Alors que les rumeurs sur un nouvel album du duo français Daft Punk se font extrêmement pressantes (cf. l’énigmatique extrait diffusé au Saturday Night Live le 3 mars [1]), il nous faut répondre à la question qui nous a longtemps donné sueurs froides et frissons sur l’autoroute A10 : Discovery a-t-il été l’album le plus décisif et influent de la décennie passée ? Nous ne parlerons pas d’« album de musique électronique », car Discovery est bien plus que ça : c’est le grand album « pop » de la décennie passée, avec tout ce que cet adjectif implique de péjoratif et de polémique, mais aussi de formidable.
Héritage compliqué
Discovery sort le 13 mars 2001, et il ne fait pas le fier : comme le petit frère qui doit se montrer à la hauteur de son ainé pour ne pas se contenter des radouilles, il a la tâche compliquée de succéder à Homework (1997), qui a déjà fait bouger les lignes de la House music et de la Techno [2] et propulsé la scène French touch sur les devants de la musique électronique mondiale. Mais Discovery relève le challenge sous un angle inattendu : loin de vouloir concurrencer Homework, il hérite au contraire de sa posture messianique en tentant de définir un nouveau son unique, à partir de tout ce qui s’est fait d’important dans la musique contemporaine. La parodie de jingle-radio du morceau Wdpk 83.7 FM [3] d’Homework annonçait « the sound of tomorrow and the music of today » ; Guy-Manuel de Homem-Christo et Thomas Bangalter persistent et signent avec un Discovery visionnaire.
[caption id="attachment_3787" align="aligncenter" width="400"] Jaquette de l’album (2001)[/caption]Synthèse lumineuse
Discovery n’est pas qu’un simple album de musique électronique, il est radicalement inclassable. On y entend de tout : des lignes de basse de funk (Voyager), des rythmiques et synthétiseurs disco, des guitares rock (Aerodynamic, Digital Love), des beats house et techno (Too Long, One More Time, Superheroes), des sonorités acid (Short Circuit), des ballades vaporeuses (Nightvision) et des chansons d’amour mielleuses (Something About Us – le « Careless Whisper du 21ème siècle » selon NME [4]). Pourtant, il reste d’une grande cohérence, comme en attestent les mashups des concerts de la tournée Alive : le duo français fusionne toutes ses chansons sans aucune dissonance.
Les frontières entre éléments structurants d’une chanson « classique » sont brisées : les guitares parlent et les voix jouent des solos de guitare (Harder, Better, Faster, Stronger). Les voix vocodées de certaines pistes ont 15 ans de retard et prophétisent pourtant la tendance massive de l’autotune dans le hip-hop des années qui suivent. En véritable hommage à la musique des années 70 et 80, Discovery utilise dans chacun de ses titres des samples variés, de Prince à George Duke en passant par Marc Cerrone (grand nom français du disco). Ceux-ci sont torturés, décomposés et recomposés pour créer un son neuf et atypique. Une œuvre à la fois nostalgique et futuriste, dira la BBC [5].
Album-concept total, il sera même décliné sur grand écran dans le film d’animation Interstella 5555 dessiné par le créateur d’Albator en 2003. Absolument de tout dans cet album, donc, avec comme dénominateur commun un sens du groove qui fera danser tout le monde, partout, tout le temps.
[caption id="attachment_3786" align="aligncenter" width="500"] Bas les masques : Guy-Manuel de Homem-Christo (gauche) et Thomas Bangalter (droite), 1995[/caption]Album « pop » universel
Car c’est ce qui fait de Discovery un grand album : universel et indémodable, il a plu, plait et plaira à la majorité des auditeurs. Un critique anonyme note sur le site Discogs : « This is the album that everyone can relate to, everyone can listen to, and everyone can dance to. Your anime fans will like this album through Interstella 5555, your ravers and house fans will like this album with its awesome hooks and great beats, your parents will like this album because it’ll sound just like what Disco was back in the 70s ». Son pouvoir d’attraction semble ne jamais s’éteindre. En classe de CM1, j’ai fait mon spectacle de fin d’année sur One More Time. L’été dernier, je traversais le désert en monospace sur Too Long. Ouvrirai-je les huitres sur High Life au nouvel an 2023 ?
En fin de compte, Discovery est l’album « pop » par excellence. Voici un mot qui veut tout et ne rien dire, « pop ». Dérivé de « popular », c’est un terme souvent péjoratif car associé à la musique qu’écoute « tout le monde », celle des masses. Taillée sur mesures pour les téléspectateurs de M6 Music, la Pop music n’a pas bonne presse chez les mélomanes. Pourtant, la pop est la musique qui rassemble et n’exige aucune connaissance technique pour être appréciée, la musique la plus à même d’avoir un retentissement profond et durable sur le public le plus large. Loin d’être cantonnée à un style de musique particulier, la Pop music se définit principalement par l’impact social qu’elle génère. A ce titre, Elvis, les Beatles ou Bob Marley sont des artistes « pop ». A leur niveau, les Daft Punk auront réussi, avec Discovery, à sortir du milieu fermé et élitiste de la musique électronique underground pour créer un disque qui parle à toute une génération. La note agrégée des critiques musicales professionnelles de Discovery est de 72/100 ; celle des consommateurs lambda est de 95/100 [6], comme une illustration du pouvoir de la foule.
[caption id="attachment_3785" align="aligncenter" width="560"] Haut les masques : Daft Punk lors d’une séance photo à Los Angeles à la veille de la sortie de Discovery (2000)[/caption]Il est difficile de mesurer à quel point cet album a pu influencer de jeunes artistes tant sa sonorité polymorphe est inimitable, mais il a clairement donné une visibilité accrue à la French touch, et inspiré des artistes comme Etienne de Crécy, Cassius, Air ou, plus tard, des labels comme Ed Banger. Plus largement, les Daft Punk ont façonné avec Discovery un univers visuel dont se sont inspirés nombre d’artistes : on pense à Gorillaz, The Knife, les Bloody Beetroots ou SBTRKT.
Il est en revanche aisé de constater la vague d’hystérie qui a accompagné la tournée Alive en 2007, et d’imaginer l’ambiance extatique des concerts à Coachella, Londres ou Bercy. Il suffit de se promener un peu sur le Net, de sentir la fièvre qui entoure la sortie du nouvel album (prévue pour le printemps 2013), de voir le nombre de vidéos Youtube d’amateurs tentant de reproduire les riffs de Discovery, ou le nombre de fans de leur page Facebook (surprenant pour des artistes rangés dans les bacs « électro »), pour comprendre l’importance de cet album qui a fait connaître Daft Punk au plus grand nombre. Tout cela entretenu par la mythologie qui entoure le groupe, leur univers visuel cohérent [7] et l’anonymat de ses membres. Attendons patiemment le nouvel album en réécoutant Discovery. Les paroles de la dernière piste feront une transition parfaite : « It’s been much too long, I feel it coming on, the feeling’s getting strong ».
Florentin Juillet
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[1] http://www.youtube.com/watch?v=qcDadaQjbvY
[3] Second titre d’Homework.
[4] http://www.nme.com/reviews/4180
[5] http://www.bbc.co.uk/music/reviews/jh3n
[6] http://www.metacritic.com/music/discovery/daft-punk
[7] Voir Interstella 5555 (2003) et Daft Punk’s Electroma (2006).