continuer ; des lettres et des syllabes, et les plus cruelles d’entre toutes, les lettres, diane, il, lui, Dédale. J’étais d’autant plus déterminé que je me savais vaincu, par expérience, par dégoût, par étroitesse de l’âme, je n’attendais plus rien depuis qu’elle s’en était allée et que après tout dédale dédale. Au bout de la défaite, si on la pousse au bout, avec assez de rigueur, dilapidant son haillon, rétrécissant son âme et son humanité au rabais, si on suit la défaite sans se dévier ; si je continuais comme il fallait que je continue sans broncher, il devait. Il devait se passer quelque chose. C’est seulement logique. Peut-être était-ce vain et sans doute cela l’était, peut-être, de fortes chances, mais si on pousse la défaite… si on perdait vraiment tout… Dédale. Il faut continuer. C’est le grand soir. Demain tout sera trop tard et demain soir tout sera à recommencer. Si j’allais au bout demain soir je n’aurais pas à recommencer. Si j’arrêtais de penser ici maintenant je pourrais continuer et comprendre quand tout sera fait et quand il n’y aura rien de plus à faire. Et je repensai à Emma. Madame Sosostris. Elle était là depuis une longue éternité, à genoux comme une religieuse, ces cailloux entassés sur les routes des pèlerins, incrustée dans le paysage de montagnes de sentiers déserts et des plaines mortes. Emma n’avait jamais vu le bout, et elle y avait renoncé. Elle s’était confortablement installée dans l’obscurité. Au fond, elle était ce couple de quadragénaire avec un enfant à bas âge et beaucoup d’imaginations, moi, Icare, la fille que j’ai laissée dans la chambre là -bas étions ses enfants, et son passé son rêve, dans cet immeuble, ces anciens voisins. Y’avait-il un moyen d’échapper à cet immeuble ? A une époque Emma brulait de vie, la gorge pleine et si avide de savoir. Maintenant Emma la gorge desséchée et la soif éteinte. A une époque Emma serait allée jusqu’au fond, tout comme Diane. Diane elle était bien partie, elle avait pourtant réussi à se tirer. Mais diane est morte et il n’y a plus aucune raison de parler de diane.
Que faisait Icare ?
Ces gens rencontrés il y a deux heures trois tout au plus comme des fantômes du passé.
J’avais perdu ma veste d’aventurier et avec elle mes cartes et les traces de Dédale d’Icare et diane que cette fille dans la chambre rose avait déterrée cette maudite fille mais cela ne faisait rien –je n’avais qu’à marcher tout droit, aller de l’avant finir la nuit pour que prendre la rue de Vaugirard remonter le fleuve par les quais aux arbres pleureurs et ensuite je serai hors des murailles hors du soir et de la nuit et la nuit pourra pour la première fois être justifiée. Je savais où ce chemin me menait : suivant le chenal j’entrerai dans la forêt et au bout de la forêt en passant par la clairière les ronds de sorcières quelques pâtés d’immeubles les sorties d’égouts fumantes et chaleureuses Kreutzberg.
(A suivre…)
Cen Zhang