Marc Chagall peint les couples, parce qu’il aime l’amour. Il est l’unique couleur de sa palette, l’unique source de son art, l’unique sens de sa vie. Ma Vie [i] le dit, ses peintures le respirent. « Si toute vie va inévitablement vers sa fin, nous devons, durant la nôtre, la colorier d’amour et d’espoir ».
Naïf entre tous ? Niais plus que tout ?
Les amoureux en rose. Les amoureux en vert. Les amoureux en gris. Les amoureux en bleu. Les amoureux au poteau. Amoureux aux marguerites.Â
Couple avec bouquet. Le couple au cirque. Couple au bord de mer. Couple à l’ange. Couple jaune. Couple sur fond rouge. Couple dans le soleil. La poule et le couple. Couple et poisson.
Ce n’est plus un thème mais une obsession qui traverse ses tableaux et suit ses femmes, Bella, Virginia et Vava, visages continuels de ses peintures, faisant de l’œuvre de Chagall un espace d’images imaginaires et personnelles, auxquelles le couple n’échappe jamais vraiment.
Ces amoureux n’ont pas vraiment les pieds sur terre.
Ce que Chagall aime plus que tout, c’est les envoyer en l’air. Ils volent dans les chambres (L’anniversaire, 1915), au dessus des villes (Au dessus de la ville, 1914-18), devant la Tour Eiffel (Les mariés de la Tour Eiffel, 1938-1939), par dessus les tables (Les amoureux aux Marguerites, 1958). Amoureux, ils sont légers, flottent, défient toute gravité. Rien ne les retient, toujours entre ciel et terre, pure Promenade (1917), où, lui au sol, elle dans les airs, ils semblent trouver un équilibre flottant et serein. Ce tableau mis à part, le couple chagallien est inséparable, il traverse les tableaux enlacé, la traîne féminine faisant d’eux une étoile de passage dans le ciel. Les femmes sont des mariées en blanc, si ce ne sont des anges, comme si chaque jour était jour de mariage, comme si chaque femme était céleste.
Le couple est un ; s’embrassant, s’enlaçant, ils fondent, se confondent. « Ce temps où j’avais deux têtes » [ii] … L’amour de Marc et Bella, de leur rencontre en 1909 à son décès en 1944, semble être celui-là , l’amour planant, qui lui fait littéralement tourner la tête, qui change le monde.
[caption id="attachment_3306" align="aligncenter" width="560"] L’anniversaire, 1915[/caption]Bella dira à propos de l’Anniversaire, peint l’année de leur mariage « Soudain tu me soulèves du sol et toi même tu me prends dans ton élan… ta tête est retournée et tu me retournes la mienne aussi » [iii]. L’expérience qu’est sa peinture, affranchissant l’objet des lois de la pesanteur selon les mots d’André Breton [iv] rejoint celle des amoureux, qui, se libérant des contraintes de l’espace ou du temps, ne regagnent jamais terre.
En somme, l’amour donne des ailes. Certes. Sûrement. Peut-être. Mais les amants volants de Chagall n’ont-ils rien d’autre à nous offrir que cette belle, mais incomplète, naïve légèreté de l’être ?
Désincarnée, cette légèreté ne l’est pas toujours. Le Cantique des cantiques (1960) sera le lieu bien particulier de l’expression du ciel charnel, de l’érotisme de Chagall. « Tes deux seins sont comme deux faons/ Comme les jumeaux d’une gazelle/ Qui paissent au milieu des lis » : indéniable sensualité de ce livre biblique, dialogue d’amour que Chagall peint à Bella et Virgnia, ses première et dernière femmes. Les couples qui y volent vivent l’intensité de l’amour sensuel, d’un rouge plus que rouge, comparable à l’amour de Dieu à l’homme.
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Lorsque Bella et Marc volent Au dessus de la ville, entre 1914 et 1918, l’apesanteur n’est plus légèreté. Cette ville c’est Vitebsk, qui vit naître et grandir Chagall, et dont il n’arrivera jamais vraiment à échapper, les références à sa Russie natale parcourant ses images, une fois son pays quitté, pour la France puis les Etats-Unis. Bien sûr, il y a toujours cette ivresse de l’amour qui permet d’échapper à la gravité, de planer, même en temps de guerre. Mais le mouvement n’est pas le même, parce qu’il existe. L’union entre ciel et terre n’est plus la même, ils ne flottent pas mais s’échappent, la femme se faisant entraîner, tirer vers un au delà . Fuir cette ville en rupture avec leurs idéaux et la vie qu’ils ont découverts à Paris (1910-1914). Ce n’est plus l’extase, mais la fuite à deux.
Alors, aériens, ces couples sont aussi les racines de Chagall, racines originelles à qui l’on reprochera d’avoir empêché Chagall de peindre avec son temps. Ne pouvant (voulant ?) abandonner la figuration, ni les liens avec sa culture d’origine, russe et juive, il ne rejoindra jamais véritablement les surréalistes, pourtant séduits par son monde de rêves bleus, vaches rouges et amants jaunes.
Ces amoureux ce sont ce « Luftmensch » (homme de l’air), figure traditionnelle du judaïsme, de l’Homme qui vole, sans racine, sans attache. Marcheur céleste, écarté de terre disait Cocteau. Errant entre ciel et terre, il flotte, à la recherche d’un équilibre, toujours au bord de la chute, comme le sont ces personnages de l’air et du cirque qui traversent les œuvres de Chagall, trapézistes, funambules. Eux-aussi, défient les lois de la gravité, près de la chute, de la perte d’équilibre à l’image de cette Acrobate (1930) amoureuse qui s’envole presque, attirée par un visage, un baiser venu du ciel.
Les amants volent peut-être mais ils errent aussi, à la recherche du fragile équilibre qui les maintient entre ciel et terre.
SB
[i] Propos repris dans l’article d’Eric Suchère, Chagall : les années russes, 1907-1921.
[ii] André Breton en 1941 à propos de la naissance de la métaphore chez Marc Chagall
[iii]Â Ma Vie, autobiographie, 1923
[iv] Ibid.
Un Commentaire
Moi qui suis une amoureuse inconditionnelle de Chagall, je ne peux qu’approuver ce propos très juste sur ses tableaux représentants des amants !