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“Quand je pense qu’on va vieillir ensemble” par Les chiens de Navarre

Bouffes du Nord, un théâtre chargé d’histoire et de tradition. Un théâtre où l’on s’attend à voir un Shakespeare, un Molière, un Tchekhov ou un Ibsen. D’impressionnants escaliers donnent accès à la salle où « Les chiens de Navarre » nous attendent. Ce groupe est un collectif d’acteurs français qui travaille sur une démarche théâtrale basée sur l’improvisation et la transgression des codes.

« Un groupe d’acteurs lâché sur un plateau. Des acteurs qui improvisent, qui se jugent, s’amusent ensemble, créent des oppositions provisoires, des crises éphémères, des jeux imbéciles entre eux, avec ou contre le public. » [1]

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En montant les escaliers qui conduisent aux galeries, surnommées poulaillers, ou plus poétiquement paradis, et sans rien voir encore de ce qui est en train de passer dans la salle, nous entendons déjà la musique intense, les  roulements de tambours et le son des trompettes qui annonçaient le début d’un spectacle. Sans connaître l’endroit, nous pouvions penser à un cirque romain, à des gladiateurs où à des animaux qui se battraient pour nous amuser. Cependant, dès que nous rentrons  dans  la salle nous découvrons qu’il y a quelque chose qui ressemble au  théâtre antique, mais qui est déformée, raréfiée, déterritorialisée.  Il n’y a pas de Colisée ni d’arènes, mais un théâtre à l’italienne de la fin du XIXème siècle avec une salle en demi-cercle serré en fer à cheval. Nous pouvons observer un terrain couvert de terre qui s’éclaire aux flammes de quelques braseros. Nous voyons les acteurs habillés avec des tenues de ville jouer  à la pétanque. La musique des tambours continue et à chaque fois qu’une équipe marque un point on entend des applaudissements enregistrés. Les comédiens portent des dents de vampire en plastique et certaines parties de leur corps sont ensanglantées. Une fois que le public est placé, deux des acteurs reprennent en playback  I’ve Been Loving You Too Long de Tina Turner et Ike. Ils font semblance de chanter comme les deux célèbres artistes mais avec  une étrange apparence de zombies aux  dents de vampires et aux  corps ensanglantés. Ensuite, la pièce continue avec des scènes très diverses et décousues. Une séance de thérapie de groupe, un cours pour s’entrainer et réussir un entretien d’embauche, le  road trip d’un couple et  de ses deux chiens, une petite fille qui joue la princesse, une scène romantique de deux êtres non-identifiés, entre le végétal et l’animal, jusqu’à la plus poétique des scènes où un couple s’enlace nu sur un matelas de fortune.

Les Chiens de Navarre  savent brouiller les pistes du jeu en gardant leurs vrais prénoms et sans se cacher derrière les personnages. Ils mettent en question ce qui correspond au domaine public et au domaine privé emmenant le spectateur vers un rôle de voyeur.  Ils poussent la représentation jusqu’à mettre en abyme le regard du public qui essaiera de supporter quelques moments extravagants comme si elles étaient devenues si familières. Le quotidien s’entremêle avec la fiction et les acteurs n’ont pas peur de se montrer en tant qu’eux-mêmes en jouant les situations les plus extrêmes. Ils risquent leurs propres corps pour arriver à une complète exposition.

Louis Jouvet, acteur et metteur en scène français du début du XXème, intéressé par la formation des comédiens à son époque, écrit de nombreuses lettres et manuscrits où il réfléchit sur le travail d’acteur. Dans son livre L’acteur désincarné, constitué d’un ensemble de réflexions que Louis Jouvet a transcrites entre 1939 et 1950, l’auteur établit d’abord une différence très intéressante entre ce que signifie être acteur et être comédien, entre jouer avec un moi et jouer avec un soi [2]. Selon lui, le comédien est celui qui apprend la technique et qui sait maîtriser l’art de l’acteur. Par contre, l’acteur est celui qui ne se désincarne jamais de lui-même. « Son talent est d’être très incarné de lui, d’abord, en lui-même (…) Il n’existe que par lui.» [3].  Jouvet  explique que le théâtre est malade s’il n’est soutenu que par de grandes vedettes, des acteurs comme Sahara Bernhardt, Coquelin ou Frédérick Lemaître. Ces vedettes, ne sont que des acteurs qui font semblant. Ils jouent le personnage de la « célèbre vedette » acclamée par son public qui « interprète » différents personnages. Cependant, pour Jouvet, le vrai comédien n’est pas celui-ci mais celui qui arrive à se désincarner de lui-même pour pouvoir s’incarner dans le personnage et le jouer vraiment. Dans ce but, le comédien a besoin d’effort et de discipline, c’est-à-dire, d’étude et d’entraînement dans l’art de l’interprétation. Les relectures d’Aristote pendant les XVIIème et XVIIIème siècles nous permettent de  renforcer la pensée de Jouvet car ils nous montrent que tout processus d’identification du spectateur au comédien est possible grâce à la maîtrise  de l’art de l’acteur : mimesis et imitation d’actions, c’est-à-dire, incarnation. Le spectateur se reconnaît dans les personnages qui savent dire ce que lui-même ne saurait exprimer. Il ne s’identifie pas directement à l’acteur, mais seulement au héros qu’il représente. C’est pour cela que Jouvet assure que l’acteur doit d’abord se donner au personnage, renoncer à son identité, se déposséder de lui-même et se désincarner pour arriver à devenir cet autre auquel le spectateur pourra s’identifier.

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En pensant au spectacle des chiens de Navarre, on constate que l’on n’est ni du côté de l’acteur ni de celui du comédien. Cela signifie que l’on voit un acteur qui incarne des personnages, sans se désincarner complètement de lui-même, en jouant avec ses propres caractéristiques, ses propres pensées, ses propres impulsions, etc. L’acteur de cette œuvre met tout ce qu’il est au service de la scène et des personnages qu’il interprète. Quand je pense qu’on va vieillir ensemble présente sur scène un ‘je’ inventé, métamorphosé et déguisé, dans tous les sens du terme.  Les acteurs jouent leur  propre rôle. Ils se mettent eux-mêmes dans  différentes situations. Ils s’appellent par leur  propre prénom, ils sont habillés avec des vêtements qu’ils pourraient tout à fait utiliser eux-mêmes dans leur vie et, d’après le programme de salle, on sait que les scènes qu’ils jouent sont très proches d’eux car ils les ont créées à partir d’improvisations. Cette absence de texte préexistant vient s’adjoindre à une écriture collective. De même, le travail d’improvisation et le langage du groupe sont la marque de fabrique de cette compagnie.

«… Le mode de réception de l’œuvre d’art est l’identification au comédien et, à travers lui, au personnage de la pièce. » [4]

Dans cet extrait du texte « La dramaturgie non aristotélicienne » de Brecht, l’auteur critique l’identification aristotélicienne car selon lui le public ne doit pas rester prisonnier d’une illusion mais d’une vérité exigeant un autre type d’identification. Il parle d’une distance pour comprendre cette manière, d’une identification non mimétique. La distanciation comme la négation de la mimésis primitive, pulsionnelle et hypnotique.

L’acteur de Quand je pense qu’on va vieillir ensemble est un acteur plutôt « rhapsodique » qui « mime », pour utiliser des termes de Goethe, partisan de la pensée brechtienne. Cela veux dire que ces acteurs coupent le drame de différentes façons et assemblent ce qu’ils viennent de déchirer tout en laissant bien voir les coutures. Ainsi Les chiens de Navarre présente des scènes interrompues qui ne permettent pas le développement organique de « la pièce bien faite » de la forme aristotélienne. De plus, ils ajoutent des éléments de leur  propre biographie, ils créent le spectacle à partir d’improvisations et de leurs propres expériences de vie, ils improvisent aussi sur scène et incluent le spectateur au temps réel de l’action. Cependant, ils n’échappent pas au théâtre, bien au contraire, ils poussent au maximum la théâtralité en jouant, par exemple, la répétition à l’extrême dans plusieurs scènes ou le déguisement de leur corps et de leur voix. Ainsi, à certains moments ils utilisent de microphones bricolés, à travers lesquels leurs voix filent dans les aigus et les graves. En revanche, bien que  soient présents dans cette œuvre des moments improvisés ou hasardeux, il y a un ordre, un temps et des marques de direction précises, ce qui exige des acteurs entraînés, qui possèdent les outils du métier et de grandes connaissances de l’art de l’acteur, car impérativement ils devront jouer entre la fiction et le réel, entre la construction et la déconstruction.

Dans tout ce « va-et-vient », l’identification des acteurs aux personnages et du public au drame ne peut se produire. Nous restons en dehors de la fiction, en voyant l’artifice, l’acteur qui joue, les scènes en train de se jouer. Nous sommes comme les témoins d’un accident, paralysés par l’imprévu et le déconcertant. Les chiens de Navarre provoquent la folie et l’excès avec tellement d’humour et de spontanéité que nous restons assis, en s’amusant jusqu’au vertige et en attendant de voir le bout de tout ce débordement.

Denise Cobello

[1] http://mediation.centrepompidou.fr/education/ressources/ENS-artsdelascene-theatre/chiens_de_navarre/chiens_de_navarre.html

[2] JOUVET Louis, L’acteur désincarné, Barcelone : Champs Arts, 2009 [1954],  p.191

[3] Ibid., p.190

[4] BRECHT Bertolt, « La dramaturgie non aristotélicienne », Théâtre épique, théâtre dialectique, éd. Jean-Marie Valentin, Paris : Éditions de L’Arche, 1999, p. 260.